Le Problème chinois
Revue des Deux Mondes4e période, tome 151 (p. 43-73).
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LE PROBLÈME CHINOIS

II.[1]
LE PEUPLE CHINOIS ET SES RELATIONS ACTUELLES AVEC LES EUROPÉENS


I

Le peuple chinois est à la fois le plus nombreux du globe et celui qui a la plus longue existence nationale. Ses annales remontent à peu près aussi loin que celles de l’Égypte et, il y a vingt siècles, alors qu’aucun des États qui se partagent aujourd’hui le monde n’était même encore en formation, l’État chinois, après avoir traversé diverses phases d’évolution, était constitué déjà d’après les principes mêmes sur lesquels il repose aujourd’hui. Tandis que des changemens profonds et répétés ont modifié de fond en comble à plusieurs reprises, depuis deux mille ans, l’organisation sociale et les habitudes d’esprit de tous les autres habitans de la terre, les Chinois n’ont presque pas changé. L’introduction même d’une religion nouvelle n’a rien produit de comparable, à l’Orient de l’Asie, à la révolution qu’amena vers la même époque l’expansion du christianisme en Occident. Le bouddhisme n’a pas transformé le peuple chinois ; c’est le peuple chinois qui a modifié le bouddhisme et l’a modelé à son image, sans que la doctrine de Çakya-mouni exerçât une influence sensible sur son caractère, sur sa conception de l’existence et sur sa morale. Celle-ci est restée telle que l’avaient faite Confucius et les autres vieux sages nationaux, ou plutôt telle qu’ils l’avaient résumée ou exposée, car elle n’est pas le fruit des méditations d’un philosophe ou des inspirations d’un prophète, elle sort des entrailles mêmes de la race. Les institutions n’ont pas changé plus que les habitudes mentales et les règles des mœurs, sur lesquelles elles font d’ailleurs profession de se modeler, puisque le gouvernement de l’Empire est fondé en théorie sur les mêmes principes que celui de la famille : les hauts fonctionnaires ne sont-ils pas qualifiés souvent de « père et mère » de leurs administrés ? Les révolutions politiques n’ont pas eu plus de prise sur cet organisme immuable de l’État chinois que les révolutions religieuses n’en ont eu sur le caractère et les mœurs. Les diverses dynasties qui se sont succédé, qui se sont même, pendant quelques courts intervalles, partagé le territoire, l’ont à peine modifié ; lors même que des étrangers, Mongols au XIIIe siècle ou Mandchous de nos jours, sont montés sur le trône, ils l’ont laissé subsister en plaçant seulement à côté des grands mandarins quelques surveillans, comme le sont pour les vice-rois les maréchaux tartares d’aujourd’hui. On a comparé fort justement le gouvernement de cet Empire à un cube qui peut être renversé d’une face sur une autre, mais dont l’aspect reste immuable.

La Chine a toujours été gouvernée selon des maximes chinoises. Conquise par des maîtres étrangers, elle a rapidement absorbé ses barbares vainqueurs ; elle est toujours restée elle-même et c’est tout ce qu’elle veut : de l’avenir politique de la Chine en tant qu’État, de sa force ou de sa faiblesse, de son indépendance ou de sa sujétion, les Chinois ne se soucient nullement ; mais ils tiennent avant tout à conserver leurs habitudes et leurs mœurs, tous les caractères qui distinguent depuis si longtemps leur race. Par un singulier contraste, leurs voisins, les Japonais, uniquement soucieux de l’indépendance et de la grandeur du Japon, renonceraient sans hésiter à toute leur organisation sociale et religieuse, à leurs traditions les plus chères, s’ils croyaient qu’il dût en résulter un bénéfice pour la puissance de leur pays. Les Japonais se font donc du patriotisme une conception analogue à celle des Européens, les Chinois ont une sorte de patriotisme de race tout à fait différent, qui, se désintéressant de l’existence de l’État chinois, devient une condition de faiblesse pour lui au moment où il se trouve en présence d’adversaires tels qu’il n’en avait jamais connu d’aussi redoutables.

En dehors de cet attachement aux vieilles coutumes et à une antique civilisation, demeurée sans changement depuis vingt siècles, de cet esprit conservateur si intense et de cette vigueur du tempérament national, existe-t-il des traits communs à la vaste agglomération de trois cent à quatre cent millions d’hommes[2] qui constitue le peuple chinois. À première vue, rien ne paraît plus homogène que cette immense masse ; mais point n’est besoin d’avoir passé bien longtemps en Chine pour remarquer entre les sujets du Fils du Ciel, au point de vue purement physique, d’appréciables diversités de types, qu’empêchait de voir d’abord la dissemblance beaucoup plus profonde qui sépare cette race de la nôtre. Ce qui est plus frappant encore, ce sont les différences entre les dialectes chinois, dont plusieurs forment des langues totalement distinctes. Il est impossible à un indigène de Canton ou de Fou-tchéou de se faire comprendre à Pékin ; bien plus, dans une même province, il existe parfois des différences de langage presque aussi tranchées. Au Fokien on compte trois dialectes principaux ; ceux d’Amoy, de Swatéou et de Fou-tchéou, qui sont totalement dissemblables. Entre des villes comme Tientsin et Pékin, que séparent à peine trente lieues, on note déjà des divergences de parler très sensibles. Il est certain aussi qu’il n’existe guère de sympathies entre les Chinois originaires de diverses provinces, qu’ils se tiennent beaucoup à l’écart les uns des autres, lors même que les circonstances les rassemblent dans une même ville ; l’opposition, les différences de caractère et de tempérament s’accusent en particulier entre l’homme du nord et celui du sud, généralement supérieur par l’énergie et l’esprit d’entreprise en même temps que plus hostile aux étrangers. Le pouvoir central est presque inconnu d’une multitude de gens, et rien n’est plus vrai que de dire, comme on l’a observé, qu’il serait très aisé de lever une armée dans une partie de la Chine pour entamer une lutte contre une autre portion du pays.

Comparable, par l’étendue et le chiffre de ses habitans, à l’ensemble de l’Europe, la Chine ne serait-elle donc pas plus homogène que le continent où nous vivons ? Existerait-il entre ses diverses provinces autant de différence qu’entre chacun des pays qui constituent notre partie du monde ? Au point de vue géographique et climatologique il est clair que la diversité n’est guère moindre à l’orient qu’à l’occident de l’ancien continent, quoique la Chine propre n’ait pas, sauf sur ses extrêmes frontières de l’ouest, de montagnes très élevées et que les plaines y soient beaucoup plus étendues et plus continues qu’en Europe. Au point de vue ethnique, il semble qu’il soit exagéré de poursuivre l’analogie et que la Chine soit, malgré tout, plus homogène que l’Europe. Les différens pays de notre continent sont habités par des peuples lointainement parens que rapproche seul le lien d’une même civilisation ; entre les divers sujets du Fils du Ciel, il paraît bien que le lien est plus fort et la ressemblance plus accusée. On n’entend naturellement parler ici que des habitans de la Chine propre, des « dix-huit provinces, » auxquelles on peut en ajouter une dix-neuvième, le Cheng-king ou Mandchourie méridionale, presque entièrement colonisée aujourd’hui par les Chinois ; les divers peuples tributaires du Céleste Empire, Mongols ou Tibétains, de même que ses sujets turcs du Turkestan oriental, s’en distinguent profondément, mais, si les dépendances qu’ils habitent couvrent les deux tiers de la surface de l’Empire, ils ne forment guère qu’un vingtième de sa population et n’ont aucune part dans son gouvernement.

Il faut tout d’abord remarquer que l’absence de sympathies entre les indigènes des diverses provinces se retrouvait, il n’y a pas bien longtemps, non pas d’une contrée à l’autre de l’Europe, mais dans l’intérieur d’un même pays et que les diversités de langage n’ont pas encore disparu au sein même des peuples les plus homogènes. L’histoire est pleine des luttes intestines de chaque nation européenne, et il n’y a encore que trente-deux ans que des Allemands se sont, pour la dernière fois, fait la guerre les uns aux autres. J’ai entendu plusieurs fois raconter la mésaventure de deux Célestes, originaires de provinces différentes, ayant l’un et l’autre voyagé en Occident, qui, s’étant rencontrés un jour, ne purent se comprendre qu’en parlant anglais : mais cela ne rappelle-t-il pas tel congrès des Slaves d’Autriche, où les débats durent avoir lieu en allemand pour être suivis par tous les délégués ? L’existence des patois et dialectes est la conséquence forcée de l’isolement des populations, du manque de relations entre des gens qui n’ont ni les moyens ni le temps de s’écarter de leur village autrement que pour aller de loin en loin au lieu de marché le plus proche. En outre, l’instruction même ne tend pas en Chine comme en Europe à produire l’unité du langage, puisque l’écriture y est indépendante de la prononciation, que les caractères y représentent des idées et non des sons. L’absence même de patriotisme général peut bien provenir aussi pour une large part de cet isolement joint à une profonde ignorance ; le patriotisme étendu atout un pays, tel que les Européens le conçoivent aujourd’hui, est un sentiment d’origine très récente. Ni les différences de langue, ni le manque incontestable de cohésion nationale n’impliquent parmi les Chinois une diversité plus profonde de structure mentale qu’il n’en existe par exemple parmi les Français.

Qu’il y ait ou non communauté d’origine, cela importe peu. La notion de race est fort difficile à définir et les théories modernes d’anthropologie et d’ethnographie vont de plus en plus à l’encontre de l’existence des races pures. Tandis que tous les patois des dix provinces les plus septentrionales ne sont que des dialectes de la « langue mandarine », les parlers méridionaux, surtout ceux du Fokien et de Canton, en diffèrent totalement, et ces divergences, auxquelles il s’en joint d’autres, semblent indiquer que les envahisseurs chinois venus du nord-ouest ont trouvé là des populations distinctes qu’ils se sont assimilées, comme ils le font aujourd’hui en Mandchourie, comme les Romains l’ont fait en Gaule.

Ce qui est certain, c’est que tous les habitans de la Chine, — à l’exception de quelques faibles tribus de montagnards, reste peut-être des autochtones du Sud, — sont coulés depuis bien des siècles, quelle que soit leur origine, dans le moule d’une même civilisation, que ce moule est bien autrement rigide que celui de la culture occidentale, et que cette civilisation est beaucoup plus tyrannique, pénètre beaucoup plus dans tous les détails de l’existence que ne fait la nôtre. Il en résulte une plus grande uniformité chez les hommes qui l’ont adoptée que chez ceux qui se sont soumis à un joug plus lâche, laissant un champ plus libre au développement des variétés individuelles. Bien des traits du caractère chinois nous paraissent contradictoires ; n’est-ce pas, comme l’admettent beaucoup de ceux qui connaissent le mieux la Chine, et l’ont le plus étudiée, qu’il est impossible à un Européen de bien comprendre ce caractère ? son organisation mentale est différente de celle des Célestes, il ne raisonne pas de même ; ce qui lui paraît inconciliable ne l’est pas pour eux. Cependant, sans essayer de faire un catalogue complet et forcément erroné des vertus et des vices des Chinois, on peut chercher à marquer quelques-uns d’entre eux et tout au moins ceux qui les distinguent le plus de nous.


II

En tête des traits caractéristiques des Chinois, l’auteur d’un des livres[3] qui donnent du Céleste Empire l’impression la plus vivante, un missionnaire américain qui y a séjourné vingt-deux ans, met la « face. » Sauver la « face » est bien la préoccupation qui, en ce pays, domine toutes les autres, et l’importance de cette « face » donne la clef d’une infinité de faits incompréhensibles au premier abord. La face, c’est la forme substituée au fond. Tout Chinois se considère comme un acteur dont les dires, les faits et les gestes en public n’ont rien de commun avec la réalité. L’action la plus innocente, la plus louable même, si elle n’est pas faite suivant certaines formes, couvrira de honte son auteur. Une faute a-t-elle été commise par quelqu’un, le coupable devra d’abord la nier effrontément en dépit de l’évidence la plus certaine, et ne jamais avouer sa culpabilité même en la réparant, s’il est obligé de le faire. Des plus humbles aux plus haut placés, les Chinois ont le même respect de la face : le boy pris sur le fait, au moment où il glisse dans sa manche un objet pour le voler, se baissera, feindra de le ramasser et le tendra à son maître en disant : « Voici ce que vous aviez perdu ; » tout comme l’empereur Hien-Feng, fuyant sa capitale devant l’armée anglo-française, prétextait une partie de chasse, ou comme, il y a un siècle, les mandarins chargés de conduire vers le Fils du Ciel l’ambassadeur anglais Macartney profitaient de son ignorance de leur langue pour inscrire sur la voiture qui le portait : « Ambassadeur apportant le tribut du royaume d’Angleterre, » ménageant ainsi la fiction de la souveraineté universelle de leur maître.

Sans doute l’observation de certaines convenances est considérée comme une chose utile et louable dans tous les pays policés, mais ce qui distingue les contrées où règne la civilisation occidentale de celles qui ont adopté la civilisation chinoise, c’est que, dans ces dernières, les convenances, — et quelles minutieuses et compliquées convenances ! — priment tout, qu’il faut avant tout les sauvegarder, et cela aux yeux de toutes les classes de la population. De ce respect excessif de la forme à la conception que tout est permis pourvu qu’elle soit observée, il n’y a qu’un pas, et c’est ce qui explique qu’entre les apparences et le fond, entre la théorie et la pratique des choses, il y ait en Chine une différence infiniment plus grande que partout ailleurs, un véritable abîme. Qu’il en ait ou non toujours été ainsi, la morale de Confucius n’est plus depuis longtemps qu’un code d’étiquette ; la vertu consiste à observer la lettre des trois cents règles de cérémonie et des trois mille règles de conduite, sans se préoccuper de l’esprit qui a pu les animer ; elle se confond avec une politesse compliquée.

C’est dans le système de gouvernement de la Chine que le gouffre qui sépare l’application de la théorie apparaît jusqu’au fond. En principe, l’empereur est le « père et la mère » de ses sujets, et c’est aussi de ce nom de « père et mère » qu’on salue, en maint document officiel et en bien des pétitions, les mandarins qui administrent les provinces et les districts de l’Empire. En fait, comme le dit, sans sévérité exagérée, M. Henry Norman, « tout fonctionnaire chinois, sauf un cas d’exception possible sur mille, est un menteur, un voleur et un tyran. » Les exemples de toute sorte en fourmillent, et le célèbre Li-Hung-Chang ne figure assurément pas parmi les rares exceptions à la corruption universelle ; s’il a dû dégorger une grande partie de l’immense fortune qu’il s’était faite, — cinq cents millions, dit-on, — pour sauver sa tête pendant la guerre sino-japonaise, où il lui fallut acheter bien des dignitaires de la cour, eunuques et autres, les questions d’argent n’en continuent pas moins à conserver pour lui une importance de premier ordre. J’eus l’honneur, pendant mon séjour à Pékin, de dîner à la légation de France avec ce haut personnage, à l’occasion de la venue de l’amiral commandant la division d’Extrême-Orient et de plusieurs officiers de son état-major. Li, conversant par l’intermédiaire d’un interprète, nommé Ma, auquel il s’adressait en patois du Fokien, sa province natale, — il parle, paraît-il, fort mal le mandarin, — faisait aux convives les questions usuelles de la politesse orientale, s’informant de leur grade et de leur âge, puis, après un compliment aimable sur leur avancement, venait invariablement la demande : « Et combien gagnez-vous ? » Les appointemens d’un officier nous paraissent une considération relativement secondaire : pour le vieux mandarin, c’était la question essentielle[4].

Il semble bien que depuis des siècles l’administration chinoise soit aussi corrompue qu’elle l’est aujourd’hui ; et cependant le peuple la supporte toujours ; sans doute il y a, de temps à autre, quelques révoltes locales, où les émeutiers vont jusqu’à se saisir des représentais de l’autorité pour les mener au chef-lieu de district ou même de province le plus proche et réclamer leur destitution ; celle-ci est le plus souvent accordée et c’est là ce que je voyais appeler dans une journal anglais de Shanghaï « l’élément démocratique et la participation du peuple au gouvernement en Chine. » L’oppression tempérée par l’émeute, voilà donc le régime qui prévaut dans le Céleste Empire ; mais de révolte générale contre tout le système, il n’est pas question. À vrai dire, cette machine administrative, qui nous apparaît comme si détestable, l’est surtout en ce qu’elle empêche tout progrès, et ce point de vue ne touche guère les populations, habituées à la routine de leurs usages séculaires, et n’ayant même plus la notion d’un changement possible. Un homme plus entreprenant que ses compatriotes veut-il introduire la moindre industrie nouvelle, la plus légère modification à l’ordre de choses existant, il attirera aussitôt sur lui l’attention des mandarins, dont il lui faudra obtenir l’assentiment en leur distribuant des pots-de-vin, en les intéressant dans ses affaires, à tel point que tout bénéfice disparaîtra, qu’il devra renoncer à ses projets, ou que du moins leur exécution ne produira que des résultats insignifians. Mais qui n’est ni progressif ni plaideur n’a guère affaire à l’administration et vit assez tranquille ; les impôts sont légers pour les paysans, qui subsistent de ce qu’ils récoltent sur leur champ, ou les journaliers, dont les besoins sont extrêmement limités ; ils frappent surtout durement les transactions et les transports de marchandises, gênent énormément le commerce, contribuent indirectement à maintenir les classes inférieures dans un état de grande pauvreté, mais ne les touchent guère directement, par suite de cette pauvreté même qui les oblige à vivre recroquevillées, sans que leurs ressources leur permettent de rien acheter. L’impôt foncier ne produit en tout, d’après les investigations de l’ancien ministre d’Allemagne à Pékin, M. de Brandt, l’un des hommes qui ont le plus étudié la Chine à ce point de vue, que 35 millions de taëls (132 millions de francs) et ne s’élève, dans le nord qu’à 9 fr. 25 au plus par hectare, et dans le sud à 40 francs au maximum. C’est peu si l’on considère le caractère extrêmement intensif de l’agriculture chinoise, qui utilise en général le sol toute l’année durant, pour en tirer deux récoltes. L’ensemble du budget serait, d’après la même autorité, de 100 millions de taëls ou 375 millions de francs[5] ; d’autres le portent, il est vrai, à plus de 600 millions de francs ; mais même cette dernière hypothèse ne suppose pas une taxation bien lourde.

La masse du peuple chinois supporte donc sans mécontentement un gouvernement dont elle sent peu l’action en temps ordinaire, qui ne s’immisce guère dans les affaires du village, de la commune, toujours fortement constituée en Extrême-Orient, qui ne la trouble pas dans ses habitudes millénaires. Très pauvre, ne parvenant à vivre que grâce au travail le plus acharné, elle n’a guère le temps de philosopher et n’a d’ailleurs aucun point de comparaison qui lui permette de juger de la dureté de son sort. Puis la nature conservatrice, patiente et persévérante des Célestes est doublée d’une inépuisable dose de bonne humeur, qui ne se retrouve chez aucun peuple de l’Occident et grâce à laquelle ils supportent allègrement une existence qui apparaîtrait à d’autres comme un effroyable fardeau. Paysans et ouvriers n’ont aucun espoir de voir s’améliorer leur humble condition ; ils ont en perspective une existence de la plus absolue monotonie, passée tout entière à pousser une brouette ou à porter des fardeaux, à faire mouvoir un métier à tisser ou à travailler la terre, sans presque avoir, sauf à quelques jours de fête, un instant de repos, si ce n’est le strict nécessaire pour prendre leurs repas et dormir. Ils n’en paraissent pas moins toujours contens, se plaignent peu, goûtent très vivement les petits plaisirs qu’ils peuvent se procurer et ne paraissent pas s’apercevoir de leurs maux.

Cet esprit de résignation joyeuse fait que les Chinois seraient, malgré leur pauvreté, l’un des peuples les plus satisfaits de leur sort qui soient et l’un des plus heureux par conséquent, s’ils n’étaient exposés de temps à autre à de terribles calamités. Vienne une inondation, une épidémie, une mauvaise récolte, et alors c’est la ruine, la misère, la famine pour des populations entières, dénuées de toute avance, puisque leur travail ne leur a permis d’assurer strictement que le pain quotidien. Il ne se passe pas d’année qu’une portion ou une autre, restreinte ou étendue, du Céleste Empire ne soit affligée de ces maux qui font périr des êtres humains par centaines de mille. Aussi, malgré une très forte natalité, la population n’augmente-t-elle pas. C’est ici que s’applique véritablement la doctrine de Malthus : dans cette société immobile où aucun progrès ne se fait, les hommes tendent à s’accroître en nombre, beaucoup plus vite que les moyens de subsistance, et ce sont les fléaux naturels qui viennent rétablir l’équilibre.

L’exagération du conservatisme et l’incurie administrative sont en partie responsables de la gravité de ces maux, dont le contre-coup se fait sentir, dans tout le voisinage des zones directement atteintes, par une recrudescence de la piraterie et du brigandage, qui sont chroniques en Chine et deviennent le seul moyen d’existence de beaucoup de pauvres hères ruinés. Toutefois, c’est seulement lorsque les agens du gouvernement, non contens de ne rien faire pour prévenir ou pour soulager la détresse populaire, viennent l’aggraver encore par leur avidité, notamment par l’accaparement des riz en temps de disette, que des révoltes se produisent, comme il y en a eu l’été dernier, en divers points, sur les bords du Yang-tsé-Kiang. En dehors de ce cas où l’autorité se rend directement et manifestement coupable, les multitudes chinoises subissent avec résignation des calamités prévues et considérées comme normales, dont la perspective n’avait pas troublé leur quiétude d’esprit et dont la venue ne les étonne pas. Il est certain que ces hommes n’envisagent pas la mort avec l’angoisse qui s’y attache pour nous.

Les Européens, et surtout les plus civilisés d’entre eux, sont de tous les peuples ceux qui se plaignent le plus de la vie et qui y tiennent le plus. Les hommes d’Extrême-Orient, Chinois aussi bien que Japonais, sont peut-être ceux qui la quittent le plus aisément. L’indifférence à la mort semble être chez eux un caractère presque physique qui provient du peu d’excitabilité de leur système nerveux. À ce dernier sujet, les témoignages sont unanimes : les médecins des hôpitaux européens où sont traités des indigènes, racontent avec stupéfaction comment leurs patiens supportent, sans un cri et sans qu’il soit nécessaire de les anesthésier, les plus douloureuses opérations ; dans l’ordinaire de l’existence, cette absence de nerfs se traduit par la facilité à s’endormir comme à volonté au milieu du bruit et dans une position quelconque, à demeurer dans une immobilité absolue et prolongée, inconnue des Occidentaux, à attendre indéfiniment sans donner jamais signe d’impatience. Le revers de la médaille, c’est que ces gens, si indifférens à la douleur pour eux-mêmes, le sont aussi pour les autres, qu’ils assistent aux souffrances de leurs semblables comme à un spectacle sans essayer de les soulager, sans même leur montrer la moindre sympathie. L’horrible coutume de déformer les pieds des femmes en les bandant de manière à ramener le talon en avant et les doigts sous le pied, ce qui les obligea marcher péniblement sur la pointe du gros orteil, et engendre une plaie qui ne se cicatrise jamais, est un des exemples de la cruauté chinoise. Les tortures variées, les affreux châtimens infligés par les tribunaux en sont un autre, mais ils paraissent assurément moins terribles à supporter aux Célestes qu’ils ne le seraient pour des Européens. L’idée de faire un marché avec une personne en danger de mort avant de lui sauver la vie, avec un homme tombé à l’eau, par exemple, avant de le recueillir dans un bateau, ne se présenterait même pas à l’idée d’un Occidental ; elle paraît toute naturelle à un Chinois.

La vie humaine a si peu de valeur en Extrême-Orient qu’on y sacrifie aisément la sienne propre par point d’honneur pour un motif même futile, non pas en l’exposant aux hasards peu dangereux d’un duel moderne, mais en se suicidant. Tout le monde a entendu parler du hara-kiri japonais. L’habitude de se tuer n’est pas restreinte à l’Empire du Soleil-Levant, ni aux classes supérieures de la société. Le Chinois, même l’homme du peuple, se suicide aussi par vengeance, par dépit, ou pour éviter ce qu’il considère comme un déshonneur. Ce sacrifice de la vie serait pratiqué jusque par les femmes, s’il faut en croire le récit suivant[6] publié par un journal chinois et qui n’a rien d’invraisemblable. Un jour, une truie, appartenant à une certaine Mme Feng, ayant heurté et légèrement endommagé la porte d’entrée d’une nommée Mme Wang, celle-ci demanda des dommages-intérêts qui lui furent refusés. Une vive altercation s’ensuivit et, en fin de compte, Mme Wang menaça de se suicider. Sur cette affreuse menace, Mme Feng se résolut aussitôt à saisir l’occasion par les cheveux pour devancer son ennemie et la battre par ses propres armes : elle alla se noyer dans le canal. Quant aux suicides de hauts lettrés, ils ne sont pas rares, et récemment encore un censeur, c’est-à-dire un des fonctionnaires les plus élevés de l’Empire, un de ceux qui ont le privilège d’adresser directement des remontrances au souverain, se tuait sur le passage du cortège impérial : simple démonstration politique à l’appui d’un mémoire présenté par lui, concernant je ne sais quel acte du gouvernement, et dont on n’avait pas tenu compte. Les executions capitales multiples forment le pendant de ces suicides individuels.

On peut s’étonner qu’avec une pareille indifférence à la mort, les Chinois fassent de si mauvais soldats ; mais, si peu qu’on tienne à la vie, on ne la sacrifie qu’à une chose à laquelle on tient davantage. Or, si les Célestes se soucient peu de l’existence, le salut et la grandeur de la patrie ne leur importent eu aucune façon ; la notion même de patrie leur est étrangère, et c’est pourquoi ils ne font pas à leur pays même ce léger sacrifice de leur vie. Dans notre campagne de Formose, on a vu des prisonniers chinois se refuser à des besognes qu’ils considéraient comme au-dessous d’eux et dont on ne put obtenir l’accomplissement nécessaire qu’après avoir fait tomber plusieurs têtes ; mais ces mêmes gens, qui aimaient mieux perdre l’existence que de « perdre la face, » avaient fui en jetant leurs armes à l’heure de la bataille. Il faut ajouter que ce sont toujours les mandarins militaires, les officiers qui donnent le signal du sauve-qui-peut. Commandés par d’autres hommes et bien dressés, il n’est pas douteux que des soldats chinois, aussi résistans aux privations qu’insoucieux de la mort, ne pussent constituer d’excellentes armées ; incapables de défendre la Chine contre les entreprises des puissances étrangères, ils pourraient concourir un jour à augmenter singulièrement la puissance militaire de telle d’entre elles.

La pratique si répandue de l’infanticide, de l’infanticide des filles surtout, est encore un exemple de la conception différente que les Chinois et les Européens ont du respect de la vie humaine et des liens de famille. En Occident, l’amour des parens pour leurs enfans est, sans vouloir médire de ceux-ci, souvent plus grand que celui des enfans pour leurs parens. En Chine, c’est le contraire qui est vrai de la manière la plus marquée. La piété filiale est, aux yeux de Confucius, la première d’entre les vertus ou, pour mieux dire, le fondement de toutes les autres, et c’est peut-être celle que ses compatriotes pratiquent le mieux.

Chez le peuple, la piété filiale se borne à peu près à l’entretien des parens, mais il est presque sans exemple qu’on néglige ce devoir. L’un des manquemens principaux à cette vertu est un « attachement égoïste à sa femme et à ses enfans, » et, parmi les vingt-quatre exemples classiques de piété filiale, se trouve le cas d’un homme, contemporain de la dynastie des Han, qui est au moment d’enterrer vivante sa fille de trois ans, parce que ses moyens ne lui permettent pas de subvenir à la fois aux besoins de cette enfant et à ceux de sa vieille mère ; la vie de la pauvre petite n’est sauvée que par la découverte d’un trésor que les bons esprits ont placé là pour récompenser la vertueuse intention de ce père, que nous trouverions dénaturé. Cependant, le plus grand de tous les péchés contre la piété filiale, c’est de n’avoir pas de postérité mâle, parce que la famille s’éteint alors, que les ancêtres sont privés des sacrifices auxquels ils ont droit et que le premier devoir de tout homme est d’offrir régulièrement. Aussi se marie-t-on de très bonne heure, et l’absence de fils est-elle la plus grave des causes de répudiation de la femme. La doctrine de la piété filiale, telle que la conçoivent les Chinois, et le culte des ancêtres, qui en est la plus haute expression, ont leurs bons et nobles côtés ; ils en ont de mauvais aussi. Ils forment l’armature de ce système de stérile admiration d’un passé où tout est censé avoir été meilleur qu’aujourd’hui, qui hypnotise le Céleste Empire, le détourne de l’avenir et rend tout progrès impossible, parce que ce serait non seulement un changement gênant, mais un outrage à la mémoire des aïeux, c’est-à-dire une impiété.

Si elle produit des conséquences sociales fâcheuses, cette doctrine organise en revanche très fortement la famille ; mais, ici encore, existent bien des maux cachés, surtout en ce qui concerne la destinée de la femme. La condition des Chinoises a fait l’objet ici même d’une étude approfondie de la part d’un homme particulièrement compétent[7] ; elle n’est assurément pas heureuse ; logeant avec leurs maris chez leurs beaux-parens, n’allant plus voir leur propre famille qu’aux époques fixées par la coutume, les femmes ont à subir durant toute leur jeunesse les caprices et les rebuffades d’une belle-mère acariâtre, qui est le tyran de la maison et dont elles sont les servantes ; elles jouissent cependant d’une assez grande liberté, ne sont ni cloîtrées, ni voilées, mais s’écartent rarement beaucoup de la maison. Leurs mœurs seraient loin d’être irréprochables. « Dans le district voisin du mien, me disait un missionnaire américain du Fokien, il n’y a presque pas de mari qui ne soit trompé, et, dans le mien, beaucoup le sont aussi. » En théorie, cependant, l’adultère de la femme est un crime grave. Quant au mari, il n’est nullement tenu à la fidélité. L’esprit porté aux idées obscènes, voyant le mal partout pour peu que les apparences y prêtent, aimant les propos épicés, paillards et souvent grossiers, les Chinois sont très « noceurs, » dès qu’ils ont quelque argent. Les lieux de plaisir ne forment sans doute pas chez eux, comme au Japon, le plus beau et le plus brillamment éclairé des quartiers de la ville ; pourtant, ce qui attire d’abord les regards dès qu’on arrive à Canton, ce sont les bateaux de fleurs, constructions flottantes à deux étages superbement décorées à l’intérieur.

Mais le vice national des Célestes est l’amour du jeu, et bien peu d’entre eux paraissent y échapper. « Des pauvres en haillons, dit, dans son intéressante monographie de Pékin, Mgr Favier, jouent jusqu’à leur dernier vêtement ; des fanatiques jouent leurs femmes et leurs enfans ; enfin on joue, paraît-il, jusqu’aux phalanges de ses doigts ! Un jeune homme, joueur effréné quoique chrétien, avait joué et perdu sa femme qui n’avait pas vingt ans ! Et pour combien ? pour dix-huit francs ! Le missionnaire paya la dette et rendit la jeune femme à sa mère. Quelques mois après, elle avait rejoint son mari et, ajoute tristement l’auteur, avec l’autorité que lui donne l’expérience de ses trente-huit ans de séjour en Chine, on ne pourrait affirmer qu’il ne l’ait pas jouée et perdue de nouveau. »

L’intempérance au contraire est rare, et l’on fait un usage restreint des boissons alcooliques. Ceux qui seraient des ivrognes en Europe, me disait à Pékin Mgr Favier, sont, ici, des fumeurs d’opium, et il évaluait à un cinquième de la population des villes le nombre de ceux qui se livrent à cette abrutissante passion ; dans les campagnes, la proportion serait beaucoup plus faible, peut-être dix fois moindre ; un autre missionnaire, qui résidait au Fokien, en Chine méridionale, l’estimait, dans sa province, à 5 pour 100. L’habitude de l’opium est très répandue dans les classes élevées, et chez les lettrés. Mais, si elle a son action stupéfiante habituelle, elle y fait moins de ravages physiologiques que chez les gens du peuple, dont la force de résistance est déjà diminuée par le surmenage et les privations, et qui passent leurs nuits et leurs courts instans de repos à fumer, dans d’horribles taudis, des produits de qualité inférieure : un jeune homme commence-t-il à vingt ans à s’abandonner à cette passion, il est souvent mort à vingt-deux.

De ces vices des Chinois les étrangers qui vivent dans leur pays ne sont guère choqués, puisqu’il ne tient qu’à eux de ne pas s’en apercevoir ; ils sont plus incommodés de la répugnante et universelle malpropreté et des défauts secondaires tels que l’amour exagéré du bruit qui se manifeste à toute occasion, joyeuse ou triste, aux mariages et aux enterremens, aux fêtes et aux incendies. Ce qui exaspère surtout les Européens, ce sont les superstitions grossières qui remplacent chez les Célestes la religion absente et constituent l’un des plus grands obstacles à tout progrès : leurs idées relatives au feng-shui, c’est-à-dire à la géomancie, viennent souvent rendre difficile jusqu’à la moindre opération de voirie dans les concessions européennes ou dans des villes comme Hong-Kong ou Singapore. À côté de cela, l’esprit chinois se signale par un éloignement des idées générales et abstraites, une absence d’idéal, en un mot un matérialisme profond, tel que le plus exclusivement pratique des Occidentaux ne manque pas d’en être choqué. Le passif des Célestes est chargé, on le voit et l’on comprend qu’ils forment un peuple peu sympathique et nullement séduisant, d’autant que leur physique, disgracieux à notre goût, vient brocher sur le tout et qu’ils sont dépourvus de ce charme particulier dont leurs voisins, les Japonais, savent envelopper tout ce qui les touche et leurs vices mêmes.

Les Chinois ont cependant de grandes qualités : ce ne sont pas des qualités aimables, — en dépit de la politesse extérieure, répandue dans toutes les classes beaucoup plus qu’en Europe, trop purement cérémonielle toutefois, ne provenant d’aucun sentiment de bienveillance et dont on se lasse vite, — mais ce sont des qualités sérieuses : patience, persévérance, travail acharné, aptitudes commerciales de premier ordre, industrie, économie, grande force de résistance physique, respect des parens et des vieillards, contentement de son sort. Si l’État chinois présente tous les symptômes de la décadence, il serait donc parfaitement injuste d’en dire autant de la race, énergique et laborieuse. Sans doute le gouvernement n’est pas la seule chose à réformer en Chine : l’habitude séculaire de regarder vers le passé comme type de perfection a produit une véritable atrophie de certaines facultés de l’esprit : toute originalité, toute puissance d’invention ont disparu pour faire place à l’imitation servile et sans discernement. On en a des exemples chaque jour dans le courant de la vie : l’un des plus typiques est celui du tailleur à qui l’on a commandé un vêtement, d’après un modèle où se trouve un trou et qui vous en rapporte la copie identique, sans oublier le trou, soigneusement fait à la place et avec les dimensions exactes qu’il occupait sur le modèle. Dans le même ordre d’idées, on me montrait, au très intéressant observatoire des Pères Jésuites à Sicawei, près de Shanghaï, des dessins exécutés par de jeunes Chinois, pour les planches d’une publication sur la faune de l’Extrême-Orient. Ils comportaient entre autres des pièces de squelettes d’animaux divers, sur lesquelles on voyait constamment reproduites, malgré les objurgations des missionnaires, les moindres fêlures accidentelles. Il n’est pas impossible de faire prendre aux Chinois des habitudes nouvelles ; mais c’est une difficulté presque surhumaine que de les déterminer à modifier celles qu’ils ont une fois contractées, celles surtout que leur ont léguées leurs ancêtres. On peut leur apprendre le métier de chauffeur ou de mécanicien ; on ne saurait obtenir d’un menuisier qu’il change ses méthodes de travail. À l’orphelinat qui fait partie des établissemens de Sicawei, je visitais l’atelier de menuiserie ; à chaque établi ne travaillait jamais qu’un seul ouvrier. En me le faisant remarquer, le Père qui me guidait ajouta qu’ils se refusaient absolument à travailler à deux, parce que ce n’était pas l’usage : les plus jeunes orphelins voient travailler les plus âgés ou les adultes restés au service de la mission et tiennent à suivre les mêmes habitudes.

Pour réveiller un peu d’originalité et d’esprit d’invention chez ce peuple qui les a perdus, pour détourner vers l’avenir ses regards obstinément fixés sur le passé, il faudra sans doute des générations et un contact intime et prolongé avec les hommes et les choses de l’Occident ; ce contact commence à peine. Avant de produire ses pleins effets sur la race, il pourra cependant en avoir sur la terre chinoise ; il devra permettre la mise en valeur de ses ressources, et les richesses qui dorment actuellement inexploitées dans cet immense territoire ne seront plus perdues pour l’humanité. Si l’œuvre du développement économique de la Chine est entreprise par les Européens surtout dans un but égoïste d’intérêt personnel, il n’en est pas moins vrai qu’elle améliorera forcément dans une large mesure les conditions d’existence du peuple chinois, ne fût-ce qu’en étendant le champ de son activité, à présent bornée à l’agriculture et à la petite industrie, et en permettant à la main-d’œuvre surabondante de s’employer à l’exploitation du sous-sol, aussi négligée dans le Céleste Empire que celle du sol lui-même est perfectionnée. Si, comme nous le croyons, les grandes inventions industrielles, conséquences des découvertes scientifiques, ont, à elles seules, réellement contribué à rendre plus doux le sort des populations européennes, leur introduction en Chine sera un bienfait de premier ordre pour les habitans de ce pays.


III

Où en est actuellement l’œuvre du développement du Céleste Empire et de la pénétration des Européens ? Quels sont les résultats des premiers rapports entre Occidentaux et Chinois et les sentimens de ceux-ci à l’égard de ceux-là ? Que peut-on attendre de l’avenir et par quel moyen le progrès peut-il s’introduire définitivement et rapidement en Chine ?

La condition des étrangers dans l’Empire du Milieu a fait l’objet de conventions formelles pour la première fois, en ce siècle, lors du traité de Nankin, signé en 1842 avec l’Angleterre à la suite de la guerre dite de l’Opium, suivi en 1844 de traités conférant les mêmes avantages à la France et aux États-Unis, puis plus tard à d’autres nations. En 1858, les traités de Tien-tsin, conclus avec la France et l’Angleterre à la suite d’une courte guerre, mais dont la ratification ne fut obtenue qu’en 1860 après une campagne plus sérieuse et l’entrée des troupes alliées à Pékin, vinrent améliorer la situation faite aux Européens. Enfin, en 1895, le traité de Shimonosaki, imposé par le Japon victorieux, donna de nouvelles facilités au commerce étranger. C’est un fait caractéristique qu’aucune concession sérieuse n’ait pu être obtenue de la Chine qu’à la suite d’une guerre malheureuse, que le gouvernement de Pékin n’ait toujours cédé qu’à la force, jamais à la persuasion.

Depuis le XVIe siècle cependant, les Européens avaient pu, comme avant eux les Arabes et les Malais, commercer à Canton, sans être molestés, parce qu’ils ne cherchaient pas à étendre leur champ d’action. Mais aussitôt que, dans le second quart du XIXe siècle, ils devinrent plus nombreux et plus exigeans, les rapports se tendirent. L’orgueil des Occidentaux, plus convaincus que jamais de la supériorité de leur civilisation, dont les progrès marchaient alors d’un pas si rapide qu’ils brûlaient de l’imposer au monde entier, se heurta à l’orgueil, non moins grand, des Chinois, inébranlablement attachés à ces anciens usages que les Barbares méprisaient. Le port de Canton, consacré par la tradition comme lieu d’échange avec les étrangers, ne leur suffisait plus ; ils prétendaient en outre s’affranchir de l’intermédiaire des douze marchands hongs auxquels le gouvernement avait concédé le monopole du négoce avec le dehors, et voulaient avoir le droit de traiter avec qui bon leur semblait ; ils refusaient de se soumettre plus longtemps aux taxes arbitraires et aux procédés souvent sommaires des autorités locales. Tous ces desiderata et bien d’autres, qui nous paraissent fort naturels, semblaient et semblent encore parfaitement déraisonnables et exorbitans aux Chinois. Des réclamations incessantes des étrangers, aussi bien aujourd’hui qu’au début ou au milieu du siècle, ils concluent simplement que nous voulons les obliger à se conduire dans leur pays suivant nos usages, alors qu’étant chez eux, nous devrions nous soumettre aux leurs, nous parussent-ils vexatoires et nuisibles au développement du commerce. Charbonnier est maître chez soi ; les Chinois se croient le droit de l’être chez eux. C’est ce que l’Europe d’aujourd’hui se refuse à admettre sans de graves restrictions ; elle est convaincue, elle, que les habitans d’un pays vaste et bien doué n’ont pas le droit d’en soustraire les richesses à l’humanité et que, s’ils les laissent dormir, faute de moyens ou de bonne volonté, ils ne doivent pas interdire aux autres de les mettre en valeur, avec les instrumens perfectionnés dont ceux-ci disposent ; elle veut non seulement commercer, mais exploiter, quelque révolution qui puisse en résulter dans les plus anciennes habitudes.

Cette radicale différence de points de vue est l’origine de toutes les difficultés entre les puissances européennes et le Céleste Empire. Les Occidentaux jugent-ils un acte utile à leurs intérêts et, d’ailleurs, licite selon leur conception de la morale et les lois de leur pays, ils prétendent aussitôt au droit de l’accomplir en Chine, sans se préoccuper de savoir s’il ne porte pas atteinte aux règles de l’usage ou même aux préceptes de la morale chinoise. Ce n’est pas seulement dans l’ordre des faits économiques que les étrangers se conduisent ainsi, c’est encore dans le domaine religieux. Nous professons certes la plus grande admiration et le plus profond respect pour les hommes qui vont, au péril de leur vie, porter l’Évangile au milieu de populations qui ne le connaissent pas, sans aucun autre espoir que de sauver des âmes, et nous sommes convaincus de la supériorité de la morale de Jésus sur celle de Confucius. Il n’en est pas moins vrai que la propagande chrétienne choque profondément toutes les traditions, qu’elle ébranle les fondemens mêmes de la société chinoise. Les gouvernemens européens interdiraient, à n’en pas douter, comme contraire à la morale publique, la prédication d’une religion encourageant, par exemple, la polygamie : et n’avons-nous pas vu le gouvernement des États-Unis s’opposer à la propagation du mormonisme qui était dans ce cas ? Or, il ne faut pas se le dissimuler, l’abandon du culte des ancêtres, imposé à leurs adhérens par toutes les fractions du christianisme, constitue aux yeux des Chinois un affreux sacrilège, un attentat à la morale et aux lois, bien pire que ne peut l’être pour nous la polygamie. L’emploi, par certaines sectes protestantes, de missionnaires femmes scandalise aussi les indigènes, et la vue de jeunes filles logeant sous le même toit que des hommes qui ne sont pas leurs maris fait naître chez eux quantité de pensées peu édifiantes. Il n’importe que le culte des ancêtres ne soit qu’une série de cérémonies vides, que la vie des missionnaires, hommes ou femmes, soit parfaitement pure alors que celle des Célestes lest souvent fort peu ; ce sont les formes et les apparences qui ne sont pas sauvegardées ; et ils y tiennent plus qu’au fond même des choses.

La violation fréquente par les Européens des usages les plus chers aux Chinois, la différence profonde des civilisations et des manières d’envisager presque toutes choses, l’égale bonne foi avec laquelle les uns et les autres sont convaincus de leur supériorité, ont engendré fatalement un mépris réciproque et fait naître chez les Célestes de toute classe, à l’égard des étrangers, de mauvais sentimens qui ne vont nullement en s’atténuant. Ils nous considèrent autant que jamais comme des barbares, bien que l’article 51 du traité de Tien-tsin avec l’Angleterre ait proscrit l’usage officiel du caractère signifiant « barbare » pour désigner les étrangers. Tout l’appareil scientifique et industriel de notre civilisation n’est nullement pour eux un critérium de supériorité. Ils voient en nous d’adroits ouvriers, d’habiles prestidigitateurs, mais des gens grossiers et sans lettres. Ils sourient de pitié en nous apercevant occupés de besognes inférieures, alors que nous négligeons la véritable culture et les enseignemens de la sagesse antique, contenus dans leur littérature. Ils attachent peu d’importance à toutes nos inventions : « J’ai fort bien compris, disait le prince Kong à un ministre de France qui venait de lui exposer la théorie et la pratique des chemins de fer ; vous vous servez en Europe des voies ferrées pour vous rendre d’un point à un autre ; en Chine, nous obtenons absolument le même résultat avec nos voitures. Nous n’allons pas si vite, c’est vrai, mais nous ne sommes pas pressés. » Cette réponse date de vingt-cinq ans ; elle pourrait être faite aujourd’hui : l’état d’esprit qui l’a inspirée est identiquement le même.

Les Chinois peuvent s’incliner devant notre force ; mais elle ne leur inspire aucun respect. Ils ont à notre égard à peu près les sentimens du passant désarmé à qui un rôdeur demande, le revolver au poing ou le couteau à la main, la bourse ou la vie, et qui donne sa bourse. De même que ce passant pourra se munir une autre fois de moyens de défense pour ne pas retomber dans sa mésaventure, le Céleste Empire a parfois des velléités de s’approprier une partie de l’outillage de l’Europe pour se défendre contre elle. Mais, ce faisant, il ne confesse pas l’infériorité de sa civilisation, qu’il prétend garder intacte. Il n’est guère douteux que, libres de leur choix, et la pression de l’Europe cessant, on ne voie les Chinois refermer aussitôt presque tous leurs ports, arracher les poteaux de télégraphe et les quelques centaines de kilomètres de rails qu’on a posés à grand’peine sur leur territoire, effacer enfin tous les vestiges d’innovations odieuses et inutiles.

Sans doute ce seraient là des actes gouvernementaux ; le peuple, lui, se sert des facilités que lui offre la civilisation occidentale, les bateaux à vapeur qui font le service des ports de la côte et du Yang-tse-Kiang sont encombrés de passagers indigènes ; on ne sait trop où ils vont ni ce qu’ils font ; ils semblent aimer à se déplacer dès qu’on leur en donne la possibilité et forment un gros élément de recettes que se disputent les compagnies de navigation. Sur le parcours de Shanghaï aux ports du nord, Tien-tsin et Newchwang, fermés en hiver par les glaces, les vapeurs des lignes rivales se livrent régulièrement à une course lors de la première traversée de la saison, parce que les propriétaires du premier arrivé ont chance d’attirer dans leur clientèle le plus grand nombre des Célestes. Les trains du chemin de fer de Tien-tsin à Pékin sont bondés également. Les avantages des administrations européennes sont aussi fort appréciés : trois cent mille Chinois vivent sur les concessions française, anglaise et américaine de Shanghaï, deux cent mille à Hong-Kong, habité seulement par quelques pêcheurs avant l’occupation anglaise, et toutes les grandes villes des colonies européennes voisines de la Chine, Vladivostok, Manille, Saïgon, Singapore, Batavia, sont, avant tout, des villes chinoises. Ils sont heureux d’avoir leurs propriétés et leur sécurité personnelle bien garanties, de ne pas être spoliés et frustrés de leurs bénéfices commerciaux. De même, pendant l’occupation d’une partie de la Mandchourie par les troupes du Mikado, me disait un missionnaire anglais qui résidait dans le pays à l’époque de la guerre, les habitans étaient très satisfaits d’être soustraits au squeeze, aux exactions des mandarins et fort étonnés de voir au contraire les Japonais payer tout ce qu’ils achetaient.

Les Chinois ne sont donc pas sans apprécier les bons côtés de notre civilisation ; puisque nous leur infligeons le désagrément de notre présence, ils trouvent bien juste de profiter au moins des quelques avantages matériels que nous leur apportons ; mais, sauf quelques exceptions parmi les plus entreprenans d’entre ceux qui vont dans les colonies européennes du voisinage, ils préféreraient très probablement s’en passer et être débarrassés de nous. Au fond, ils ne cessent de nous mépriser, puis, dès qu’ils étudient, dès qu’ils aspirent à devenir lettrés, ils puisent dans leurs vieux classiques un immense orgueil et un profond dédain pour tout ce qui n’est pas la sagesse de Confucius. Or, ce n’est jamais par les masses ignorantes, mais par l’initiative d’une élite de penseurs dont les idées pénètrent peu à peu, qu’un pays peut se réformer, et malheureusement, dans le Céleste Empire, par suite de l’éducation chinoise, c’est précisément l’élite intellectuelle, ce sont les lettrés, les gens instruits qui sont le plus obstinément réfractaires à toute idée de progrès.

C’est là, plus encore que dans les absurdes superstitions qui ont cours à l’égard des étrangers parmi les populations de l’intérieur, qu’est le grand obstacle. Qu’on croie que les missionnaires achètent les enfans pour faire de leurs yeux ou de leurs viscères des ingrédiens pharmaceutiques, qu’on accuse les médecins européens de se livrer à d’abominables expériences ou de répandre la peste alors qu’ils veulent la guérir, cela n’a rien d’étonnant et l’on a vu de folles imaginations du même genre se traduire par des explosions populaires aux confins de l’Europe, à Astrakhan et en d’autres provinces russes, lors d’épidémies de choléra. Mais ce qui est grave, c’est que la classe lettrée, — incomparablement plus puissante en Chine qu’aucune catégorie sociale ne l’est en Europe, parce que sur elle se concentre le triple prestige divisé chez nous entre les représentans du pouvoir, ceux de l’aristocratie et ceux de la plus haute science, entretienne les superstitions et attise les haines populaires ; dans presque chaque émeute locale, dans chaque attentat contre des missionnaires, on trouve la main de lettrés, mandarins en place ou en expectative. La grande autorité de ces hommes, dont les opinions règlent celles de tous, qui sont les dépositaires de la science et de la sagesse, et qui professent pour la civilisation de l’Occident le plus profond mépris, est bien ce qui empêche tout progrès dans le Céleste Empire.


IV

Les étrangers qui veulent résider en Chine sont actuellement, à l’exception des missionnaires, parqués dans vingt-cinq ports dits ports ouverts ; il faut y joindre six villes, ou lieux de marché, situées sur les frontières de l’Indo-Chine et assimilées aux ports ouverts, mais n’ayant actuellement qu’un trafic des plus restreints[8]. Dans chacun de ces ports, un certain espace de terrain a été loué à bail emphytéotique ou même vendu à diverses puissances, à l’Angleterre, la France, aux États-Unis ; durant ces dernières années, l’Allemagne a aussi acquis des « concessions » en divers ports, notamment à Tien-tsin, ainsi que le Japon. Bien que faisant théoriquement partie du territoire chinois, ces concessions sont soustraites à toute ingérence des autorités indigènes et forment des sortes de petites républiques administrées par les Européens, qui y vivent sous l’autorité de leurs consuls, lesquels détiennent à la fois le pouvoir exécutif et le pouvoir judiciaire. C’est là, sous la protection des lois européennes, que se concentre tout le commerce extérieur de la Chine.

L’aspect des ports de traité varie beaucoup, comme leur importance, depuis les quelques maisons aux jardins entourés de murs, éparses sur le terrain sablonneux de Pakhoï jusqu’à la ville européenne de Sanghaï : la vue de celle-ci est bien faite pour exalter l’orgueil de race des Occidentaux. Lorsqu’on y arrive, après avoir navigué pendant plusieurs heures, sur les eaux jaunes du « fleuve Bleu » aux berges plates couvertes de rivières et de champs de coton, puis avoir passé la barre de Woosung et remonté la rivière Whangpou, il semble qu’on se trouve dans le Lancashire, tellement sont nombreuses les hautes cheminées d’usines que l’on dépasse. On débarque sur le Bund, la grande artère de la ville qui suit le quai, bordée d’un côté de pelouses plantées d’arbres, et, de l’autre, de belles maisons à l’européenne, où sont installés les bureaux des compagnies de navigation, des grandes maisons de commerce et de banque. Les autres rues, quoique n’étant pas rigoureusement droites, sont, les unes à peu près parallèles, les autres perpendiculaires au Bund et habitées aussi par des Européens. On peut seulement leur reprocher d’être un peu étroites. Plus en arrière, s’étendent les quartiers chinois avec leurs maisons de bois, leurs boutiques aux enseignes verticales, aux grosses lanternes de papier, mais aux rues malgré tout proprement tenues, grâce à la voirie européenne, et contrastant d’une manière frappante avec la malpropreté de la véritable ville indigène qui s’élève au sud des concessions. Une fois sorti de la ville proprement dite, on arrive au champ de courses, aux terrains de cricket, de golf, de lawn-tennis, à Dubbling-Well Road, et à d’autres avenues bordées de beaux jardins, où sont bâties les maisons des plus riches résidens européens.

Avant la guerre sino-japonaise, les étrangers n’avaient d’autre droit que de s’établir dans ces ports ouverts pour y faire le commerce et de voyager dans l’intérieur en se munissant d’un passeport. Isolés autant que possible des populations, ils pouvaient bien échanger leurs marchandises contre les articles indigènes, mais n’avaient le droit de rien faire qui modifiât les conditions de la production dans le pays même, de rien entreprendre en vue de mieux utiliser ses vastes ressources. Il n’y avait, d’autre part, rien à attendre de l’initiative privée indigène et le gouvernement qui eût, au besoin, découragé celle-ci, n’avait introduit qu’une seule innovation, dont l’utilité politique lui était apparue : le télégraphe électrique reliait Pékin aux diverses extrémités de l’Empire. Il avait fait arracher en 1877 les rails du petit chemin de fer de 20 kilomètres de Shanghaï à Woosung et si, depuis 1889, il se donnait l’air d’étudier la ligne de Pékin à Hankéou, c’était uniquement pour jeter de la poudre aux yeux. Aucun progrès sérieux ne paraissait possible en Chine dans ces conditions, les méthodes indigènes surannées qui continuaient à s’appliquer ne permettaient pas le développement de la production et le mouvement même des échanges extérieurs semblait ainsi condamné à ne s’accroître que très lentement.

Le traité de Shimonosaki, qui termina la guerre entre la Chine et le Japon, vint, en avril 1895, apporter d’importantes modifications à ce régime et ouvrir de nouvelles perspectives aux étrangers de tous pays qui, en vertu de la clause de la nation la plus favorisée, insérée dans les traités, profitaient des nouveaux avantages faits aux sujets du Mikado. L’article 6 de cet important instrument diplomatique stipulait d’abord l’ouverture de quatre nouveaux ports et le droit de navigation à vapeur sur les canaux et les rivières y donnant accès, puis il accordait aux étrangers voyageant dans l’intérieur pour y faire des achats ou transporter à destination des marchandises importées, la faculté de louer des locaux pour y entreposer ces marchandises et ce, sans payer aucune taxe ; enfin et surtout, « les sujets japonais, était-il dit, auront la liberté d’établir des manufactures de toute espèce dans les villes et ports ouverts de la Chine et d’importer en Chine toute sorte de machines, moyennant le paiement d’un droit de douane fixé. Les articles manufacturés par des sujets japonais sur le territoire chinois seront, en ce qui concerne les taxes intérieures et de transit, les droits, charges et impôts de toute sorte, et en ce qui concerne également les facilités d’entrepôt et de magasinage dans l’intérieur, assimilés aux articles importés par les étrangers en Chine et jouiront des mêmes privilèges. »

Cette concession est d’une extrême importance, puisqu’elle permet de réunir les avantages des machines perfectionnées de l’Europe et de la main-d’œuvre à bas prix de la Chine pour fabriquer des articles dont la matière première elle-même se trouve souvent dans le voisinage immédiat des ports ouverts, lorsqu’il s’agit surtout de manufactures de soie ou de coton. La clause qui termine le paragraphe que nous avons cité semble assez extraordinaire et, en tout autre pays que la Chine, il serait superflu de stipuler que des objets manufacturés sur le territoire même ne seront pas plus mal traités que les produits similaires importés. Mais les négociateurs japonais connaissaient leurs hommes et savaient que, s’ils n’avaient exigé l’insertion de ces stipulations expresses, l’avantage obtenu ne manquerait pas d’être annulé par les taxes arbitraires et les vexations de toute sorte des autorités chinoises.

À quel besoin pressant répondait l’article 6 du traité de Shimonosaki, on en eut bientôt la preuve. En trois ans à peine, surgit à Sanghaï tout un faubourg industriel occupé par neuf grandes fabriques de coton, qui comptaient déjà 290 000 broches au début de 1898 et qui devaient en avoir bientôt 100 000 de plus, et trente filatures de soie avec 400 bassines, chiffre qui ne tardera pas à être doublé. Dans les autres ports, la poussée industrielle ne s’est pas encore fait sentir, bien qu’une fabrique de lainages soit en construction à Tientsin. Dans le grand centre même de Shanghaï, il s’est produit un léger ralentissement, bien naturel après une poussée aussi vive, et légitimé par le désir de se rendre compte des résultats que donneront les établissemens déjà ouverts avant de se lancer dans de nouvelles entreprises, aussi bien que par la crainte d’une élévation exagérée des salaires.

Sans doute le marché de main-d’œuvre qu’offre la Chine est immense, mais il l’est par l’étendue aussi bien que par les ressources, et l’offre ne saurait y répondre à la demande aussi vite que dans nos pays européens, pourvus de bons moyens d’information et de communication. Pourtant les riverains du Yang-tsé commencent à venir à Shanghaï. Beaucoup de nouveaux arrivans sont des « poules d’eau, » de ces pauvres gens méprisés, si nombreux dans les grandes cités chinoises, qui n’ont d’autres habitations que leurs sampangs, où toute une famille est entassée, sous la bâche qui en recouvre le centre, dans un réduit étroit et bas où un seul Européen se trouverait fort mal à l’aise. On voit leurs logis flottans amarrés dans les arroyos qui sillonnent les faubourgs de Shanghaï ; quand ils ont commencé de gagner quelque argent, ils se construisent, sur la terre ferme, une cahute dont leur bateau fournit la plupart des matériaux et qu’ils remplaceront plus tard par une maison plus solide. Malgré l’appoint de ces travailleurs venus de l’intérieur, les salaires se sont beaucoup élevés : lorsque j’étais à Shanghaï, il y a un an à peine, les usines se disputaient les unes aux autres leurs ouvriers et leurs ouvrières, car ce sont en majorité des femmes, et il était souvent difficile de conserver les meilleures qu’un concurrent tentait de débaucher par l’offre d’un gage supérieur.

La qualité de la main-d’œuvre paraît satisfaisante, au dire des directeurs, et, dans les fabriques que j’ai visitées, l’ordre et la propreté étaient au moins aussi grands qu’en aucune manufacture européenne ou américaine du même genre. Contrairement à ce qui se passe en d’autres pays qui débutent dans la vie industrielle, comme la Russie et le Japon, à ce qui eut lieu aussi en Angleterre aux origines de la grande industrie, les ouvrières ne sont pas des jeunes filles logées près de l’atelier dans des bâtimens appartenant à la compagnie et ayant laissé au loin leurs parens. Les Chinoises employées à Shanghaï vivent au contraire en famille ; beaucoup sont des femmes mariées, et, si l’on voit travailler un si grand nombre de petites filles, alors que les industriels préféreraient en général ne les embaucher qu’à treize ou quatorze ans, c’est que les mères de famille ne veulent pas se séparer de leur progéniture et quitteraient l’usine si l’on ne consentait à prendre avec elles leurs filles dès l’âge de dix ans environ. Ces enfans jouent le rôle d’auxiliaires, préparant surtout les cocons dans l’eau bouillante pour les fileuses ; dans la filature de soie que je visitai, on leur accordait chaque jour une demi-heure d’école, à laquelle elles tenaient beaucoup et où une fileuse, leur mère ou leur sœur, leur apprenait le métier et surtout l’art de jeter le brin, qui en est la partie la plus difficile. Ce système a l’avantage de permettre de former de bonnes ouvrières, et les patrons s’en déclaraient fort satisfaits.

La durée de présence à l’atelier dans les filatures de Shanghaï est de douze heures, généralement de 6 heures du matin à 6 heures du soir, y compris une heure et quart absorbée par les repas. Dans les manufactures de soie, les petites filles gagnent de 5 à 6 cents (12 à 15 centimes) par jour à leur arrivée. Mais on les augmente bientôt, et la moyenne pour cette catégorie est de 8 à 9 cents (20 à 23 centimes). Une ouvrière fileuse de bonne moyenne est payée de 35 à 36 cents (90 centimes environ). En 1891-92, dans la même filature, qui fonctionnait déjà beaucoup plus petitement sous un prête-nom chinois, le salaire n’était que de 16 à 18 cents ; exprimé en argent, il a donc largement doublé ; la perte du change s’est beaucoup accrue, de sorte qu’il n’a guère fait en réalité qu’augmenter de 40 pour 100, si l’on prend sa valeur en or. Quant au salaire réel, au pouvoir d’achat de la somme que les ouvrières reçoivent, il s’est probablement accru dans une proportion intermédiaire. Dans les manufactures de coton, les enfans gagnent au minimum 10 cents (25 centimes), les ouvrières adultes 25 à 28 cents (62 à 70 centimes). Dans les premiers mois qui suivirent le traité de Shimonosaki, les salaires correspondans n’étaient que de 20 cents ou 50 centimes. Le change n’ayant guère varié depuis lors, l’augmentation est donc très considérable. « Les femmes et les filles employées dans les manufactures de coton, dit dans son rapport pour 1897 le consul anglais de Shanghaï, peuvent gagner maintenant de 5 à 15 piastres (12 fr. 50 à 37 fr. 50) par mois. C’est là une véritable fortune pour des personnes qui arrivaient à peine à se faire 2 piastres (5 francs) par mois, en travaillant toute la journée à un métier indigène. » Le même rapport fait remarquer qu’en certaines branches de l’industrie de la soie, les salaires des ouvrières chinoises sont déjà aussi élevés que ceux des ouvrières italiennes en Italie. Le contremaître qui me guidait dans une fabrique de coton, un Péruvien, sans doute quelque peu mâtiné de nègre, à en juger par ses cheveux crépus et ses pommettes saillantes, me disait qu’étant enfant, il avait lui-même travaillé dans son pays à la même industrie, moyennant un salaire de 5 cents or par jour, ce qui équivaut précisément aux 10 cents argent payés aux enfans à Shanghaï.

Ce serait donc une erreur de croire que la Chine est destinée à rester toujours un pays de très bas salaires. Sans doute, il se passera longtemps avant que la généralité de ceux-ci atteignent les taux auxquels ils s’élèvent en Europe, mais ils hausseront rapidement partout où se produira une importante demande de travail. Les Célestes sauront fort bien s’organiser et se coaliser au besoin pour atteindre ce résultat. N’a-t-on pas déjà vu l’hiver dernier, à Shanghaï, une grève des traîneurs de grandes brouettes, insurgés contre un arrêté municipal, à la suite de laquelle il fallut composer avec eux ? N’y a-t-il pas aussi des grèves au Japon ?

Ceci semble bien prouver qu’il y a une part de fantasmagorie dans le fameux péril jaune dont s’inquiètent beaucoup de personnes. Sans doute, ce ne sont pas seulement bâtons flottans ; mais, en tout cas, le danger n’est pas proche et, lors même que les peuples d’Extrême-Orient arriveraient à produire eux-mêmes un jour presque tous les articles qu’ils importent actuellement d’Europe, le commerce que ferait l’Occident avec ces communautés, devenues infiniment plus riches qu’elles ne le sont aujourd’hui, n’en subirait pas moins une augmentation proportionnelle. Toujours est-il que le premier effet de l’introduction en Chine de l’industrie européenne, ne peut manquer d’être, comme les débuts le prouvent, un énorme accroissement de la puissance de consommation des indigènes, une élévation de leur étalon de vie, consécutifs à l’augmentation de leurs salaires. Si donc les exportations de l’Europe vers l’Extrême-Orient peuvent se trouver atteintes en ce qui concerne par exemple les filés de coton que l’on fabriquera en Chine même, l’industrie occidentale retrouvera une large compensation sur d’autres points par la simple raison que plus les Chinois seront riches, plus ils lui achèteront. La seule introduction des machines suffira, comme le montre l’exemple du Japon, à constituer toute une nouvelle branche d’importations des plus considérables.

Pour réaliser ces brillantes espérances, il faut toutefois encore de graves modifications à la situation actuelle. L’ouverture à la navigation européenne de toutes les eaux intérieures accordée aux instances de l’Angleterre en 1898, la concession de diverses lignes de chemins de fer et d’exploitations minières en plusieurs parties de la Chine pourront avoir les plus hautes conséquences que nous nous proposons d’étudier plus tard. Aujourd’hui toutefois, elles n’ont pu encore porter leurs fruits : le mouvement industriel est limité aux ports ouverts et il faut ajouter que ce sont aussi les seules régions du pays situées dans un voisinage assez immédiat de ces ports qui participent au mouvement d’échanges avec l’extérieur.

Les causes d’un tel fait méritent d’être exposées, parce qu’elles montrent l’incurable hostilité de l’administration chinoise à toute réforme, en même temps qu’elles indiquent les points sur lesquels les nations européennes doivent faire porter leurs réclamations.

Les droits de douane, en Chine, ont été fixés d’après les traités à un taux qui se rapproche toujours beaucoup de 5 pour 100 ad valorem ; ils sont donc légers et sont perçus avec la plus grande régularité, pour le gouvernement impérial, par une administration dont les cadres sont européens et qui a été admirablement organisée par sir Robert Hart. C’est l’impossibilité de soumettre les commerçans étrangers aux procédés arbitraires et corrompus d’officiers des douanes indigènes, sans provoquer des conséquences graves, qui a amené la formation de ce corps international des douanes dont le recrutement est excellent. D’autre part les grandes maisons indigènes des ports sont d’une honnêteté scrupuleuse dans leurs transactions, elles ont découvert qu’avec les étrangers honesty is the best policy et les négocians européens sont unanimes à s’en louer. Ce n’est donc pas à l’entrée ou à la sortie de Chine que se présentent des difficultés pour l’importation ou l’exportation, c’est dans le transport entre les ports ouverts et les lieux de destination ou d’expédition.

Ce qui cause tous les désagrémens, ce qui majore énormément les prix, ce qui empêche la zone d’action du commerce européen de s’étendre au loin dans l’intérieur, ce sont les droits de likin, les douanes intérieures. Ils sont perçus, soit à l’entrée ou à la traversée des villes, soit aux limites des provinces, soit en des points quelconques, mais nombreux, des routes terrestres ou fluviales ; ils le sont en outre de la manière la plus arbitraire et la plus variable par des autorités vénales. « Supposez, disait cet été, devant la Chambre de commerce de Londres, un homme très au courant des affaires d’Extrême-Orient, M. Wenyon, supposez un train allant de Londres à Newcastle, — ou de Paris à Bordeaux, — supposez qu’un droit de likin, outre bien des petites exactions, doive être payé en trois ou quatre points de la route ; supposez aussi que les préposés évaluent le plus souvent à vue les quantités de marchandises passibles du droit et se permettent ainsi de faire des évaluations exagérées pour extorquer de l’argent ; supposez encore qu’un wagon contenant, par exemple, des peaux et mal couvert, soit mouillé en route par les pluies, qu’à l’arrivée, le poids déclaré de la marchandise se trouve inférieur à la réalité et qu’on punisse le destinataire, non pas proportionnellement à la gravité du délit, mais suivant l’importance de son capital, un homme qui a 1 000 livres sterling étant frappé de 50 à 100 livres d’amende ; supposez enfin qu’un préposé au likin n’examine les marchandises que tous les trois jours et un autre après l’arrivée de dix trains seulement, qu’adviendrait-il de tout cela pour le commerce de l’Angleterre ? » Il y a un remède au likin, c’est la passe de transit, mais comme bien souvent en Chine, c’est un remède tout théorique. Moyennant le paiement d’un droit égal à la moitié du droit d’entrée, toute marchandise importée devrait être affranchie des douanes intérieures. En fait, cela n’est nullement appliqué, et les autorités chinoises ont fort ingénieusement remplacé les droits de likin pour les marchandises munies de ces passes par des droits « d’arrivée à destination. » Les marchandises indigènes ont presque entièrement renoncé à se servir de passes de transit, car, sous une forme ou sous une autre, les taxes arbitraires reparaissent toujours.

Est-il étonnant qu’avec toutes ces entraves, doublées d’un système monétaire tout à fait rudimentaire, le commerce qui s’y traite s’élève à 1 250 millions de francs seulement, dont 680 millions à l’importation, ce qui est assurément peu pour un si vaste et si riche pays[9]. La moitié des échanges porte sur quatre articles seulement : 200 millions de cotonnades et 120 millions d’opium importés ; 200 millions de soie et 125 millions de thés exportés. Ce dernier chiffre est inférieur à ce qu’il était autrefois : le thé de l’Inde a chassé d’Angleterre le thé de Chine, dont la préparation, faite suivant les vieilles méthodes indigènes, est moins bonne et la conservation moins sûre. C’est encore un exemple, entre mille, de la nécessité d’introduire en Chine des méthodes perfectionnées et scientifiques.

Le mouvement d’échanges du Céleste Empire avec l’extérieur restera toujours limité et très inférieur à ce qu’il devrait être, tant que les étrangers ne pourront pénétrer dans le pays même et diriger l’exploitation de ses ressources. Aussi bien est-ce à cela et non plus à un simple négoce que les Européens prétendent aujourd’hui. Mais ici c’est une tâche toute nouvelle qu’on entreprend. Tant qu’il ne s’agissait que d’ouvrir quelques nouveaux ports, le gouvernement chinois se laissait aisément persuader. Pour l’amener à permettre l’introduction de l’outillage et des capitaux européens, des méthodes industrielles européennes dans le pays même, il n’a pas fallu moins que le sentiment de sa complète impuissance à résister. Mais l’ « homme malade » de Pékin pourra-t-il supporter les remèdes violens qu’on lui administre aujourd’hui ? Ne risquent-ils pas de le tuer plutôt que de le guérir, et, ce faisant, ne répondraient-ils pas plus exactement aux secrets désirs de certains de ses médecins, qui se préparent déjà à s’en disputer l’héritage ?


PIERRE LEROY-BEAULIEU.

  1. Voir la Revue du 15 novembre 1898.
  2. La population de la Chine a fait l’objet d’estimations assez diverses. Il existe des évaluations officielles, mais jusqu’à quel point sont-elles dignes de créance ? C’est ce qu’on ignore. Celles qui sont citées dans le Statesman’s Year Book, recueil généralement très bien informé, donnent 383 millions pour la Chine propre et 402 pour tout l’Empire. Quelques personnes prétendent qu’il faudrait s’arrêter à un chiffre bien inférieur : 200 à 250 millions, se fondant sur ce que les montagnes sont très peu habitées et que les voyageurs ont le tort de juger l’ensemble d’après les vallées, très peuplées, qu’ils suivent surtout.
  3. Chinese Characteristics, par Arthur H. Smith ; Fleming, H. Réveil Company, éditeurs. New-York, Chicago et Toronto.
  4. Je rapprocherai de ce que j’ai entendu dire à Li-Hung-Chang une autre conversation qui a eu lieu, non en Chine même, mais dans un pays voisin, (la Corée, satellite jusqu’à ces derniers temps de l’Empire du Milieu, tout imprégnée de sa civilisation et n’aspirant qu’à se régler sur lui. C’est l’entrevue qu’eut, en 1892, avec le ministre des Affaires étrangères de Corée, M. G. N. Curzon, ancien sous-secrétaire d’État aux Affaires étrangères dans le ministère Salisbury, aujourd’hui lord Curzon de Keddelstone et vice-roi des Indes, et qu’il raconte dans son remarquable ouvrage : Problems of the Far-East. Tout le récit est typique et vaut d’être traduit : « Ayant été bien prévenu de ne pas lui avouer que je n’avais que trente-trois ans, âge qui n’inspire aucun respect en Corée, lorsque le ministre me posa la question (qui vient toujours la première dans une conversation en Orient) : « Quel âge avez-vous ? » je répondis sans hésiter : « Quarante ans. — Mon Dieu, dit-il, que vous avez l’air jeune ! D’où cela vient-il ? — Sans doute, répliquai-je, de ce que je viens de voyager pendant un mois sous le superbe climat des possessions de Sa Majesté coréenne. » — Ayant ouï dire que j’avais été ministre en Angleterre, il s’informa des appointemens qui m’étaient alloués et ajouta : « Je suppose que c’est cela qui vous a paru de beaucoup la partie la plus agréable de vos fonctions. Et sans doute les revenans-bons étaient bien plus importans encore. » Enfin, — ceci ne s’applique plus à la Chine, — sachant qu’en son pays, il n’est guère aisé d’arriver au pouvoir à qui n’est pas de la famille du roi ou de la reine, il me dit : « Je suppose que vous êtes un proche parent de Sa Majesté. — Non, » répondis-je, mais, remarquant l’air de dégoût qui passa sur son visage, j’ajoutai bien vite : « Toutefois, je ne suis pas encore marié, » et, grâce à cette insinuation sans scrupule, je regagnai complètement la faveur du vieux gentleman. »
  5. Voici, d’après M. de Brandt, l’évaluation des diverses sources de recettes de l’État chinois :
    Taëls Haï-Kwan
    Impôt foncier 35 000 000
    Douanes des ports ouverts (perçues par le service international des douanes) 23 000 000
    Droits de transit intérieur (likin) 12 000 000
    Douanes indigènes et taxe sur l’opium indigène 10 000 000
    Gabelle 10 000 000
    Vente de titres et de distinctions honorifiques 5 000 000
    Tribut du riz 3 000 000
    Licences, etc 2 000 000
    TOTAL 100 000 000


    Les revenus publics, perçus par les trésoreries provinciales, sont, après déduction des sommes nécessaires à la satisfaction îles besoins locaux, dirigés sur Pékin. On estime qu’un tiers des recettes est en définitive disponible pour les dépenses du gouvernement central.

  6. Cité par M. Henry Norman. (Peoples and Politics of the Far East.)
  7. Voyez, dans la Revue du 1er mai 1897, la Femme chinoise, par M. Maurice Courant.
  8. Voici la liste des ports ouverts ou ports de traité. Au nord de l’embouchure du Fleuve Bleu, Newchwang, Tien-tsin, Tchefou (Chefoo) ; tout près de l’embouchure du fleuve, Shanghaï et son annexe Woosung. —Sur le Yang-tsé-Kiang même, Tchin-Kiang, Nankin, Ouhou (Wuhu), Kioukiang, Shashi, Hankéou (Hankow), Itchang, Tchoung-King (Chung-King), soit huit échelles fluviales, dont l’une, Nankin, n’est pas ouverte en fait, quoiqu’elle soit mentionnée dans le traité français de Tien-tsin. — Non loin de Shanghaï, Sou-tchéou sur les canaux de l’intérieur. — Sur la côte, au sud du fleuve Bleu, Hang-Tchéou (Hangchow), Ningpo, Ouen-tchéou (Wenchow), Fou-Tchéou (Foochow), Amoy, Swatéou (Swatow). — À l’embouchure de la rivière de l’Ouest, Canton et, en amont, sur cette rivière, Samshui et Ou-tchéou (Wuchow). — Sur le golfe du Tonkin. Pakhoï, et dans l’île de Haïnan, Hoï-hao. Les villes ouvertes sur la frontière d’Indo-Chine sont : Long-Tchéou, Moung-tsé, Hokéou, Semao, Tchoun-ning-fou ; une sixième, Tong-hing, n’est pas encore occupée. Les ports ouverts n’étaient au nombre que de 5, d’après le traité de Nankin en 1842, le traité de Tien-tsin en porta le nombre à 19 : d’autres furent encore ouverts par le traité de Shimonosaki, en 1895, et la convention avec l’Angleterre, en 1897. Un traité plus récent avec cette puissance (1898) promet, sans déterminer de date, l’ouverture de trois nouveaux ports : Kin-tchéou en Mandchourie, Fou-ning dans le Fokien. Yo-tchéou dans le Hou-nan.
  9. Ces chiffres s’appliquent à 1893. En 1897, le commerce a atteint 366 millions de taëls, soit 1320 millions de francs, au change moyen de l’année (dont 720 millions d’importation).