Le Problème chinois
Revue des Deux Mondes4e période, tome 152 (p. 112-147).
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LE PROBLÈME CHINOIS

III.[1]
LA CHINE ET LES PUISSANCES

Si la solution du problème chinois présente tant de difficultés, ce n’est pas seulement que les facteurs en sont multiples, et les prétentions rivales qu’il suscite malaisées à concilier, c’est aussi qu’il s’est posé subitement, dans des termes imprévus, auxquels nul n’était préparé. La situation actuelle de l’Extrême-Orient n’est pas le résultat graduellement atteint d’une longue suite de faits patens ; elle est née brusquement, à la surprise générale, de la guerre sino-japonaise, dont l’issue a dérouté toutes les idées admises en Europe. Sans doute l’effondrement militaire de la Chine n’a été que le dernier terme d’une longue décadence, mais de la profondeur de cette décadence l’Europe ne se rendait pas compte ; sans doute l’impuissance à se défendre et à se réformer, qui s’est révélée en 1894, existait depuis longtemps, mais le monde ne voulait pas la voir : seul le Japon la connaissait et se préparait à en profiter ; la Russie la soupçonnait, mais sans en être assez convaincue pour rien oser encore. Partout ailleurs, l’habileté des Chinois à jeter de la poudre aux yeux, jointe à l’impression de force que produit malgré tout une pareille masse humaine de 300 à 400 millions d’âmes, avait fait naître, chez les gouvernemens comme dans le public, les plus grandes illusions sur la puissance du Céleste Empire, voire sur son aptitude au progrès. Certains événemens récens semblaient les confirmer et la sérieuse résistance que nous avaient opposée les Chinois au Tonkin, dans des circonstances toutes spéciales, faisait oublier les faciles victoires des Alliés en 1860. Quelques écrivains clair-voyans — des Anglais surtout, M. Henry Norman, M. Curzon, l’un des jeunes hommes d’Etat les plus brillans du Royaume-Uni — avaient su pourtant aller au-delà des impressions de surface et s’étaient efforcés de démontrer la faiblesse et la corruption de la Chine. Ils avaient prêché dans le désert. La guerre venait déjà d’éclater que l’un des organes les mieux informés et les plus réfléchis de la presse anglaise, le Spectator, écrivait : « Nous croyons que le poids de l’opinion est du côté de ceux qui pensent, avec nous, que la Chine pourrait, s’il fallait en venir là, organiser une armée des plus formidables. » Tel était bien le préjugé presque universellement admis en Europe et, chose moins explicable, partagé par la majorité des étrangers établis en Extrême-Orient.

Détruisant ces illusions, et démontrant à tous, par l’irrésistible argument des faits, quelle réalité se cachait sous ces vaines apparences, les victoires des Japonais firent l’effet d’un tremblement de terre. La diplomatie européenne avait bien prévu que la guerre lui causerait quelques ennuis ; aussi lord Rosebery proposait-il aux puissances, dès le début du conflit, de s’entendre pour l’arrêter ; mais, si le premier ministre de la Reine craignait que des complications en Corée n’amenassent une intervention russe, les autres puissances n’envisageaient pas favorablement l’éventualité d’une démonstration, voire d’une action navale où l’Angleterre serait au premier plan. On se résolut donc sans déplaisir à laisser continuer une guerre qui, croyait-on, traînerait en longueur et, après l’expulsion des Japonais de Corée et l’affaiblissement des flottes dans une ou deux batailles navales, finirait faute de combattans. Lorsque l’effondrement militaire de la Chine, durant l’automne de 1894, vint lui démontrer la vanité de ses prévisions, la diplomatie européenne sentit le sol se dérober sous ses pieds ; sur un terrain entièrement nouveau et inconnu, elle ne sut plus d’abord comment se mouvoir et ne put qu’assister stupéfaite à ce changement complet et imprévu de la face des choses. Au printemps de 1895, elle s’était ressaisie, mais ce sont des principes tout à fait nouveaux qui ont guidé depuis lors la conduite de l’Europe vis-à-vis d’un pays qu’elle avait cru fort et dont l’impuissance venait de lui être démontrée.

La première, et avec une désinvolture peut-être excessive, l’ancienne amie de la Chine, l’Angleterre, avait fait volte-face. Au début du conflit, elle s’était rangée entièrement du côté du Céleste-Empire. Les journaux ont raconté en son temps l’incident qui s’était produit en face de Weï-hai-Weï, que l’escadre japonaise était au moment de surprendre : la flotte britannique fit échouer le projet, en saluant, contrairement aux usages, avant le lever du soleil, le pavillon de l’amiral Ito, ce qui prévint les Chinois endormis, et leur donna le temps de se reconnaître. A plusieurs reprises, les menaces anglaises n’avaient pas été épargnées au Japon, notamment lorsqu’un de ses bâtimens de guerre coula un navire marchand britannique transportant des troupes chinoises, et c’est d’un ton fort péremptoire que lui avait été signifié le désir de l’Angleterre de ne pas voir le théâtre de la guerre s’étendre jusqu’à Shanghaï et à la région du Yang-tze.

Mais la bataille du Yalou et la prise de Port-Arthur en une matinée par les troupes du Mikado dessillèrent les yeux du cabinet de Londres. Ce que la Grande-Bretagne cherchait en Extrême-Orient, c’était, d’une part, un appui politique et, à l’occasion, militaire, contre l’Empire des Tsars, — « un verrou qui fermât la voie aux velléités d’expansion russes, » suivant le mot expressif de M. de Brandt, — d’autre part, un vaste débouché pour son commerce et ses capitaux. Convaincue désormais que le Japon, installé en Corée et sur les côtes septentrionales du golfe de Petchili, serait un « verrou » bien autrement efficace que la Chine, l’Angleterre se mit à envisager ses succès avec faveur, en même temps qu’elle conseillait au gouvernement chinois de quitter Pékin pour s’établir plus au centre de son territoire. Si l’Empire du Milieu ne pouvait plus être un allié utile, il restait une proie magnifique, un champ d’activité économique incomparable ; et le transfert de sa capitale en quelque point des bords du Yang-tze, qui est accessible à la navigation maritime, à Nankin par exemple, l’aurait mis à la merci des maîtres de la mer. Ils l’eussent obligé à ouvrir enfin ses portes ; leur supériorité commerciale, l’avance qu’ils avaient acquise sur tous les autres peuples, en Extrême-Orient plus que partout ailleurs, leur auraient permis d’être les premiers à profiter de cette révolution.

Si l’on avait su voir à Londres les conséquences de l’effondrement de la Chine, on n’avait pas manqué non plus de s’en rendre compte ailleurs, notamment à Saint-Pétersbourg, et l’événement a prouvé qu’on s’y montra plus habile et plus résolu. On y avait vu la guerre avec autant de déplaisir qu’en Angleterre, car on aurait aimé voir différer l’ouverture de la question d’Extrême-Orient, jusqu’au jour où la Russie serait prête à la résoudre en sa faveur, c’est-à-dire jusqu’à l’achèvement du transsibérien. L’objet crue poursuit en Extrême-Orient la politique russe, directement opposée à la politique anglaise, est d’abord d’acquérir une issue sur la mer libre. L’Empire des Tsars n’en possède aucune en Europe, où les « clefs de sa maison » sont entre les mains d’étrangers ; les Anglais lui ont barré colle qu’il cherchait vers le sud, il y a quinze ou vingt ans, par l’Afghanistan et le Béloutchistan. En Extrême-Orient, il était bien parvenu, au milieu du siècle, à descendre de la mer, vraiment polaire, d’Okhotsk et à s’avancer, aux dépens de la Chine, jusqu’à Vladivostok, par 43e de latitude ; mais ce port même était fermé par les glaces pendant deux mois. Aussi la Russie ne considérait-elle ses provinces de l’Amour et du littoral que comme une position d’attente et comptait-elle profiter de la première occasion favorable pour se porter plus au sud. A plusieurs reprises, de 1880 à 1886, le bruit avait couru qu’elle allait se faire céder quelque baie en Corée, ou même l’île de Quelpaërt dans le détroit qui sépare ce pays du Japon. Plus tard, elle sembla regarder avec convoitise Port-Arthur et Talien-wan ; ces mouillages libres de glace, situés à l’extrémité de la presqu’île du Liao-toung, devaient lui donner accès à une mer ouverte en arrière de la Corée ; — et ils possédaient encore d’autres avantages.

A l’entrée rétrécie du golfe de Petchili, à 80 kilomètres seulement de la côte opposée du Chantoung, à 300 kilomètres à peine de l’embouchure du Peï-ho, la rivière de Tientsin et de Pékin, ces ports forment une excellente position navale, une base d’opérations de premier ordre, d’où une flotte de transports rapides peut amener des troupes en moins de vingt-quatre heures à Takou, c’est-à-dire à quatre jours de marche de Pékin. Établie à Port-Arthur et ayant ses coudées franches dans le Petchili, la Russie pourrait exercer sur le gouvernement chinois, dans sa capitale actuelle, une action aussi irrésistible que l’eût été celle de l’Angleterre, si la Cour impériale s’était transportée sur les bords du Yang-tze. Or il semble que les projets, — ou les rêves, — des Russes se soient singulièrement agrandis depuis que la faiblesse de la Chine a été irréfutablement démontrée. Ils ne cherchent plus seulement un port libre sur le Pacifique, ils paraissent poursuivre, sans l’avouer, le dessein plus ambitieux de dominer tout l’Empire du Milieu, au moins ses vastes dépendances du Turkestan, de Mongolie, de Mandchourie, et toute la Chine du Nord. Puis, — il y a toujours du rêve dans le tempérament moscovite, — qui sait si l’on n’entrevoit pas sur les bords de la Neva, l’héritier de Pierre le Grand montant un jour sur le trône du Fils du Ciel et commandant à ces multitudes, habituées au joug d’un maître étranger, qui se soumettraient aux ordres du Tsar, comme elles se sont soumises à ceux de Gengis-Khan, comme elles rendent hommage aujourd’hui à un Mandchou dégénéré, comme elles auraient obéi au Mikado, si la crainte de l’Europe n’avait arrêté les entreprises du Japon ?

Poussé à la guerre par les insolences depuis longtemps répétées de la Chine, par le désir de soutenir ses intérêts commerciaux considérables et ses prétentions politiques vingt fois séculaires en Corée, l’Empire du Soleil-Levant avait vu s’exalter ses espérances dans la mesure de ses succès, dont il était sans doute assuré d’avance, mais qu’il ne prévoyait pas si écrasans ; lui aussi, il rêva un moment de s’annexer la Chine. Si cette guerre s’était produite cinquante ou même vingt ans plus tôt, alors que l’Europe se préoccupait moins des choses extérieures, il est probable que la dynastie mandchoue eût été remplacée par une dynastie japonaise. Alors peut-être le péril jaune, le péril jaune militaire, qui n’est aujourd’hui qu’une folle imagination, fût-il devenu une réalité. Organisateurs et guerriers, les Japonais auraient pu un jour lancer sur l’Occident les innombrables hordes chinoises, disciplinées par eux. Mais, en 1895, s’ils se laissèrent un instant aller à l’espoir de placer leur empereur sur le trône de Pékin, ils ne s’arrêtèrent pas longtemps à ce rêve, que la jalouse surveillance de l’Europe rendait irréalisable. Ils se bornèrent à exiger, outre l’île de Formose, les Pescadores et une indemnité de guerre, la cession de cette presqu’île du Liao-toung, avec Port-Arthur et Talien-wan, que convoitait déjà la Russie. Ils comptaient en retirer les mêmes avantages qu’elle ; peut-être espéraient-ils, en possession de cette position d’attente, pouvoir reprendre un jour leurs entreprises de conquête, si l’Europe se trouvait distraite, absorbée, par exemple, dans quelque grande guerre ; en tout cas, ils se préparaient à exercer en Chine une influence prépondérante et à l’employer en faveur de profondes réformes.

Par le traité de Shimonosaki, signé le 17 avril 1895, le Céleste-Empire accordait toutes les cessions territoriales que ses vainqueurs lui avaient demandées, reconnaissait en outre l’indépendance de la Corée, et y laissait ainsi la main libre au Japon dont les troupes l’occupaient. Si ce traité était ratifié tel quel, la Russie devait renoncer, pour fort longtemps au moins, à s’ouvrir une issue vers la mer libre, et se résigner à voir une influence rivale se substituer à la sienne à Pékin et réorganiser la Chine dans un esprit plutôt hostile. Elle ne pouvait l’admettre, mais elle répugnait à agir seule, craignant peut-être de rencontrer en face d’elle l’Angleterre à côté du Japon. Aussi, dès avant la signature du traité de paix, était-elle entrée en pourparlers avec la France et l’Allemagne, en s’efforçant de leur démontrer que l’installation du Japon sur la côte ferme heurterait leurs intérêts non moins que les siens. Elle sut les entraîner dans son orbite et, le 22 avril, les représentans des trois puissances continentales remettaient au gouvernement du Mikado des notes, rédigées du reste dans les termes les plus courtois, où ils le priaient de renoncer à la presqu’île du Liao-toung, l’établissement de son autorité dans ce pays devant être un danger permanent pour la paix de l’Extrême-Orient et du monde entier.

Le premier mouvement du Mikado fut, dit-on de refuser, coûte que coûte, la concession qu’on lui demandait. Son gouvernement jeta les yeux vers l’Angleterre, pour voir s’il pouvait compter sur un appui. Mais cette puissance n’avait pu se décider encore à marcher complètement d’accord avec le Japon. Peut-être le cabinet de Londres se laissait-il influencer par les sentimens nettement anti-japonais de presque tous ses nationaux établis en Extrême-Orient ; peut-être lui déplaisait-il de servir les intérêts d’un pays qui pouvait devenir un concurrent dangereux pour le commerce anglais. Toujours est-il que la diplomatie britannique ne put se décider ni à se joindre aux trois puissances continentales, ni à soutenir nettement le gouvernement de Tokio qui, dans ces conditions, eut la sagesse de céder, mais garda d’abord rancune à la Grande-Bretagne ; celle-ci se trouva un instant tout à fait isolée en Extrême-Orient. Toutefois le ressentiment contre la Russie était si fort, et les intérêts des deux puissances insulaires, Tune et l’autre effrayées des progrès des Russes et partisans de la liberté commerciale en Chine, si connexes, qu’un rapprochement naturel en résulta bientôt.

L’intervention de ce qu’on appela en Extrême-Orient « la nouvelle Triple Alliance » n’eut pas des effets moins graves et moins durables que la guerre elle-même. Ses conséquences immédiates ont dominé toute la politique de l’Extrême-Orient jusqu’à la fin de 1897, et d’autres dureront bien plus longtemps encore. Les traits essentiels de la situation nouvelle furent la substitution en Chine de l’influence russe, devenue désormais toute-puissante, à l’influence anglaise ; l’antagonisme entre la Russie et le Japon ; et le rapprochement de ce dernier avec l’Angleterre. Les mandarins et la cour de Pékin, tout en n’abdiquant rien de leur orgueil, de leur foi en la supériorité de leur civilisation, avaient cependant été convaincus par la guerre de l’irrémédiable faiblesse militaire du Céleste-Empire. Si la plupart ne tenaient guère à la Chine parce que c’était leur patrie, ils y tenaient du moins parce que c’était leur bien. Contre les Japonais qui voulaient le leur prendre, il leur fallait un protecteur : ils l’allèrent chercher de légation en légation ; la situation ne leur permettait ni de choisir leurs amis, ni d’en discuter les exigences ; trouvant la Russie bien disposée, ils l’acceptèrent. S’ils ne se dissimulaient pas qu’ils risquaient de se donner un maître, ils gagnaient toujours du temps et ils comptaient sur leur habileté pour jouer au besoin d’une puissance contre l’autre ; puis ils nourrissaient peut-être moins de préventions contre l’empire moscovite que contre aucun autre pays européen.

Diverses circonstances font qu’il y a beaucoup moins sujet à froissemens et à réclamations dans les relations de la Chine avec la Russie que dans ses rapports avec les autres puissances : les Russes abordent le Céleste-Empire par ses frontières de terre, qu’habitent des populations clairsemées, de race non chinoise et peu hostiles en somme aux étrangers, tandis que les autres Européens, venant par mer, sont en contact direct avec les multitudes turbulentes des grands ports, au milieu desquelles la moindre imprudence peut soulever de graves incidens. D’ailleurs, les sujets du Tsar se montrent beaucoup moins prépotens que les Occidentaux : ils n’ont pas le mépris inné et affiché de l’homme de couleur, ils se soumettent plus facilement aux usages des pays où ils sont établis, ils sont moins prompts à protester contre le plus léger semblant d’arbitraire. Enfin, l’Eglise orthodoxe s’est interdit en Chine toute propagande, et la légation russe n’a point à traiter ces délicates questions de missionnaires qui irritent fort les Chinois. Tout cela rendait d’autant plus facile l’établissement de l’influence russe à la place de l’influence anglaise. C’est en dehors de l’Extrême-Orient qu’il faut chercher les mobiles qui ont amené la France et l’Allemagne à entrer, sous les auspices de la Russie, en une alliance inattendue. On ne peut les trouver que dans la concurrence qui s’est établie entre ces deux puissances pour gagner les bonnes grâces du Tsar. Rivalisant d’ardeur pour lui être agréables, elles répondirent avec empressement aux propositions qui leur vinrent de Saint-Pétersbourg. L’Allemagne n’avait pas d’intérêts politiques à l’est de l’Asie, la France n’en avait que de secondaires, qui se limitaient à l’Indo-Chine ; aussi n’hésitèrent-elles ni l’une ni l’autre à régler leur ligne de conduite en Extrême-Orient d’après les aspirations de leur politique européenne, et à modifier, pour plaire à la Russie, l’attitude qu’elles avaient eue jusqu’alors : toutes deux s’étaient montrées pendant la guerre plutôt favorables au Japon.

Ce changement n’en entraînait pas moins quelques sacrifices, pour la France surtout. C’était l’abandon d’une vieille amitié avec le Japon, dont une mission militaire française avait formé l’armée, dont les bâti mens de guerre et les arsenaux avaient été en grande partie construits et organisés par des Français, et qui reconnaissait les services de nos compatriotes en envoyant à l’éminent ingénieur des constructions navales M. Bertin, après la victoire du Yalou, le grand cordon de l’ordre du Soleil-Levant. Sans doute nous n’avions pas tiré grand avantage de cette amitié, mais peut-être était-ce parce que nous ne l’avions pas voulu, car il est constant que l’alliance du Mikado nous fut offerte en 1884, et qu’un corps d’armée japonais devait marcher sur Pékin, si nous avions consenti à le transporter sur les côtes du Petchili ; en outre, nous étions en droit d’espérer, après la guerre, quelques avantages commerciaux, et notamment des commandes importantes à notre industrie pour la réfection nécessaire de la Hotte, naturellement fort éprouvée par la guerre. En nous rangeant du côté de la Chine, dont il pouvait être utile de nous assurer le bon vouloir, puisque nous étions ses voisins, mais avec laquelle nous avions été en difficultés constantes, nous renoncions donc à notre entente avec le pays qui représente à coup sûr en Extrême-Orient le principe actif de rénovation et d’avenir, nous le poussions dans les bras de l’Angleterre qui pourrait un jour s’en servir contre nous. Les sacrifices que faisait l’Allemagne étaient moindres, et elle en pouvait attendre, en Extrême-Orient même, une plus large rémunération. Tout d’abord elle saisissait l’occasion déjouer un rôle politique sur une scène où elle n’en avait jamais eu jusqu’alors ; nation beaucoup plus commerçante que la France, elle devait profiter beaucoup plus largement des concessions que la Chine serait obligée de faire, et englober ce vaste marché dans la sphère où s’exerce la débordante activité de ses industriels et de ses négocians. En s’immisçant activement dans les affaires d’Extrême-Orient, le jeune empire d’Allemagne ne faisait qu’obéir à cette poussée d’expansion au dehors qui l’entraîne à affirmer partout sa puissance politique et économique.

D’autre part, l’action des trois puissances continentales n’était pas sans présenter des dangers immédiats, qu’aggravaient les dispositions belliqueuses des chefs de la flotte russe. Il est constant, — le bruit en a couru au printemps de 1896 en Extrême-Orient, et le fait nous a été confirmé à nous-même par les témoignages les plus certains, — qu’entre le 22 avril, jour où fut remise la note des trois puissances, et le 5 mai, date où les représentans du Japon annoncèrent son acquiescement, l’amiral Tyrtof, commandant l’escadre russe, depuis ministre de la Marine, demanda son concours à l’amiral de la Bonninière de Beaumont pour se porter de concert à la rencontre de la flotte japonaise, au risque de provoquer une collision où cette dernière aurait été détruite. Le sang-froid de l’amiral français, qui traîna les choses en longueur et prétexta le manque d’instructions de son gouvernement, évita une agression, qui aurait attiré sans doute des représailles sanglantes, et après tout naturelles, sur les sujets russes et français, — ceux-ci beaucoup plus nombreux, — résidant au Japon, et aurait pu avoir les conséquences internationales les plus graves. Nul ne peut dire en effet si l’opinion anglaise n’aurait pas été soulevée par un tel acte et si, le lendemain de leur facile victoire sur les Japonais, les flottes alliées n’auraient pas trouvé devant elles l’énorme escadre britannique.

Il est certain qu’en intervenant aux côtés de la Russie dans une question où ses propres intérêts étaient secondaires, la France a couru le risque grave d’une guerre non seulement avec le Japon, mais avec l’Angleterre, guerre où son enjeu était beaucoup plus grand et plus exposé que ceux de la Russie et de l’Allemagne et dont elle aurait eu à porter tout le poids. Heureusement contenues par la prudence de l’amiral de Beaumont, les dispositions belliqueuses des amiraux russes se manifestèrent de nouveau le 8 mai 1895, date où devaient être échangées les ratifications du traité de paix entre la Chine et le Japon. Ce jour-là, la flotte russe, stationnée en rade du port chinois de Tchefou, lieu d’échanges des ratifications, à l’entrée du Petchili, en face de Port-Arthur, se livra à un branle-bas de combat et resta constamment sous pression, prête à partir, pour bien témoigner qu’en cas de non-ratification du traité, elle n’hésiterait pas à s’opposer par la force à tout mouvement des Japonais vers Takou et l’embouchure du Peïho et à attaquer leur escadre, mouillée tout près de là, à Weï-haï-Weï. Aux côtés des navires russes se trouvaient les deux croiseurs qui représentaient alors la marine allemande en Extrême-Orient, tandis que l’amiral de Beaumont s’était éloigné, ne laissant à Weï-haï-Weï que le croiseur Forfait, marquant ainsi qu’il ne voulait pas prendre part à une démonstration superflue, dont l’unique résultat devait être d’accroître encore l’irritation du Japon contre les trois puissances.

Ces démonstrations guerrières contrastaient d’une façon malheureuse avec le ton très courtois des notes présentées au Japon par les ministres de Russie, de France, et d’Allemagne. Elles eurent pour effet de convaincre le Japon, — s’il n’en était déjà convaincu, — qu’il aurait à compter désormais avec l’irrémédiable hostilité du Tsar et que le secret désir du gouvernement de Saint-Pétersbourg était non seulement de l’empêcher de s’établir sur le continent asiatique, mais encore d’annihiler complètement sa puissance. Aussi, par un curieux retour, essaya-t-il de se réconcilier avec la Chine, et ses ouvertures furent assez bien accueillies. On était déjà effrayé à Pékin des prétentions de la Russie. Li-Hung-Chang s’en ouvrit au consul japonais à Tientsin et fit prier le cabinet de Tokio de se montrer conciliant sur la question du Liao-toung, de la résoudre amicalement pour ne pas accroître encore les responsabilités qui pesaient sur ses épaules ; -le gouvernement chinois, ajoutait-il, est entièrement à la merci des Russes, il ne peut plus espérer être secouru et sauvé que par le Japon. Etaient-ce de la part du vieux diplomate des offres de service déguisées ? On ne sait. Toujours est-il que le Tsong-li-Yamen aurait proposé aussi au ministre du Japon, M. Hayashi, de négocier directement et aurait offert en compensation du Liao-toung non pas une indemnité, mais l’alliance de la Chine et la concession du chemin de fer à construire de Tientsin à Pékin. Le gouvernement du Mikado semblait incliner vers cette solution. Mais les trois puissances continentales, c’est-à-dire en somme la Russie, ne l’entendaient pas ainsi. Elles voulaient, pour plus de sûreté, que le Japon ne fût pas lié seulement vis-à-vis de la Chine, et surtout que la rétrocession du Liao-toung ne fût pas subordonnée à des clauses qui permissent de traîner les choses en longueur et de prolonger l’occupation japonaise. Aussi insistèrent-elles pour que l’affaire fût réglée sans tarder, par le versement d’une indemnité supplémentaire de 30 millions de taëls ou 120 millions de francs, payée le 8 novembre 1895, l’évacuation devant avoir lieu dans un délai de trois mois.

Le Japon dut s’incliner et accepta ces propositions par un échange de notes effectué le 19 octobre ; il dut s’engager aussi à retirer ses troupes de Corée. La tentative de réconciliation et d’alliance avec le Céleste-Empire avait échoué ; mais, depuis lors, le langage de la presse japonaise et de beaucoup d’hommes d’État a montré qu’on n’avait pas, à Tokio, définitivement renoncé à cette idée : puisqu’on n’avait pu confisquer la Chine au profit du Mikado, on désirait l’aider à se mettre en état de résister à la pression d’autres puissances et de vivre par elle-même. Au moment du paiement de l’indemnité, le Japon tenta du moins d’obtenir de la Chine l’engagement de ne jamais céder à d’autres les territoires qu’il venait de lui rendre. Mais l’influence russe, appuyée peut-être sur la crainte plus que sur la reconnaissance, était déjà toute-puissante à Pékin et cette satisfaction fut refusée. La nouvelle politique que les puissances européennes, et celles qui étaient venues à son secours les premières, allaient suivre vis-à-vis de la Chine se dévoilait nettement. Si le soleil couchant eut, cette fois, plus d’adorateurs que le soleil levant, on ne devait pas tarder à voir qu’un désintéressement chevaleresque, bien rare dans les relations entre les peuples, n’était pas le mobile qui avait guidé ces amis du malheur.


II

Dans les événemens qui se sont écoulés depuis la guerre en Extrême-Orient et qui ont amené la situation au point où elle en est, il faut distinguer deux phases que sépare le coup de force de Kiao-Tchéou. La première s’étend du printemps de 1895 à l’automne de 1897 : c’est celle où les puissances venues au secours de la Chine se sont fait rémunérer leurs bons offices en agissant encore avec quelque discrétion apparente.

De toutes les conséquences immédiates de la guerre, la constitution d’une forte dette extérieure était la plus grave. Auparavant la Chine n’avait contracté en Europe que des emprunts insignifîans, de quelques millions de francs ; durant les hostilités, ses engagemens vis-à-vis des étrangers s’élevèrent à 170 millions de francs ; c’était relativement peu encore, et les prêteurs avaient un gage excellent dans les recettes des douanes, perçues par des Européens, qui se chiffrent annuellement par plus de 80 millions de francs ; mais, maintenant que l’indemnité de guerre et diverses dépenses urgentes de reconstitution exigeaient 1 200 millions, le service des intérêts de cette dette, en admettant que le taux fût de 5 pour 100, — et l’on ne pouvait guère espérer moins, — absorberait 60 millions ; en y joignant les arrérages des emprunts déjà existans, on atteindrait 70 millions environ, c’est-à-dire bien près du revenu des douanes. Or, les droits de douane sont perçus en argent ; pour pouvoir placer en Europe un emprunt considérable, il est absolument nécessaire, au contraire, de stipuler que les intérêts en seront payés en or. On peut donc se demander si, en présence d’une marge aussi faible, les fluctuations du cours de l’argent qui ont fait baisser déjà le taël hai-kwan de 8 fr. 25, il y a un quart de siècle, à 3 fr. 73, cours moyen de 1897, ne rendront pas quelque jour les recettes douanières insuffisantes pour assurer le paiement des arrérages. Personne ne se souciant en Europe de prêter à la Chine sur ses ressources générales, il en résultait qu’elle devrait fatalement être conduite à assigner à ses créanciers de nouveaux gages et à remettre aux mains d’administrations européennes la perception de nouvelles branches de revenus. D’autre part, privée de 60 à 70 millions de recettes sur un budget total que les évaluations les plus optimistes portent à 600 millions, elle aurait à chercher de nouvelles ressources, qu’elle pourrait se procurer par deux moyens : soit en augmentant les impôts ; soit en autorisant les étrangers à exploiter les ressources du pays, en leur concédant des chemins de fer, des mines, moyennant des redevances ou des partages de bénéfices. Le premier procédé risquait de soulever des mécontentemens populaires ; le second était très tentant ; mais c’était l’introduction dans le pays de cette civilisation occidentale à laquelle le gouvernement chinois s’opposait depuis un demi-siècle de toute sa force d’inertie.

De toute façon, les besoins d’argent du Céleste-Empire devaient aboutir inéluctablement à une immixtion croissante des Européens dans ses affaires, ne fût-ce que comme collecteurs d’impôts, et à une sorte de mainmise financière, dont l’exemple de pays tels que l’Egypte est là pour montrer les dangers. Le gouvernement de Pékin s’en rendait bien compte et c’est pour cela qu’il avait fait tant d’efforts pour obtenir une réduction sur les 800 millions d’indemnité de guerre et qu’en dernier lieu, il avait encore tenté de s’entendre avec le Japon pour régler, sans versemens de numéraire, la rétrocession du Liao-toung.

L’extrême importance de cette question d’argent ne fut nulle part comprise mieux qu’à Saint-Pétersbourg ; c’est ici qu’il faut vraiment admirer la hardiesse et l’habileté de la politique russe. Qu’un pays regorgeant de capitaux comme la France ou l’Angleterre eût essayé de conquérir une situation prépondérante dans le Céleste-Empire en s’en faisant le bailleur de fonds, cela n’aurait rien eu de surprenant. Mais qu’un État tel que la Russie, lui-même débiteur de l’étranger, dont la seule dette publique extérieure s’élevait à plus de six milliards de francs, ait su se faire un levier d’influence de services d’argent, soumettre la Chine à une sorte de vasselage financier, c’est vraiment un coup de maître. M. de Witte, ministre des Finances du Tsar, à qui revient l’honneur d’avoir conçu et mené à bien cette entreprise, et qui dirigea, pardessus la tête du ministre des Affaires étrangères, toutes les négociations préparatoires, montra, dans cette circonstance, que son adresse diplomatique et sa prévoyance politique ne le cédaient en rien à ses aptitudes spéciales. Ne pouvant prêter directement à la Chine, la Russie lui donnait son aval, ce qui permettait d’émettre avec le concours des principales banques de Paris, où la faveur des fonds russes était à son apogée, un emprunt chinois 4 pour 100 de 400 millions, garanti par la Russie, au cours de 94, c’est-à-dire au même cours où, avant cette garantie, les grandes maisons françaises et allemandes offraient d’émettre un fonds 5 pour 100. Les intérêts annuels à payer par le Céleste-Empire étaient donc réduits d’un cinquième, grâce à l’intervention russe ; c’était un bénéfice matériel, mais ce n’en demeurait pas moins une lourde faute politique. En prenant comme garant une puissance étrangère, le gouvernement de Pékin devenait responsable vis-à-vis d’elle seule de la gestion de ses déniées et mettait son indépendance financière et surtout politique en bien plus grand péril que s’il était entré en rapports directs avec des créanciers individuels de nationalités diverses, dont l’action sur lui aurait toujours été affaiblie par les irrémédiables divergences de leurs gouvernemens. On paraît avoir senti le danger à Pékin, puisqu’on ne s’y décida que le jour de l’expiration du dernier délai fixé par la Russie, et sous une pression énergique, à signer l’arrangement financier qu’elle proposait ; mais, n’ayant sans doute trouvé d’appui nulle part, on dut se résigner.

Continuant à marcher dans la voie où elle avait trouvé tant de succès et à appuyer sa politique en Chine sur son action financière, le gouvernement de Saint-Pétersbourg favorisa, avec l’aide de la Banque de Russie, la formation de la Banque russo-chinoise ; comme pour l’emprunt, les établissemens de crédit de Paris fournirent la plus grande partie du capital, mais la direction fut essentiellement russe. Le Comptoir d’escompte de Paris lui céda ses agences en Chine, et elle installa aussitôt des succursales à Pékin, Tientsin, Shanghaï et Hankéou. Cette banque n’a cessé depuis lors d’être le principal agent de l’influence russe en Chine. Dès l’abord, ce fut par son intermédiaire que la Russie négocia la concession du chemin de fer de l’Est chinois qui lui permettait de dévier son Transsibérien vers le Sud à travers la Mandchourie : outre qu’elle raccourcissait de quelques centaines de verstes le tracé primitif, la nouvelle voie avait l’avantage de passer à 500 verstes seulement au nord du golfe de Petchili, et l’autorisation de faire protéger les travaux par ses troupes faisait de la Russie la véritable maîtresse de la Mandchourie ; de là, elle dominait déjà Pékin, en attendant que les circonstances, qu’escomptait peut-être déjà un traité secret, lui permissent de s’établir dans le Liao-toung.

Tandis qu’elle se faisait largement payer de ses services par la Chine, la Russie ne se montrait pas moins active en Corée. Les Japonais, qui occupaient ce pays, avaient commis fautes sur fautes. Ils avaient prétendu y imposer, avec une excessive brusquerie, les réformes les plus variées et les plus profondes. Beaucoup des mesures qu’ils prirent étaient bonnes en elles-mêmes, mais auraient dû être introduites avec de grands ménagemens ; d’autres étaient impossibles à défendre et mécontentaient vraiment le peuple en s’attaquant à ses usages les plus chers, par exemple à son costume traditionnel. Les Coréens, gens pourtant fort malpropres, ont l’habitude de s’habiller tout de blanc, de fumer d’immenses pipes, de porter leurs cheveux relevés en chignon, et surmontés d’un chapeau aux bords gigantesques, mais dont la coiffe est trop petite pour leur tête et qu’ils font tenir avec des brides.

Pourquoi les représentans du Mikado interdirent-ils les longues pipes, les chignons, les chapeaux à petite coiffe et à grandes ailes, et voulurent-ils même faire remplacer les vêtemens blancs par des vêtemens bleus ? On a dit que c’était pour donner le goût du travail aux Coréens qui, obligés de tenir d’une main leur pipe et de rajuster fréquemment de l’autre leur instable coiffure, ne pouvaient s’y livrer avec ardeur. Toujours est-il qu’aux portes de Séoul, les sentinelles japonaises, armées de forts ciseaux, arrachaient aux infortunés campagnards qui venaient en ville leur couvre-chef, coupaient leurs cheveux, raccourcissaient des trois quarts leurs tuyaux de pipes et les renvoyaient chez eux, ahuris et navrés. Rien d’étonnant à ce qu’une telle conduite, jointe à de trop fréquentes violences, attirât aux conquérans la haine des indigènes, gens pourtant tranquilles et inoffensifs d’habitude. La mesure devint comble, lorsque la Reine, qui s’était toujours montrée hostile aux insulaires, fut assassinée dans son palais, le 7 octobre 1895, par des gens à leurs gages, avec la complicité patente du ministre du Japon et la collaboration effective d’une partie du personnel de la légation. Le faible roi Li-Hsi, dont le règne n’a été qu’une longue succession d’intrigues, d’attentats et de révolutions de palais, vivait sous la terreur des baïonnettes japonaises, et avait à ce point abdiqué toute autorité et toute dignité qu’il consentait à signer un édit dégradant la Reine après sa mort et portant contre elle les plus honteuses accusations ; des innocens étaient exécutés à Séoul, tandis que les vrais meurtriers étaient acquittés par les tribunaux japonais.

Pendant ce temps, la Russie exploitait avec habileté le mécontentement général et faisait offrir en sous-main sa protection au roi, qui, craignant tout des Japonais et de son père, le Taï-Ouen-Koun, féroce vieillard dont l’ambition troublait depuis vingt ans la Corée et que les insulaires avaient installé au pouvoir, paraissait disposé à l’accepter, mais n’osait quitter son palais où il était, de fait, prisonnier. Une émeute, qui éclata, spontanément ou non, dans la nuit du 11 février 1896, lui en fournit l’occasion : tandis que le Taï-Ouen-Koun était tué, Li-Hsi se réfugiait à la légation de Russie, que venait garder un détachement de marins débarqués au port de Séoul, Chemoulpo, sans que les Japonais osassent l’empêcher. Installé chez le ministre du Tsar, dont le grand salon, divisé par des paravens sur lesquels étaient écrits les noms des divers ministères, abritait tous les organes du gouvernement coréen, ce roi d’opérette, égaré parmi des événemens tragiques, devint le jouet de la Russie comme il avait été celui du Japon et révoqua tous les édits réformateurs qu’il avait dû signer auparavant. Le décret dégradant la Reine fut annulé et le procès des assassins révisé par une haute Cour, comprenant des juges européens de diverses nations, qui en rejeta toute la responsabilité sur les Japonais.

Le mouvement de réaction fut si violent que plus d’une innovation utile y disparut : une commission composée des plus hauts fonctionnaires indigènes et du contrôleur anglais des douanes et de deux Américains fut bien nommée pour s’occuper de la réforme des lois, mais ne tint que quelques séances et n’aboutit à rien. En peu de mois, tous les vieux abus avaient reparu. Néanmoins, par sa prudente et sage conduite, la Russie avait eu l’habileté de mettre de son côté tous les représentans de l’étranger en Corée. Pour conserver un reste d’influence dans ce pays, dont le commerce était pour la plus grande partie entre ses mains et où résidaient 10 000 de ses nationaux, le Japon se vit obligé de s’entendre avec elle. La convention de Séoul, signée le 14 mai 1896 par les représentans des deux puissances, et complétée par celle du 29 juillet, conclue à Moscou, lors du couronnement de Nicolas II, entre le prince Lobanof et le maréchal Yamagata, lui accorda seulement le droit d’entretenir 1 000 hommes de troupes en Corée pour la protection du télégraphe japonais de Fousan à Séoul et de ses nationaux établis dans la capitale et les ports ouverts de Fousan et Gensan. La Russie obtenait d’ailleurs les mêmes droits et était autorisée à construire une ligne télégraphique de Séoul à la frontière sibérienne.

Les deux puissances s’engageaient à donner leur appui au gouvernement coréen pour la réorganisation de ses finances et de forces de police suffisantes pour maintenir l’ordre et leur permettre de retirer le plus tôt possible leurs garnisons. En apparence, c’était une sorte de condominium russo-japonais qui s’établissait en Corée ; mais, en fait, l’influence russe, toute-puissante auprès du roi, continuait de s’exercer sans obstacle, après comme avant le retour du souverain dans son palais, en février 1897. Un décret ordonnait que les chemins de fer à construire en Corée auraient le même écartement de rails que le Transsibérien : la dette de trois millions de yens (sept millions et demi de francs) contractée par la Corée vis-à-vis du Japon était remboursée, et des instructeurs russes étaient seuls engagés pour réorganiser l’armée coréenne, ce que le Japon représentait, il est vrai, comme une violation de la convention de Moscou.

L’influence russe était donc absolument prépondérante en Corée comme en Chine, au début de 1897. Dans l’un et l’autre pays, l’Empire des Tsars avait joué avec une extrême habileté le rôle de protecteur des vaincus contre les abus de force des vainqueurs ; dans le second, il y avait joint celui de redresseur de torts et s’était acquis l’approbation de tous les Occidentaux. Les victoires du Japon semblaient n’avoir été remportées qu’au bénéfice de la Russie, qui, partout, s’était substituée à lui, en Mandchourie comme en Corée, qui avait tout le profit de cette guerre sans qu’il lui en eût rien coûté. Le cabinet de Pétersbourg s’était d’ailleurs montré prudent en même temps que hardi. S’il avait su discerner clairement, dès la fin de la guerre, les avantages qu’il pourrait retirer d’une intervention, s’il avait su prendre des résolutions rapides et énergiques, il avait cependant évité, malgré l’ardeur impatiente de ses chefs d’escadre, de commettre les fautes où était tombé le Japon : de vouloir trop embrasser et d’aller à l’extrême, ce qui n’aurait pas manqué d’amener des complications européennes. Aussi n’avait-il pas encore mis la main sur cette presqu’île du Liao-toung et ces positions si importantes de Port-Arthur et de Talien-wan, qu’il avait obligé les Japonais à quitter, et n’avait-il rien annexé officiellement en Corée ; mais, muni du droit de faire passer un chemin de fer à travers la Mandchourie centrale[2] et de le protéger par des troupes, maître en même temps de la situation à Séoul, le gouvernement russe s’était ainsi assuré la faculté de s’emparer aisément, le moment venu, soit de la Corée, soit du Liao-Toung et de faire aboutir son Transsibérien, en mer libre, dans l’une des deux presqu’îles. Il hésitait encore entre les deux, la première ayant une action plus rapprochée sur Pékin, la seconde le menant plus directement sur le Pacifique et menaçant à la fois l’embouchure du Yang-tze et le sud-ouest du Japon. On ne paraissait pas, du reste, à Saint-Pétersbourg, se soucier d’agir trop tôt et l’on semblait vouloir attendre, pour frapper un grand coup, l’achèvement du chemin de fer qu’on construisait en toute hâte en Sibérie et que l’on comptait mener au moins jusqu’à l’Amour au début de 1900.

A côté des immenses avantages acquis par la Russie, ceux qu’obtinrent ses alliés paraissent assez maigres. L’Allemagne ne s’était pas montrée exigeante : l’allocation de quelques dizaines d’hectares de terrain à Tientsin et en d’autres ports, pour y établir des concessions distinctes, fut tout ce qu’elle demanda. Ce n’était guère qu’une satisfaction d’amour-propre ; l’absence de concessions particulières n’avait pas empêché, pendant les années qui précédèrent la guerre, le commerce allemand de prendre un développement extrêmement rapide en Chine et les maisons allemandes de s’y multiplier. Mais l’avenir devait montrer que l’Empire germanique avait en Extrême-Orient de plus vastes desseins dont il ne faisait qu’ajourner la réalisation.

Quant à la France, elle fit récompenser d’abord ses bons services par les deux conventions que signa à Pékin, dès le 20 juin 1895, son ministre, M. Gérard : le premier de ces instrumens diplomatiques accordait à notre commerce diverses facilités nouvelles sur les frontières de la Chine et de l’Indo-Chine ; le second rectifiait à notre avantage la délimitation de ces mêmes frontières. Un nouveau marché ouvert, Semao, dans le Yunnan, venait s’ajouter aux deux villes de Mong-Tze et de Long-Tcheou, déjà ouvertes depuis 1887 au commerce franco-annamite. Les droits d’importation et d’exportation sur les marchandises entrant ou sortant par ces marchés, et transitant par le Tonkin, déjà réduits aux 7 dixièmes ou aux 6 dixièmes du tarif des douanes maritimes en 1887, étaient encore abaissés aux 4 dixièmes et aux 2 dixièmes du tarif général en ce qui concerne les produits exportés d’un autre port chinois ou destinés à être réimportés dans un de ces ports. En outre, l’article 5 de la convention s’exprimait ainsi : « Il est entendu que la Chine, pour l’exploitation de ses mines dans les provinces du Yunnan, du Kouang-si et du Kouang-toung, pourra s’adresser d’abord à des industriels et à des ingénieurs français, l’exploitation demeurant d’ailleurs soumise aux règles édictées par le gouvernement impérial en ce qui concerne l’industrie nationale. Il est convenu que les voies ferrées, soit déjà existantes, soit à construire en Annam, pourront, après entente commune et dans des conditions à définir, être prolongées sur le territoire chinois. » Enfin, on stipulait encore la jonction des lignes télégraphiques françaises ou chinoises. La convention relative à la frontière étendait définitivement les possessions françaises jusqu’à la rive orientale du haut Mékong, en reconnaissant à la France toute la portion située sur cette rive de l’Etat chan de Xieng-hong. L’Angleterre avait elle-même, en 1894, admis le droit de suzeraineté de la Chine sur cette petite principauté et une ou deux autres, afin de constituer ainsi, sous forme d’une bande de territoire chinois, un tampon entre l’Empire des Indes et l’Indo-Chine française.

On fit grand bruit en France de ces conventions, et l’on se complut à raconter les procédés énergiques par lesquels notre ministre à Pékin en avait arraché la conclusion, au nez et à la barbe de son collègue anglais, sir Nicholas O’Connor. Les négociations terminées, M. Gérard, en arrivant au Tsong-li-Yamen au jour fixé pour l’échange des signatures, ne trouve qu’un des deux plénipotentiaires chinois, qui lui exprime, avec force excuses, les craintes que son collègue ne puisse venir. « Rien ne devrait l’empêcher d’être ici, réplique le ministre de France ; veuillez le trouver et le lui dire. » Quelques minutes après, arrive le second Céleste, l’air très ému. « Eh bien ! et votre collègue, revient-il avec vous ? demande M. Gérard. — Non, je crains qu’il ne soit retenu et qu’il ne puisse revenir, je vais tâcher de le trouver. — Pardon, je vous tiens et je vous garde ; je vais me mettre moi-même à la recherche de votre collègue ! » Enfin, au bout d’une heure ou peu s’en faut, les deux Célestes se trouvent réunis et, sommés par M. Gérard d’expliquer tous ces moyens dilatoires, ils expliquent que le ministre d’Angleterre est dans une chambre voisine et se répand en menaces, parlant même d’amener son pavillon. M. Gérard convainc facilement les plénipotentiaires qu’il n’y a rien à craindre ; la convention est signée séance tenante, et sir Nicholas O’Connor, une fois convaincu de l’inutilité de ses procédés d’intimidation, se met à parler d’autre chose. L’anecdote fait honneur à l’énergie du ministre de France et à sa connaissance du caractère chinois ; elle montre bien l’affaiblissement de l’influence anglaise en Chine en 1895 et 1890, en même temps que le mécontentement qu’avaient causé à cette puissance la rectification de notre frontière et notre extension jusqu’au Mékong. En y consentant, la Chine violait, il est vrai, les engagemens pris par elle quand la Grande-Bretagne lui avait reconnu Xieng-hong, engagemens dont nous n’avions pas à nous préoccuper, car l’État en question était peut-être vassal de l’Annam ou du Siam aussi bien que de la Birmanie ou de la Chine.

Quelle était la valeur réelle des concessions commerciales que la Chine nous accordait et que notre presse faisait sonner bien haut ? Les réductions de droits sur les produits transitant par le Tonkin auraient une grande valeur, si les parties limitrophes de la Chine étaient riches : il faut bien convenir qu’il n’en est malheureusement pas ainsi. C’est ici le lieu de jeter un coup d’œil sur la région que l’on peut approvisionner et exploiter par la voie du Tonkin. Elle comprend la plus grande partie du Yunnan et du Kouang-si, la moitié méridionale du Koui-tchéou, et une faible partie du Kouang-toung, la longue et mince bande de territoire que cette province projette jusqu’à la frontière tonkinoise entre la mer et le Kouang-si. Or le Yunnan, le Kouang-si et le Koui-tchéou sont trois des provinces les plus pauvres de la Chine : couvrant ensemble le cinquième de sa surface, elles ont à peine le quinzième du nombre total de ses habitans : 24 millions environ sur 380. Sans doute elles ont été dévastées par la grande insurrection des Taïpings et les révoltes musulmanes, le Yunnan surtout, mais il n’en est pas moins vrai que tout ce pays est un pâté de montagnes et de plateaux, — plateaux très bossues d’ailleurs, dont les altitudes dépassent fréquemment 2000 mètres, où les communications sont très mauvaises aujourd’hui et seront coûteuses à établir. Le rapport de la Mission lyonnaise, qui l’a parcouru, de 1895 à 1897, revient fréquemment sur les grandes difficultés des transports, sur l’âpreté d’escalades telles que la fameuse route impériale des « Dix Mille Escaliers » qu’il faut gravir pour s’élever du Fleuve Rouge au plateau du Yunnan, de Manhao à Mong-Tze, et qui sur une distance de 50 kilomètres, a de 150 à plus de 2 000 mètres d’altitude ; il signale aussi la rareté des populations, contrastant avec leur surabondance dans le bassin du Yang-tze-Kiang et les provinces côtières. En Extrême-Orient, les montagnes restent presque désertes, même quand la terre est près de manquer dans les plaines.

On dit, il est vrai, que le Yunnan a de grandes richesses minières mais, comme me le faisait remarquer un excellent observateur doublé d’un homme d’esprit qui a récemment parcouru la Chine presque tout entière : lorsqu’ils n’ont rien vu de bon sur le sol d’un pays, beaucoup d’explorateurs se rabattent sur ce qui se trouve au-dessous ; comme ils n’ont guère pu aller y voir en passant, il ne faut les croire que sous bénéfice d’inventaire. Sans doute des gisemens de cuivre et d’étain sont exploités depuis longtemps au Yunnan, mais quelle est leur abondance et la teneur de ces minerais ? Est-elle suffisante pour qu’ils puissent donner matière à une exploitation rémunératrice et se faire une place sur le marché du monde après avoir été grevés de gros frais de transport sur des chemins de fer longs de plus de cinq cents kilomètres, d’ailleurs coûteux à construire ? Autant de questions qui ne sont pas résolues. Toujours est-il que l’avenir prochain de ces provinces chinoises voisines du Tonkin, qui ne produisent ni soie, ni thé, ni aucun des grands articles d’exportation, et dont la population est rare, n’apparaît pas comme bien brillant et que les marchés qu’on a ouverts se développent fort lentement.

Quant à l’article 5, relatif aux mines, pris littéralement, c’est un simple truisme : si l’on veut y voir un engagement déguisé et lire « devra » au lieu de « pourra, » c’est une violation de la clause de la nation la plus favorisée, inscrite dans tous les traités des puissances européennes avec la Chine. Nous en reconnûmes bientôt la vanité : dès le 15 janvier 1896, lors de l’accord anglo-français relatif aux affaires du Siam, accord où nous sûmes, du reste, fort mal profiter des circonstances difficiles que traversait alors la Grande-Bretagne, les deux gouvernemens de Paris et de Londres convinrent expressément que tous les droits et privilèges acquis ou à acquérir par l’un d’eux au Yunnan et, plus au nord, au Setchouen s’appliqueraient également à l’autre.

Le profit que nous pouvons tirer de la convention du 20 juin 1895 se réduit donc à fort peu de chose. Durant l’année suivante, les négociations qui se sont sans cesse poursuivies à Pékin ont amené quelques autres résultats : la reconstruction de l’arsenal de Foutchéou, établi en 1866 par des Français, détruit par d’autres Français en 1884, sous le commandement de l’amiral Courbet, nous fut de nouveau confiée. Plusieurs de nos ingénieurs des constructions navales y travaillent en ce moment, et nos usines métallurgiques doivent en fournir les matériaux. Ç’a été notre part dans les commandes faites par la Chine, en vue desquelles toutes les nations prodiguèrent les prévenances à Li-Hung-Chang lors de son fameux voyage en Europe et en Amérique, et cela compense dans une certaine mesure la perte de la clientèle du Japon, qui s’était souvent adressé à nos forges, mais demande aujourd’hui presque exclusivement à l’industrie anglaise et américaine les nombreux bâtimens et les canons qu’exige la grande augmentation de sa flotte.

A un tout autre point de vue, notre ministre à Pékin s’est utilement employé en faveur des missionnaires catholiques. Il a obtenu la révocation des règlemens qui prétendaient leur imposer les achats d’immeubles dans l’intérieur de la Chine et la promesse de faire disparaître de la prochaine édition du Ta-tsing-lon-lieh, recueil des lois de la dynastie des Tsings, les punitions et les menaces encore contenues dans l’édition de 1892. Enfin, il a obtenu l’autorisation pour les lazaristes de rebâtir sur le même emplacement la cathédrale de Tien-tsin, détruite et brûlée, en même temps que les missionnaires et les religieuses étaient massacrés, lors de l’émeute de juin 1870.

C’est assurément comme protectrice des catholiques que la France a le plus dignement joué son rôle en Extrême-Orient durant ces dernières années. Toutefois, nous n’avons peut-être pas su, comme nous l’aurions dû, faire servir à l’obtention d’avantages plus matériels les moyens d’influence que nous donne en Chine notre fonction religieuse spéciale. La politique de la France en Extrême-Orient a peut-être manqué d’envergure. Nous n’avons pas tiré de notre intervention en faveur du Céleste-Empire un profit proportionné aux risques courus. Nous avons moins obtenu de la Chine, non seulement que notre alliée la Russie, mais même que l’Angleterre, et, en nous opposant inutilement d’ailleurs aux demandes de cette puissance, nous avons risqué d’augmenter les dissentimens qui séparent les deux grandes nations occidentales.

Après une période de recueillement, pendant l’année qui suivit la guerre, le gouvernement de la Reine était parvenu, en effet, sinon à reconquérir son influence d’autrefois, du moins à se faire de nouveau écouter à Pékin. Bien qu’on y tremblât devant la Russie, la puissance de l’escadre britannique n’était pas cependant sans y inspirer aussi le respect et peut-être, le premier moment de désarroi passé, s’y trouvait-on disposé à reprendre, dans la mesure du possible, le vieux jeu de bascule entre les diverses puissances européennes. Le lent travail de la diplomatie anglaise pendant toute la durée de 1896 porta ses fruits par la signature de la convention anglo-chinoise du 4 février 1897. Par cet accord, la Chine concédait à la Grande-Bretagne des rectifications de frontières importantes du côté de la Birmanie, lui rétrocédait une partie des États chans, lui reconnaissait le droit d’établir un consul en un point du Yunnan occidental, Manwyne ou Chounning-fou, s’engageait à ouvrir les routes menant à ces points et d’autres encore, et enfin à permettre que les chemins de fer à construire dans le Yunnan fussent reliés au réseau birman. En outre, — et c’était le point le plus important, — un article séparé prescrivait que la rivière de l’Ouest, ou Si-kiang, le fleuve qui aboutit à Canton, serait ouverte à la navigation européenne jusqu’à Ou-tchéou (Woochow) sur la frontière du Kouang-si et du Kouang-toung, à 200 kilomètres de Canton : les deux ports fluviaux de Samshui et de Ou-tchéou devenaient des ports de traité et des concessions pour les Européens y étaient établies.

C’était pour l’Angleterre une revanche de la mortification qu’elle avait dû subir, vingt mois plus tôt, lors de la convention Gérard. Si, dans le Yunnan, en dépit de l’égalité des droits de la Grande-Bretagne et de la France, l’avantage restait à cette dernière, de par les conditions naturelles, qui en rendent l’accès moins difficile du côté du Tonkin que du côté de la Birmanie, l’ouverture de la rivière de l’Ouest était un échec pour la politique française, qui s’y était opposée de toutes ses forces. Par cette voie fluviale, les vapeurs européens — c’est-à-dire en fait presque exclusivement les vapeurs anglais de Hong-Kong — allaient pouvoir d’abord desservir directement la riche vallée inférieure du Si-kiang à travers le Kouang-toung, puis remonter jusqu’à la frontière même du Kouang-si, pour y rencontrer les jonques qui leur apporteraient à peu de frais les produits de cette province et distribueraient les marchandises venues de Hong-Kong jusqu’aux points extrêmes de la navigation sur la rivière de l’Ouest et ses affluens. Or ces points extrêmes sont situés très loin dans l’intérieur, presque aux frontières du Yunnan et du Tonkin, et à Long-Tcheou, à 50 kilomètres de Langson, on voit même, aux hautes eaux, des jonques de Canton. Presque tout le commerce du Kouang-si, que nous convoitions, allait donc être drainé par cette voie nouvelle.

Notre diplomatie chercha à réparer l’impression produite par ce traité anglo-chinois, qui annulait la plupart des avantages à nous concédés sur la frontière du Tonkin ; et l’on apprit à Paris, en juin 1897, que la Chine accordait à la France le droit de construire un chemin de fer, de Laokaï, où le Fleuve Rouge entre au Tonkin, à Ytinnan-Sen, capitale du Yunnan, et de prolonger, d’autre part, jusqu’à Nanning-fou et même au-delà, vers le nord, la ligne en projet de Langson à Long-tchéou. Cette dernière concession pourrait nous servir à conserver en tout état de cause le trafic du Kouang-si occidental, si tant est qu’il vaille la peine de construire une voie ferrée pour le capter. Toutefois, les rivières navigables ont sur ces chemins de fer, en pays montagneux et pauvre, un avantage bien évident. Dès que les premières sont ouvertes, on peut s’en servir ; quand les seconds sont concédés, il reste, au contraire, à les construire, ce qui est coûteux d’abord, et fort long ensuite, surtout quand on a affaire à des administrations françaises et chinoises. En février 1898, j’ai pu m’assurer par moi-même que le Si-kiang était déjà sillonné de bateaux à vapeur, alors que la partie située en Chine du chemin de fer de Langson à Long-tchéou, concédé pourtant depuis 1896, n’était pas encore commencée, à cause de difficultés diverses avec les autorités chinoises locales.


III

Après les luttes diplomatiques qui avaient suivi les rudes secousses de la guerre, la question d’Extrême-Orient paraissait entrer, vers l’été de 1897, dans une phase d’accalmie. Toutes les puissances européennes intéressées en Chine, la Russie, la France, l’Angleterre, avaient eu leur lot ; on jugeait celui de l’Allemagne modique, mais l’on commençait à croire qu’elle n’aurait pas de visées politiques dans le Céleste-Empire et qu’elle voulait se contenter d’y développer ses intérêts économiques. D’autre part, la Russie et le Japon s’étaient tant bien que mal entendus en Corée. Sans doute, ces arrangerions n’étaient, pas définitifs et les ambitions de chacun semblaient plutôt assoupies qu’entièrement satisfaites ; mais la mise à profit des avantages obtenus, et les préparatifs mêmes que chaque nation devait faire pour se trouver en bonne posture le jour où l’on voudrait revenir au jeu d’une façon plus sérieuse, paraissaient devoir laisser un répit de quelques années. La Russie construisait son chemin de fer qui, malgré toute la diligence apportée à son exécution, ne devait atteindre le fleuve Amour qu’à la fin de 1899 et le Pacifique au plus tôt vers 1903 ou 1904. Le Japon, tout en s’attelant à la tâche ardue d’établir l’ordre à Formose, s’armait jusqu’aux dents : pour être prêt à une lutte avec la Russie, qu’il croyait inévitable tout en la redoutant, il doublait son armée, faisait construire en Europe et en Amérique une flotte de premier ordre, qui devait lui assurer la suprématie maritime sur les côtes de Chine, mais ne pouvait être achevée aussi que vers 1904 ou 1905. La France pacifiait définitivement le Tonkin et se mettait en devoir d’étudier le tracé des chemins de fer qu’on lui avait concédés. L’Angleterre poussait en avant ses voies ferrées de Birmanie, envoyait ses vapeurs dans la rivière de l’Ouest ; ses capitaux, unis à ceux de l’Allemagne et de l’Amérique, avaient la plus large part dans le mouvement industriel, qui s’était créé à Shanghaï et semblait devoir s’étendre à d’autres ports, à la suite du traité de Shimonosaki.

La Chine elle-même profitait du répit qui lui était laissé pour s’assoupir de nouveau. Elle n’avait rien appris et rien oublié. Quand son principal homme d’État, Li-Hung-Chang, avait été envoyé en Europe et en Amérique, en 1896, ce n’était pas seulement parce qu’il se trouvait mieux préparé qu’aucun autre, par sa longue fréquentation des étrangers, à comprendre ce qu’il verrait et à traiter avec eux, c’était aussi, surtout peut-être, parce qu’il était disgracié. On offrit, dit-on, cette mission au prince Kong ou au prince Ching, oncles de l’Empereur : « Eh ! qu’avons-nous donc fait, se seraient écriés ces hauts personnages, pour qu’on nous inflige cette humiliation, de nous envoyer parmi les barbares ? » Le voyage de Li-Hung-Chang était donc une punition de plus ajoutée à la perte de sa plume de paon et de sa jaquette jaune. Si ses observations l’ont confirmé dans les idées progressives qu’on lui prêtait, et qui ne l’ont jamais été que d’une façon toute relative, son influence a incontestablement diminué et, à travers les vicissitudes de rentrées en grâce et de privations de fonction qui ont signalé sa carrière depuis son retour en Chine, il n’a pu exercer assez d’action pour vaincre les préjugés de la cour et de l’immense majorité des lettrés.

Tout ce qu’on accorda au progrès, ce fut de faire construire par des ingénieurs anglais et américains le chemin de fer de Tientsin à Pékin, de prolonger un peu au-delà de la Grande Muraille celui qui, de Tientsin et de l’embouchure de Peï-ho, remonte vers le nord-est le long de la côte du Petchili, d’autoriser en même temps le rétablissement de la petite ligue de Shanghaï à Woo-soung, son port en eau profonde. Exécutés près des endroits les plus fréquentés par les Européens, du plus grand port ouvert, où habitent la moitié des étrangers établis en Chine, et de la capitale, où résident les diplomates, ces travaux étaient bien choisis pour jeter de la poudre aux yeux : peut-être aussi avait-on voulu relier Pékin à la mer, qui est anglaise, en Extrême-Orient comme partout, pour faire pièce à la Russie, installée en Mandchourie. En outre, un chemin de fer bien plus étendu, de Pékin à Han-kéou, traversant, sur 1 000 à 1 200 kilomètres, le cœur même de la Chine était en projet depuis 1889. Un directeur des chemins de fer, Cheng, avait été nommé pour s’en occuper et devait collaborer avec Li-Hung-Chang, et avec son rival, le célèbre vice-roi de Han-kéou, Chang-Chi-Toung. Plus sérieusement progressif peut-être que Li-Hung-Chang, celui-ci paraissait réellement désireux de construire cette ligne. Mais il prétendait que tout le matériel en fût fabriqué en Chine et, à cet effet, il avait installé à Hanyang, à côté d’Han-kéou et de sa capitale Wou-tchang — trois cités qui ne forment en réalité qu’une seule et immense ville — une grande usine métallurgique qui ne devait pas être avant bien des années en état de livrer les fournitures nécessaires. Après la guerre, les efforts réunis des ministres de France et de Belgique avaient obtenu qu’un syndicat financier franco-belge serait chargé de construire la ligne pour le gouvernement chinois et de l’exploiter ensuite ; mais des difficultés surgissaient sans cesse et, bien que l’administration chinoise eût commencé les travaux du côté de Pékin, tout se trouvait arrêté, à l’automne de 1897, par suite de difficultés dans l’interprétation de certaines clauses du contrat. C’était toujours, dans la question des chemins de fer, comme dans celle des douanes intérieures, comme partout, la même politique de moyens dilatoires et de faux-fuyans. Aucun pas n’avait été fait vers aucune réforme administrative, militaire ou autre.

Momentanément satisfaits des droits récemment obtenus, les étrangers n’élevaient cependant pas de nouvelles prétentions. Tout était au calme à Pékin, et l’on ne paraissait pas prévoir qu’il dût se passer aucun événement grave en Extrême-Orient avant que l’achèvement du Transsibérien déterminât un pas en avant des Russes, lorsque tout à coup, au mois de novembre 1897, le monde apprit avec surprise que l’Allemagne venait de débarquer un détachement de marins sur les côtes de la baie de Kiao-tchéou, dans la presqu’île du Chan-toung : le motif avoué de cet acte était de prendre un gage pour presser la marche de négociations qui étaient engagées dès longtemps à Pékin, à la suite de l’assassinat de deux missionnaires, et qui traînaient en longueur, comme d’usage. Tout d’abord on n’attacha peut-être pas à ce coup de force toute l’importance qu’il méritait. On voulut même, un instant, n’y voir qu’un ingénieux artifice de l’empereur allemand pour démontrer l’utilité d’une marine et obtenir du Reichstag le vote des crédits destinés à l’augmentation de la flotte. Mais, lorsque Guillaume II envoya en Extrême-Orient son propre frère à la tête d’une escadre, en l’invitant, lors du départ, à y faire sentir au besoin sa « dextre gantée de fer, » on dut bien se convaincre que l’occupation de Kiao-tchéou était définitive et que l’Allemagne se payait enfin, plus tardivement, mais avec moins de ménagemens que ses alliés, des services qu’elle avait rendus à la Chine en 1895. Elle n’avait mis sans doute si longtemps à agir que parce qu’elle hésitait entre divers points pour le choix de la station navale qu’elle désirait établir en Extrême-Orient.

Si le débarquement de Kiao-tchéou était un acte mûrement réfléchi, il ne semble point, en revanche, que le cabinet de Berlin se fût préoccupé de s’assurer auparavant l’assentiment des autres puissances. On s’est demandé si la Russie elle-même, qui avait eu des visées sur cette baie, où son escadre d’Extrême-Orient avait hiverné en 1896-97, avait été prise au dépourvu. Il semble aujourd’hui qu’elle ait été prévenue, nous ne disons pas consultée, peu de temps à l’avance. Quant à l’Angleterre, elle fut mise en présence du fait accompli, et l’opinion britannique en conçut d’abord une violente colère. Quoique l’Allemagne eût paru se détacher peu à peu du groupement franco-russe pour se rapprocher de la Grande-Bretagne ; quoique les banques anglaises et allemandes se fussent chargées de concert du placement en Europe d’un second emprunt chinois de 400 millions de francs, en 1897 ; quoique les capitaux des deux pays se soient assez souvent associés en Chine, la cordialité est tout à fait étrangère aux relations entre les sujets de la Reine et ceux de son petit-fils en Extrême-Orient. Dès que l’occupation de Kiao-tchéou fut connue, ce fut dans la presse britannique de toutes les latitudes une explosion d’invectives, bien lot suivie d’un torrent de plaisanteries, lorsque Guillaume II porta à son frère, partant pour les mers de Chine, des toasts un peu trop solennellement dramatiques pour les circonstances. Les mésaventures du prince Henri de Prusse, arrêté en route par divers incidens et constamment obligé de faire du charbon dans des ports britanniques, provoquèrent encore toutes sortes de commentaires ironiques.

Ce qui inquiétait les Anglais, ce n’était pas seulement l’action même de l’Allemagne, c’était la crainte que l’Empire des Tsars n’en profitât pour faire de son côté un nouveau pas en avant dans la Chine du Nord. S’ils semblaient prendre leur parti de voir la Russie occuper un port libre de glaces en toute saison, ils n’auraient pas voulu qu’elle pût, de ce port, exercer une action trop directe sur la capitale du Céleste-Empire ; ils prétendaient aussi qu’un port de ce genre fût librement ouvert au commerce de toutes les nations, comme leur Hong-Kong ou l’un quelconque des ports de traité. Aussi, tandis que, dès les premiers jours de 1898, M. Balfour invitait presque les Russes à s’assurer une issue sur la mer libre, un autre ministre de la Reine, sir Michael Hicks-Beach, déclarait, quelques jours après, aux applaudissemens de toute la presse, que le gouvernement britannique « était absolument déterminé, à quelque prix que ce fût, même au risque d’une guerre, à ne pas se laisser fermer la porte (en Chine). » Pour s’opposer aux empiétemens de la Russie, la Grande-Bretagne prenait les devans et, s’appropriant la politique financière qui avait si bien réussi au Tsar, elle offrait à la Chine de lui prêter directement, par un contrat de gouvernement à gouvernement, les 400 millions de francs dont le Fils du Ciel avait encore besoin. Ce dernier venu des trois grands emprunts chinois était le moins bien garanti ; les recettes des douanes ne suffisaient plus à en couvrir les intérêts ; et c’était par conséquent celui qui devait donner au prêteur le plus d’occasions de s’immiscer dans l’administration intérieure et d’exercer une pression politique à Pékin. Parmi les conditions mises à ce prêt se trouvait l’adjonction à la liste des ports ouverts de Talien-wan, dans la presqu’île du Liao-toung, que la Russie convoitait. En l’ouvrant ainsi au commerce de toutes les puissances, on en rendait beaucoup plus difficile l’accaparement par l’une d’entre elles.

C’était certes fort bien joué, mais il aurait fallu disposer de la force nécessaire pour imposer à la Chine l’acceptation de ces conditions. Or la saison était peu propice : en hiver, où le Petchili est gelé, la Russie est toujours plus puissante à Pékin que l’Angleterre. On le vit cette fois encore. Devant les menaces de M. Pavlof, chargé d’affaires de Russie, le Tsong-li-Yamen n’osa se rendre aux demandes de sir Claude Macdonald, ministre d’Angleterre, pourtant énergiquement présentées. L’emprunt direct ne fut pas conclu, Talien-wan ne fut pas ouvert, et la Grande-Bretagne dut se contenter d’un accord, conclu à la fin de février 1898, en vertu duquel elle obtenait cependant encore d’importantes concessions. Les navires à vapeur européens pourraient, à partir de juin 1898, naviguer sur tous les cours d’eau de l’empire ; aucune partie du bassin du Yang-tze-kiang ne serait jamais cédée ni donnée à bail à une puissance étrangère ; un port serait ouvert dans la province du Hounan ; le poste d’inspecteur général des douanes demeurerait réservé à un sujet britannique aussi longtemps que le commerce britannique occuperait le premier rang dans les échanges extérieurs de la Chine. La valeur de ces engagemens ressort de leur énoncé même et du fait que le bassin du Yang-tze est la partie la plus riche et la plus peuplée de l’Empire du Milieu. Comme commentaire à cet accord, la Chambre des communes inscrivait en mars dans l’adresse au trône « qu’il était d’une importance vitale pour le commerce et l’influence britannique que l’indépendance de la Chine fût respectée ; » et, au cours de la discussion, M. Curzon, sous-secrétaire d’Etat aux Affaires étrangères, déclarait : en premier lieu, que l’Angleterre était opposée à toute attaque contre l’indépendance ou l’intégrité de l’Empire du Milieu ; en second lieu, qu’elle résisterait à toute tentative de fermer un port chinois à son commerce alors qu’il resterait ou deviendrait ouvert au commerce d’une autre nation ; enfin, qu’elle était déterminée à maintenir dans leur entier tous les droits qu’elle tenait du traité de Tientsin en 1858. C’était l’énoncé de la fameuse politique dite de la porte ouverte.

Cependant l’Allemagne faisait ratifier par la Chine, dans ce même mois de mars, son occupation de Kiao-tchéou, qui lui était donné à bail pour quatre-vingt-dix-neuf ans, et qu’elle s’empressait, il est vrai, de déclarer port franc. Un réseau étendu de chemins de fer lui était en même temps concédé dans le Chan-toung, où elle se constituait une sphère d’intérêts, prétendant sans ambages pour ses nationaux à un droit de préemption sur toutes les concessions de voies ferrées ou de mines que le gouvernement chinois pourrait accorder dans cette province.

La Russie, de son côté, instruite par l’expérience des négociations anglo-chinoises, s’était rendu compte qu’en retardant davantage l’occupation de la presqu’île du Liao-toung, elle risquerait, sinon d’y être devancée par une rivale, du moins de laisser s’y créer des intérêts internationaux qui rendraient plus difficile l’exécution de ses projets. Elle n’hésita donc plus à agir rapidement et, le 27 mars, elle arracha à la Chine la signature d’une convention qui lui cédait à bail Port-Arthur et Talien-wan et l’autorisait à construire un embranchement reliant ces ports au chemin de fer de l’Est-Chinois. Elle était donc arrivée à ses fins. Le Transsibérien avait un terminus sur la mer libre, et, de l’entrée du golfe du Pet-chili, elle pouvait menacer Pékin. On crut un moment que la lutte si longtemps différée de la Baleine et de l’Eléphant allait éclater cette fois.

Deux navires anglais étaient mouillés à Port-Arthur quand ce point fut cédé à la Russie ; ils en partirent, mais, le 29 mars, la formidable escadre britannique d’Extrême-Orient, énormément renforcée pendant tout l’hiver, se mobilisait, et une partie remontait vers le nord, tandis qu’une autre se tenait vers l’embouchure du Yang-tze, prête à occuper, dit-on, les îles Chousan qui commandent l’entrée du fleuve. Toutefois la Russie se montra prudente : pour ne pas jeter complètement le redoutable appoint du Japon du côté de l’Angleterre, elle avait déclaré, le 18 mars, renoncer à toute intervention active en Corée, et laisser le champ libre en ce pays, sinon à l’action politique, du moins aux intérêts économiques de l’Empire du Soleil-Levant. Le conflit violent fut évité, mais l’opposition irréductible des intérêts russes et anglais, jointe à l’accumulation, dans les mers de Chine, de navires de guerre de toutes nations envoyés là en hâte depuis l’affaire de Kiao-tchéou, maintint un sentiment d’inquiétude trop justifiée, et l’irritation resta grande dans le public anglais.

Elle s’accrut encore par la conclusion en avril d’un accord franco-chinois, bien anodin pourtant. Restant, selon notre politique habituelle, confinés dans les régions pauvres du Sud, nous obtenions de la Chine l’engagement de n’aliéner d’aucune manière les territoires compris dans les trois provinces limitrophes du Tonkin, et de ne jamais céder à aucune puissance autre que la France l’île d’Haïnan ; la concession renouvelée du chemin de fer du Yunnan ; enfin, la cession à bail emphytéotique de la baie de Kouang-tchéou-Wan, située sur la côte orientale de la presqu’île de Leï-tehéou qui s’avance en face de l’île d’Haïnan. En outre, le gouvernement chinois s’engageait à nommer un Français directeur général des postes. Ceci était une réponse à la promesse obtenue par l’Angleterre relativement au directeur général des douanes ; elle ne paraît guère avoir été heureuse : aucun directeur des postes n’a encore été nommé, et ce service reste encore annexé à celui des douanes, dont l’Anglais sir Robert Hart est et demeure le chef.

Des autres concessions par nous obtenues, il ne semble pas que l’Angleterre ou aucune autre puissance eût beaucoup à s’alarmer : Haïnan peut avoir quelque importance à notre point de vue, car nous ne saurions évidemment admettre l’installation d’autres que nous à l’entrée du golfe du Tonkin. Quant à la baie de Kouang-tchéou, mouillage passable, mais d’entrée difficile, elle n’étend pas notre sphère d’action, elle nous laisse confinés dans l’extrême Sud ; et ce n’est point-là assurément un de ces points stratégiques de première importance d’où nous puissions menacer la situation de nos rivaux dans les mers de Chine, et exercer une action sur un point vital du Céleste-Empire.

Autrement importantes étaient les cessions de territoire faites bientôt après à la Grande-Bretagne, en compensation de l’occupation des ports du Liao-toung par les Russes. Ce n’est pas que l’étendue en fût considérable : Weï-haï-Weï et une petite banlieue, dans le Chantoung ; mille kilomètres carrés dans la péninsule de Kowloun, en face de Hong-Kong ; le tout, bien entendu, loué pour 99 ans, suivant l’euphémisme à la mode. Seulement la valeur stratégique en était de premier ordre. Dans la presqu’île de Kowloun, où les Anglais n’avaient jusqu’à présent qu’une petite lisière dominée par les collines du territoire chinois, ils entraient en possession de toutes les hauteurs et de toutes les baies nécessaires pour mettre le port de Hong-Kong à l’abri de toute attaque et en permettre l’extension. D’autre part, Weï-haï-Weï leurdonnait ce qu’ils convoitaient depuis longtemps, un point d’appui naval dans le nord des mers de Chine : quand leur escadre sera occupée dans ces parages, elle n’aura plus besoin de faire une traversée de quatre ou cinq jours pour venir se ravitailler ou se mettre à l’abri à Hong-Kong. En outre, Weï-haï-Weï, que l’on se met en devoir de fortifier, annule en partie Port-Arthur, le premier est presque en face du second, à une centaine de kilomètres seulement, et n’est guère plus éloigné de l’embouchure du Peï-Ho ; la supériorité que l’escadre britannique aura nécessairement pendant de bien longues années sur l’escadre russe, dans les murs de Chine comme ailleurs, lui permettra, avec ce point d’appui, d’interdire qu’aucune aide soit portée par mer, si courte que soit la traversée, aux troupes russes qui pourraient opérer par terre dans le nord de la Chine ; il leur sera même aisé, par un rapide coup de main, de couper le chemin de fer entre Tien-Tsin et la Grande Muraille.

Malgré tous ces avantages, l’insatiable public anglais ne s’est pas déclaré satisfait : la presse s’est plainte de ce que le gouvernement eût reconnu à l’Allemagne une sorte de situation privilégiée dans le Chan-toung, eût promis de ne pas porter atteinte à ses droits dans cette province, de ne pas bâtir de chemin de fer partant de Weï-haï-Weï, de considérer cette place comme une sorte de Gibraltar d’Extrême-Orient, sans prétentions commerciales : on admettait ainsi la formation d’une sorte de « sphère d’intérêts » germanique en contradiction avec la politique de « la porte ouverte. » Lorsque le Parlement anglais se sépara, en août, il n’avait pas discuté moins de huit fois la question chinoise, et le ministère Salisbury avait été amèrement attaqué, à plusieurs reprises, par ses propres partisans. L’intempérance oratoire de certains ministres, et notamment de M. Chamberlain, accusant nettement la Russie de mauvaise foi et déclarant qu’en traitant avec elle, il faut se souvenir du proverbe : « Qui soupe avec le diable doit se munir d’une longue cuiller, » n’avait cependant pas peu contribué à surexciter l’opinion britannique. Pour la calmer un peu, le ministère dut déclarer au Parlement que son ministre à Pékin avait été autorisé à informer le gouvernement chinois que le gouvernement de Sa Majesté Britannique lui donnerait son appui pour l’aider à résister à toute puissance qui commettrait un acte d’agression contre la Chine sous prétexte que celle-ci « aurait accordé à un sujet britannique la concession d’une voie ferrée ou de tous autres travaux publics. »

C’était le retour à la politique de la porte ouverte, à laquelle l’Angleterre tient par-dessus tout. Elle se refuse à admettre qu’il soit donné à une puissance quelconque des privilèges commerciaux ou des droits de préférence pour les travaux publics à exécuter, qu’il soit constitué en un mot des sphères d’intérêts. De pareilles stipulations sont, en effet, directement contraires aux traités, mais ce n’est guère que par la force, ou par la menace d’en user, qu’on peut aujourd’hui faire respecter les engagemens les plus solennels. L’Angleterre elle-même a dû admettre la sphère d’intérêts allemande du Chan-toung. Aux mois d’août et de septembre on a pu craindre de nouveau qu’elle n’en vînt aux mains avec la Russie à propos de la porte ouverte et de l’affaire du chemin de fer de Shan-haï-Kwan à Newchwang, prolongement au-delà de la Grande Muraille de la voie ferrée de Pékin-Tientsin-Shan-haï-Kwan. La principale banque anglaise d’Extrême-Orient, la Hong-Kong and Shanghaï Banking Corporation, devait la construire pour le gouvernement chinois et l’exploiter en conservant comme gage une première hypothèque sur la ligne. La Russie intervint et s’opposa à ce qu’aucune concession de chemin de fer fût donnée à d’autres qu’à des Russes au nord de la Grande Muraille. Après un moment très difficile, on aboutit à une transaction : la compagnie anglaise garda la concession, mais ne prit hypothèque que sur la ligne déjà construite Pékin-Shan-haï-Kwan, au sud de la Muraille.

Ce sont, on le voit, les questions de chemins de fer qui ont été le plus souvent près de mettre le feu aux poudres. Toutes les puissances ont lutté avec âpreté pour les obtenir et le résultat de cette lutte a été que le Céleste-Empire a dû consentir à la construction de plus de 10000 kilomètres de ces voies de communication qu’il abhorre. Des concessions de mines très étendues ont en outre été données ; si l’on ajoute l’ouverture à la navigation de tous les cours d’eau, au moins dans les provinces où se trouvent des ports de traité, et la remise entre les mains de l’administration européenne des douanes des likins, ou douanes intérieures, de la vallée du Yang-tze, on voit que l’Europe a réussi cette fois, en droit du moins, à enfoncer les portes de la Chine. De grandes conséquences peuvent en résulter.


IV

« Toutes les fois que les os de la Chine sont secoués, — et ils ne l’ont jamais été aussi vigoureusement qu’à présent, — dit une feuille spéciale anglaise, un accroissement du commerce s’ensuit. » Rien n’est plus exact, et pourtant il serait peut-être prudent de ne pas secouer trop violemment, trop longuement, ni trop souvent ce vieux squelette, si on ne veut le voir s’affaisser et se briser. La Chine est une sorte d’Etat amorphe, dont les diverses parties sont unies par des liens que nous connaissons mal, mais qui sont assez lâches ; la principale force de cohésion réside dans la tradition et dans l’existence de la classe gouvernante des lettrés, recrutée dans tout l’empire au sein même du peuple. D’autre part, des germes sérieux de désaffection existent : la dynastie actuelle est une dynastie étrangère, que la terrible insurrection des Taïpings, réprimée seulement avec l’aide des Européens, a mise au milieu du siècle à deux doigts de sa perte, et des descendans de l’ancienne dynastie nationale des Ming existent encore. De plus l’accession au trône de l’Empereur actuel paraît être, selon les idées chinoises, entachée d’irrégularité ; la Chine est rongée de sociétés secrètes, dont un grand nombre ont pour but un changement de l’ordre établi. Sans doute le peuple est profondément indifférent à la politique ; il se montrerait même rarement hostile à l’endroit des étrangers, pour peu que ceux-ci fussent prudens, s’il n’était poussé par des lettrés fanatiques ou mécontens ; toujours est-il pourtant qu’il obéit facilement à ces excitateurs. Or, dans tout chef-lieu de district, dans toute préfecture ou sous-préfecture, il se trouve toujours une masse de lettrés sans place, aigris et faméliques, exerçant souvent pour vivre les métiers les plus humbles, intimement mêlés à la vie du peuple, mais profondément respectés par lui et prêts à susciter des troubles contre les Européens et tout ce qui vient d’eux.

Le gouvernement de Pékin est aujourd’hui trop convaincu de sa faiblesse extérieure pour oser résister à aucune demande des puissances. Mais, si on le presse trop, si on l’oblige à introduire ou à laisser introduire trop vite et partout à la fois des innovations de toute sorte, on risque de soulever contre lui l’opinion à peu près unanime des lettrés, qui sentent, non sans raison, une menace pour leurs privilèges dans toute extension de l’influence européenne ; de voir même une résistance active s’organiser surtout dans les provinces du Centre et du Sud, moins aveulies que celles du Nord ; et de provoquer ainsi, pour peu qu’il se trouve quelques chefs, une désagrégation complète du Céleste-Empire. Déjà des troubles se font sentir dans le Setchouen, et même plus à l’est dans la moyenne vallée du Yang-tze. Une insurrection assez sérieuse paraissait avoir éclaté l’été dernier dans le Kouang-si et le Kouang-toung ; sans doute on en a appris la répression, mais une répression, en Chine, est plus tôt annoncée qu’achevée. Nous savons bien, d’autre part, que les troubles locaux sont chroniques dans cet empire peu gouverné, et qu’ils risquent souvent d’être transformés et grossis par les dépêches qui nous arrivent : il est certain, néanmoins, que les éléments de désordre sont surexcités en ce moment.

À Pékin même, des factions rivales se disputent le pouvoir : les événemens qui s’y sont déroulés au mois de septembre 1898 sont encore mal connus et ne le seront peut-être jamais bien : qui pourrait raconter avec certitude les drames et les comédies qui se jouent entre les murs de la Ville Violette ?

Toujours est-il que l’empereur Kouang-Sou, jeune homme de vingt-cinq ans, au corps débile, et qu’on disait, peut-être à tort, d’esprit faible, avait été gagné complètement à la cause des réformes par un lettré cantonais de la nouvelle école, Kang-You-Weï ; et, procédant avec tout le zèle d’un néophyte, il avait lancé durant l’été une série d’édits absolument révolutionnaires. On a prétendu qu’il avait été jusqu’à revêtir un costume européen ; il aurait aussi formé le projet de se rendre en personne au Japon pour y étudier la transformation accomplie depuis trente ans. Le parti réformateur avait certainement des sympathies japonaises, des sympathies anglaises aussi : ce fut à la légation du Japon que son chef Kang-You-Weï passa sa dernière nuit à Pékin ; toutefois le marquis Ito, l’homme d’État japonais bien connu, semble avoir blâmé la précipitation des novateurs, qui auraient prétendu faire en quelques semaines ce que l’extraordinaire Empire du Soleil-Levant lui-même avait mis plus d’un quart de siècle à achever. Une pareille tentative ne pouvait qu’échouer : elle lésait trop de préjugés, trop d’intérêts et de trop puissans personnages : la plupart des fonctionnaires mandchous, ainsi que Li-Hung-Chang, qui venait d’être disgracié, et l’Impératrice douairière y étaient opposés. Cette dernière, que l’Empereur, — qui est son neveu et non son fils, — prétendit même faire arrêter, résolut de prendre les devans. La grande majorité des mandarins étant, au fond, hostile au mouvement, elle se procura sans peine les instrumens qui lui étaient nécessaires. L’Empereur se trouva un jour prisonnier dans son palais, dut faire amende honorable, et signer un édit qui remettait entièrement le gouvernement aux mains de l’Impératrice douairière. Li-Hung-Chang et tous les mandarins de la vieille école revinrent au pouvoir ; Kang-You-Weï put s’enfuir à bord d’un navire anglais, beaucoup de ses collaborateurs furent décapités, d’autres exilés, et il ne resta bientôt plus trace de leur œuvre.

Cette imprudente tentative de réforme a seulement montré l’instabilité et la fragilité du gouvernement de Pékin. Elle a remis l’Empereur sous le joug de la vieille impératrice Tze-Hsi, qui a déjà gouverné effectivement la Chine depuis 1875 jusqu’à ces dernières années, appuyée sur Li-Hung-Chang, lequel paraît devenir de moins en moins ami du progrès. C’est un succès pour la Russie, qui semble avoir de bonnes raisons de compter sur le vieil homme d’Etat. C’est surtout l’ajournement de toute réforme sérieuse, comme le prouvent de récens édits réglementant les-conditions d’exploitation de mines et les réprimandes adressées à un grand vice-roi du Yang-tze pour avoir voulu réorganiser à l’européenne les troupes de sa province. Le gouvernement a décidé aussi de ne plus autoriser de chemins de fer jusqu’à ce qu’on pût juger par quelques résultats de ceux déjà concédés. Mais ceci n’est pas dénué de sens ; et les puissances paraissent s’être rendu compte du danger qu’auraient de trop grandes exigences de leur part ; elles n’ont pas formulé de nouvelles demandes. Il est à souhaiter qu’elles persévèrent dans cette sage conduite. Nul ne peut dire les vicissitudes que l’avenir réserve à la Chine ; mais, de toutes les hypothèses possibles, celle d’un prochain partage paraît la plus déplorable et la plus grosse de dangers. Personne ne la désire au fond ; mais chacun craint de voir des rivaux la réaliser à leur profit et veut s’assurer sa part dans le cas où il faudrait en venir là. C’est ce qui constitue le danger actuel du problème chinois.


PIERRE LEROY-BEAULIEU.

  1. Voyez la Revue du 15 novembre 1898 et du 1er janvier 1899.
  2. Voir à ce sujet, dans la Revue du 15 août 1898, notre étude sur la Sibérie et le Transsibérien.