Le Problème chinois
Revue des Deux Mondes4e période, tome 150 (p. 314-341).
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LE PROBLÈME CHINOIS

I
PÉKIN — LA CLASSE DES LETTRÉS


I

Brusquement posée voilà quatre ans par l’effondrement de la Chine devant la puissance militaire du Japon, la question d’Extrême-Orient a aussitôt attiré l’attention de toute l’Europe. Reléguée un instant au second plan par les massacres d’Arménie et la guerre gréco-turque, elle a reparu au premier à la fin de 1897, et s’est révélée cette fois comme le plus important et l’un des plus difficiles problèmes que le monde ait à résoudre. Rien ne saurait aujourd’hui la rejeter dans l’ombre et tels événemens qui semblent un instant en détourner les regards se chargent bientôt de les y ramener d’eux-mêmes : de toutes les conséquences probables de la lutte inégale qui a eu lieu entre l’Espagne et les États-Unis, la plus grave peut-être, celle qui préoccupe le plus l’opinion et les hommes d’État de tous les pays, c’est l’établissement des Américains, non pas aux Antilles, mais aux Philippines, parce qu’un nouveau concurrent, jusqu’à présent éloigné et distrait en apparence, viendra s’installer ainsi aux portes de la Chine et s’ajouter à ceux qui en guettent déjà les dépouilles. L’universelle préoccupation du problème chinois fait sentir son influence jusque sur les solutions données à des questions européennes ou méditerranéennes. Si l’Angleterre attache un si grand prix à l’occupation de l’Egypte, ce n’est pas tant pour la réelle richesse du pays que pour sa situation géographique, qui en fait la clef de la route la plus courte des Indes et de l’Extrême-Orient. Si la froideur de la Russie a empêché toute intervention de l’Europe en faveur des Arméniens et paralysé les efforts des philhellènes, si le tsar voit d’un mauvais œil tout ce qui pourrait modifier la situation du Levant et se refuse à laisser soustraire aucune province chrétienne au joug du Sultan rouge, c’est qu’il ne veut pas qu’une commotion sur les bords du Bosphore l’entraîne dans des aventures à l’ouest de l’Asie et le distraie des vastes desseins où il s’absorbe à l’autre extrémité du continent.

L’homme malade de Pékin est bien autrement riche que celui de Constantinople : quatre fois plus étendu, douze ou quinze fois plus peuplé que l’Empire ottoman, l’Empire chinois contient une moindre proportion de déserts ; ses ressources sont bien plus grandes et plus variées ; ses habitans bien plus industrieux, plus pacifiques et, semble-t-il, plus faciles à gouverner. Voilà pourquoi, en cette fin du XIXe siècle, où la richesse d’un territoire compte plus que les souvenirs qui s’y attachent, où l’on se préoccupe plus de débouchés à ouvrir, de terres à mettre en valeur ou de mines à exploiter que de reliques à préserver ou de peuples à affranchir, les nations de l’Europe ont abandonné le chevet du Grand Turc pour s’occuper de capter l’héritage, plus lucratif, du Fils du Ciel. Le malade des bords du Bosphore peut avoir des crises furieuses, on s’efforce de ne pas les voir ; on salue même avec joie un regain de force, s’il s’en manifeste ; on ne cherche plus qu’à le galvaniser, qu’à le faire durer. Si le soin de préserver la paix de l’Europe n’est pas étranger à cette conduite, le désir de ne pas être dérangées dans l’œuvre qu’elles poursuivent en Chine a bien aussi sa part dans l’attitude non seulement de la Russie, mais de plus d’une autre puissance en face de l’Orient méditerranéen.

C’est qu’on se promet dans l’Empire du Milieu un butin aussi précieux que facile à récolter. La Chine, à ce point de vue, vaut bien mieux que l’Afrique, dont l’Europe a si avidement opéré le partage. Moins étendue que le continent noir, elle est beaucoup plus peuplée, son climat est moins meurtrier, son accès plus facile, ses fleuves plus aisément navigables, son sol plus fertile. Le travail bien dirigé de ses habitans, ouvriers laborieux, patiens et habiles, permettra d’en exploiter les ressources bien plus aisément et plus rapidement que ne pourront être mises en valeur celles du continent noir, avec ses populations barbares, grossières et indolentes. Ces ressources elles-mêmes sont immenses, et beaucoup dorment encore. Les paysans chinois sont parmi les premiers agriculteurs du monde : ils tirent parti du sol de leurs plaines avec une perfection qui permet aux populations rurales d’atteindre un degré de densité inconnu en Occident ; telles provinces chinoises du littoral ou de la vallée du Yang-tsé-Kiang, le Chan-toung, le Houpé, le Kiangsou, et d’autres encore sont aussi peuplées que la Belgique, et cependant, malgré quelques grandes mais rares agglomérations urbaines, ces régions, comme tout l’ensemble de la Chine, sont presque exclusivement agricoles, et, de même que dans tout l’Extrême-Orient, où le riz est la culture dominante, les montagnes sont à peu près inhabitées. Si le sol est admirablement exploité, le sous-sol, en revanche, est absolument négligé : on n’extrait qu’une quantité insignifiante de houille des immenses formations carbonifères qui couvrent plus de 100 000 kilomètres carrés, aux abords du fleuve Jaune, dans les plaines du Honan et sous les terrasses du Chansi ; avec le bassin du Chan-toung, très important aussi, qui se trouve plus à l’ouest, ce sont là les couches les plus accessibles de combustible minéral, reconnues par le célèbre voyageur Richthofen. Celles de la Chine centrale paraissent toutefois plus étendues encore : le bassin du Setchouen, où se trouve aussi du pétrole, couvrirait une surface égale à la moitié de la France, et celui du Hounan serait aussi très considérable. Les mines métalliques abondent également : celles du Yunnan, riche surtout en gisemens de cuivre, ont été une des causes qui nous ont attirés au Tonkin ; les métaux précieux eux-mêmes semblent exister en maints endroits. Il est certain que, malgré l’ancienneté de leur civilisation, les Chinois ont à peine effleuré ces richesses qui se cachaient sous terre ; ils sont demeurés inférieurs à ce point de vue aux peuples de l’antiquité classique : toute cette moisson reste à récolter pour les Européens.

On peut juger du développement dont la Chine est susceptible, de l’accroissement que peuvent prendre ses échanges avec le reste du monde, de l’impulsion que donnerait à l’activité universelle l’ouverture de cet immense pays, par l’exemple de deux autres contrées asiatiques, placées dans des conditions assez analogues : l’Inde britannique, qui, avec toutes ses dépendances, est d’un sixième plus vaste que la Chine propre[1], mais contient au plus les trois quarts du nombre de ses habitans, dont les populations sont bien plus molles et le sous-sol, sinon le sol, bien moins riche, fait un commerce extérieur double de celui du Céleste Empire. Le Japon, neuf fois moins étendu et moins peuplé que la Chine, transformé par un gouvernement éclairé et l’introduction des méthodes européennes, a vu le chiffre de ses échanges s’élever en trente ans de 130 à 950 millions de francs, plus des deux tiers de celui de son énorme et stationnaire voisine. Beaucoup plus que les préjugés du peuple chinois, c’est la résistance à tout progrès, et l’imbécillité du gouvernement le plus corrompu et le plus orgueilleux qui soit, qui empêchent le pays de se développer. Aussi longtemps qu’on a pu se faire illusion — sinon sur la bonne volonté de ce gouvernement, du moins sur sa puissance, — on n’a pas tenté de lui arracher de force ce qu’on ne pouvait en obtenir de bon gré ; on s’est résigné à laisser dormir les immenses ressources de l’intérieur, pour su contenter de l’ouverture de quelques ports au commerce étranger. Mais, en 1894, les brillantes victoires du Japon révélèrent au monde stupéfait la faiblesse du colosse, la corruption qui le ronge, son incapacité à se régénérer de lui-même ; et c’est ce qui fait de cette guerre d’Extrême-Orient un événement capital de l’histoire. Dès lors, l’attitude des nations étrangères a changé : elles exigent aujourd’hui bien plus qu’elles ne demandaient autrefois. Elles prétendent obliger le Fils du Ciel à mettre en valeur les richesses de son empire, ou à les laisser le faire à sa place ; si elles ne se partagent pas son territoire, elles prennent hypothèque sur les diverses provinces ; elles s’y font accorder des concessions de mines, de chemins de fer, de toute sorte d’entreprises. Aux yeux des puissances, la Chine n’est plus une force à ménager, une alliée éventuelle même, mais une proie, ou un pays qu’on espère réduire à une sorte de vasselage.

Inaugurée en 1895, dès le lendemain de la guerre, par la Russie, qui était la seule nation européenne à soupçonner la faiblesse de la Chine et se préparait déjà par la construction du Transsibérien à y jouer un rôle particulièrement actif, la nouvelle politique de l’Europe à l’égard du Céleste Empire s’est accentuée l’hiver dernier. L’Allemagne, la France, l’Angleterre se sont fait « céder à bail » des points d’appui maritimes, et reconnaître des « sphères d’intérêts. » La Russie est revenue au jeu et le Japon s’en est aussi mêlé. L’auteur de cette étude se trouvait en Extrême-Orient où il est resté du mois de septembre 1897 au mois d’avril dernier, pendant que se déroulaient tous ces événemens. Il a pu s’entretenir avec des hommes qui y ont été intimement mêlés, et fréquenter ceux qui connaissent le mieux la Chine aux points de vue les plus divers et y séjournent depuis le plus longtemps : missionnaires, négocians, personnages officiels ; il a pu compléter ainsi ses propres observations et s’est efforcé de se rendre compte des termes dans lesquels se pose la difficile question d’Extrême-Orient. Il s’écoulera sans doute assez longtemps avant qu’elle ne soit réglée.

On aurait certes surpris les hommes du début de ce siècle en leur disant qu’il finirait avant que le Turc fût chassé d’Europe, et cependant les destinées de l’Orient méditerranéen sont bien loin encore d’être fixées. Les problèmes que soulève l’avenir du Céleste Empire ne sont ni moins graves ni moins compliqués : infiniment moins hétérogène que la Turquie, la Chine n’en a pas moins à craindre comme elle des troubles intérieurs ; elle est gouvernée par une dynastie étrangère et rongée de sociétés secrètes ; le gouvernement central est faible et les diverses parties de cet immense ensemble paraissent avoir bien peu de cohésion. D’autre part, les rivalités des puissances européennes, auxquelles il faut joindre les Etats-Unis et le Japon, ne sont pas moins vives à l’est qu’à l’ouest de l’Asie. Le seul résultat qui soit à peu près définitivement obtenu, grâce aux événemens des cinq dernières années, la fin de l’isolement de la Chine, qui avait toujours vécu absolument à l’écart de l’Europe, la mise en contact, pour la première fois depuis les origines de l’histoire, de cette énorme agglomération d’hommes avec une civilisation qui s’était développée sans aucun lien avec la leur depuis six mille ans, soulève un redoutable inconnu. Si le manque de vertus militaires chez les Chinois et l’insuffisance du nombre chez les Japonais, rendent peu redoutable le péril jaune au point de vue guerrier, beaucoup de gens et parmi eux les représentans les plus hardis de la civilisation occidentale, les Américains, les Australiens, s’en préoccupent au point de vue économique.

Dislocation du Céleste Empire à la suite de troubles intérieurs ou partage de la Chine entre les diverses puissances, à la suite d’une entente ou d’une guerre qui ne manquerait pas de devenir universelle, ou encore rénovation du plus vieil État du monde par l’adoption des idées et des méthodes de l’Occident, lutte économique entre la race blanche et la race jaune, il serait présomptueux et vain de vouloir prophétiser dès aujourd’hui tous les développemens qu’est susceptible de prendre la question d’Extrême-Orient. Mais on peut tenter, au moment où elle se pose pour la première fois d’une manière pressante, d’en déterminer les multiples élémens, d’étudier la position relative à l’heure actuelle et les perspectives prochaines de l’action des divers facteurs. C’est ce qu’on essaiera de faire ici en commençant par le patient, autour duquel se pressent tant de médecins et d’héritiers, par la Chine elle-même.


II

La première vue de la Chine n’est guère attrayante, lorsque, venant de la Sibérie orientale, on y arrive par le golfe du Petchili après une longue navigation autour de la presqu’île Coréenne. Après le beau port naturel de Vladivostok, après cette merveilleuse rade de Nagasaki, tout enfouie dans la verdure, où les gracieux pins du Japon, qui couvrent les îles rocheuses, s’inclinent sur l’eau profonde et bleue, où les grands bâtimens de guerre et de commerce sont ancrés tout près des rives, au milieu d’un va-et-vient de jonques aux voiles blanches, c’est une impression de tristesse, presque un serrement de cœur qu’on éprouve en jetant l’ancre à plusieurs milles de l’embouchure du Peï-ho, pour attendre, au milieu d’une mer toute jaunie de la boue que charrie le fleuve, le moment où la marée permettra de franchir la barre. Presque tous les ports du Céleste Empire sont ainsi faits ; on ne peut y pénétrer que pendant quelques heures au voisinage de la pleine mer : même l’entrée de l’immense fleuve Bleu est encombrée de hauts-fonds ; son rival, le fleuve Jaune, se divise dans son cours inférieur en une telle multitude de chenaux, divaguant parmi les terres marécageuses, que toute liaison y est rompue entre la navigation fluviale et la navigation maritime. Avec ses estuaires envasés, les tempêtes qui assaillent ses côtes, les brumes qui les cachent souvent, les glaces qui viennent fermer l’hiver ce golfe du Petchili, chemin de la capitale, situé pourtant plus près de l’équateur que la baie de Naples ou l’embouchure du Tage, la Chine semble vraiment repousser l’étranger.

Du mouillage, en dehors de la barre, c’est à peine si l’on aperçoit la côte, tant elle est basse. Lorsque enfin on peut entrer, on distingue des forts de boue, des maisons de boue dans les villages, d’innombrables tas de boue, marquant les tombes des cimetières : c’est Takou ; un peu plus haut, à Tangkou, le Peïho cesse d’être navigable aux bâtimens de quelque importance. Au débarqué, une surprise vous attend : le chemin de fer. Commencé par Li-Hung-Chang, pour permettre l’exportation du charbon de ses mines de Kaïping, à quelques lieues au nord-est, il a été prolongé de divers côtés, et depuis l’été de 1897, il conduit à Pékin par Tien-tsin. Une heure et demie après avoir quitté Tangkou, je descendais dans cette dernière ville, au milieu d’une nuée de coolies qui s’élancent à l’assaut de mes bagages. La traversée du Peïho faite en sampang, pour ne pas s’entasser sur un bac encombré qui ne porterait pas moitié autant d’Européens qu’il contient de Célestes serrés les uns contre les autres et immobiles dans les positions en apparence les plus incommodes, ensuite une course rapide en djinriksha, au trot d’un Chinois, à travers la Rue de France, puis la Victoria Road, et me voici à l’Astor house, un hôtel à l’Américaine, tenu par un Allemand ; en face, un jardin, où un drapeau blanc taché d’un cercle rouge, emblème du soleil levant, surmonte le consulat du Japon. Je suis ainsi initié dès la première heure au cosmopolitisme d’une concession étrangère en Extrême-Orient.

Tien-tsin est le plus grand port ouvert de la Chine du Nord, et, dans l’ensemble du Céleste Empire, il vient au troisième rang pour l’activité de son commerce extérieur. C’est aussi une immense ville chinoise de près d’un million d’habitans. Mais sa concession européenne ne vaut pas celle de Shanghaï ; comme cité indigène, elle n’est aussi que d’un intérêt médiocre et le cède de beaucoup à Pékin, à Canton et à bien d’autres villes. C’était là que commençait le long et désagréable voyage qu’il fallait faire autrefois pour atteindre la capitale : on y arrivait soit par terre en deux journées de cheval, soit par le Peïho. Tantôt à la voile et tantôt à la rame, tantôt halées à bras d’hommes, les jonques remontaient tant bien que mal, et plutôt mal que bien, le cours sinueux du fleuve, le plus souvent en deux ou trois jours, quelquefois en quatre ou cinq, lorsque le vent soufflait du nord et que les échouages étaient trop nombreux. Aujourd’hui, l’express quotidien, marchant à raison de 32 kilomètres à l’heure, franchit en trois heures cinquante-trois minutes les 127 kilomètres de chemin de fer qui séparent Tien-tsin de la station de Pékin.

Le pays parcouru est à peu près entièrement plat ; ce n’est que peu avant d’arriver qu’on commence à apercevoir vers le nord-est une ligne bleue d’assez hautes collines. En ce mois de septembre, au moment où la saison des pluies finit pour faire place à la sécheresse qui va durer jusqu’à la fin de l’hiver, tout est inondé aux environs de Tien-tsin : le cimetière lui-même, autour duquel tourne la ligne, est en partie couvert d’eau : on voit flotter un cercueil, un autre s’est échoué sur le talus de la voie. Ces tombes paraissent bien peu soignées pour des hommes si respectueux des morts. L’inondation s’étend d’abord presque à perte de vue, puis le sol commence à se montrer. Si on s’attendait à voir incultes ces terrains d’où les eaux se sont à peine retirées, c’est qu’on ne connaît pas encore l’infatigable labeur de l’agriculteur chinois, le soin diligent qu’il apporte à sa tâche. Tout ce qui émerge est déjà ensemencé, les labours s’avancent jusqu’au bord même de l’eau et, à quelques pas de la limite de l’inondation, commence déjà le tapis vert des moissons futures, qui ont vite levé dans le limon humide et gras, sous le chaud soleil de septembre. Les villages, toujours en boue, entourés d’arbres, se multiplient, et l’on se trouve bientôt dans un pays admirablement cultivé, où pas un pouce de terrain n’est perdu, où les champs de blé et de sorgho alternent avec les cultures maraîchères et les vergers.

La station provisoire de Pékin, en planches et tôle galvanisée, s’élève au milieu de ce paysage champêtre ; c’est à peine si l’on aperçoit entre des arbres un pan des hautes murailles de la ville, que la végétation et un léger mouvement de terrain cachent à peu près entièrement. Rien ne prévient le voyageur qu’il se trouve presque aux portes de la capitale du plus vieil empire du monde.

Pour franchir les 1 500 mètres qui séparent la gare de l’entrée de Pékin, il faut remplacer le plus perfectionné par l’un des plus barbares des moyens de transport que l’homme ait à sa disposition. Les Célestes n’ont pas voulu qu’on pût se dispenser, pour pénétrer dans leur sacro-sainte capitale, d’avoir recours à un instrument de locomotion national ; c’est pourquoi l’on passe du wagon de chemin de fer à la charrette chinoise. A côté de ce véhicule, le tarantass sibérien paraît la plus douce des voitures. Deux grandes roues aux jantes énormes, recouvertes de fer et garnies d’un triple cercle de clous, supportent cet informe appareil qu’abrite une bâche bleue et que traînent deux mules, attelées en flèche. Tandis que le charretier s’assied en avant de la partie couverte par la bâche, l’infortuné voyageur se glisse au-dessous ; point de place pour s’étendre ; il faut rester assis, les jambes allongées. Aussitôt en marche, on se trouve projeté en tous sens contre l’armature en bois de la voiture ; tantôt une roue passe sur une pierre, tantôt elle retombe dans une ornière, et s’engage jusqu’au moyeu dans le sol défoncé ; l’infâme véhicule prend les inclinaisons les plus invraisemblables, à la grande angoisse de ceux qui s’y trouvent et qui contemplent avec horreur la boue profonde où ils se croient certains d’être précipités, soit que la charrette verse, soit qu’elle se trouve brisée par quelque cahot plus rude que les autres ; mais la solidité, qui en est la seule qualité, est à toute épreuve : une vingtaine de minutes après avoir quitté la gare, on est devant une haute muraille crénelée, précédée d’un fossé boueux, aux trois quarts comblé, qu’on suit pendant quelques instans. On tourne enfin sur un pont, au bout duquel une porte donne accès dans une demi-lune tout entourée de murs ; une seconde porte permet au voyageur de franchir l’enceinte proprement dite et d’entrer dans Pékin, où il aura encore à faire route pendant près d’une heure avant d’arriver, brisé, rompu, à l’hôtel que tient un Français dans la rue des Légations.

Bien qu’elle ne soit pas une des plus anciennes villes du Céleste Empire, Pékin n’en est pas moins un symbole, sur une échelle réduite, et comme un résumé de la Chine tout entière, de l’ancienneté de sa civilisation, de son immobilité prolongée, de sa décadence actuelle. Elle appartient à un type tout autre que celui des villes de l’Europe, aussi bien que de l’Orient musulman. C’est l’idée de Ninive ou de Babylone qu’évoque le spectacle de ces immenses murailles entourant la ville, de ces enceintes successives qui la divisent en quatre parties distinctes. D’abord la ville violette ou réservée, longue de près d’une lieue du sud au nord, sur une largeur trois ou quatre fois moindre ; elle contient les palais, entourés de jardins, où vivent l’empereur et l’impératrice douairière, au milieu d’une foule de parasites, dont le nombre, mal connu, s’élève au moins à six ou huit mille, gardes, fonctionnaires variés, et tout le personnel du harem impérial, concubines de divers rangs et eunuques ; les seuls Européens qui y pénètrent sont les membres du corps diplomatique, auxquels l’empereur donne audience au jour de l’an et, depuis fort peu de temps, lors de leur arrivée et de leur départ. Autour de la ville violette, s’étend la ville impériale aux murs peints en rose, entourée elle-même par la ville tartare, qui forme un rectangle de 6 700 mètres sur 5 000 exactement orienté suivant les quatre points cardinaux. Ses gigantesques murailles ont quinze mètres de haut et autant de largeur au sommet ; leurs faces extérieures sont deux forts murs de briques grises, portées par des soubassemens de pierre ; l’intérieur est rempli de terre battue ; le sommet, recouvert de dalles, forme un chemin bordé de hauts parapets crénelés en pierre. Des bastions font saillie vers l’extérieur ; les grands pavillons de briques percés de meurtrières et recouverts de poteries multicolores, sculptées et vernissées, qui couronnent les quatre angles et les portes, et s’élèvent à 99 pieds au-dessus du sol, hauteur maxima qu’on puisse atteindre sans gêner le vol des bons esprits, rendent plus imposant encore ce magnifique rempart qui, au nord, à l’est et à l’ouest, surgit brusquement au milieu de la campagne, car Pékin n’a pas de faubourgs. L’aspect n’en est pas moins impressionnant lorsqu’on se trouve dans les demi-lunes, vastes cependant, qui précèdent les portes, mais qui ont l’apparence de puits, entre les hautes murailles crénelées, surmontées de chaque côté par les massifs pavillons de briques.

Au sud de la ville tartare, des murailles moitié moins hautes entourent le rectangle allongé de la ville chinoise, qui est la partie la plus commerçante de Pékin. La grande rue qui, se dirigeant du nord au sud, la divise en deux parties égales, est, surtout aux abords de la porte Tsieng-Men, par où l’on passe dans la ville tartare, la plus animée de toutes les artères de la ville. Sur la chaussée centrale, pavée de dalles superbes, mais aujourd’hui disjointes, bonnes seulement à produire d’effroyables cahots, recouvertes d’un pied de boue en été et d’une poussière infecte en hiver, circulent pêle-mêle les charrettes chinoises, les chaises à porteurs, dont la couleur varie suivant la dignité de ceux qui s’y trouvent, les chaises à mules, les cavaliers montés sur les poneys mandchous, petits, mais râblés, les infatigables bourricots, le meilleur des moyens de locomotion pour qui n’a pas à se soucier du décorum, les énormes brouettes à roue centrale, les coolies pliant sous le poids des paniers bien remplis qu’ils portent aux deux bouts d’une longue perche passée sur l’épaule. Tout cela se bouscule bruyamment, au milieu des cris rauques des porteurs et des conducteurs, dont les animaux n’obéissent qu’à la voix ; de temps à autre, une longue file de gigantesques chameaux à deux bosses, conduite par un gamin mongol, les naseaux de l’un attachés par une corde à la queue du précédent, vient mettre le comble à la confusion. Cette circulation, si intense et si variée, doit se contenter d’un espace rétréci au milieu de la rue, dont la largeur très grande se trouve fort diminuée par des paillottes, sortes de baraques du Jour de l’an en permanence, qui servent d’abri à des revendeurs, à des restaurateurs, à de petits marchands de tout genre. Ces mauvaises paillottes, qui tournent le dos au milieu de la rue, cachent l’alignement ininterrompu des boutiques dont on n’aperçoit de la chaussée que les hautes enseignes verticales, se prolongeant en une forêt de poteaux jusqu’aux abords de la porte Tsieng-Men, à laquelle on accède par le Pont des Mendians, aux balustrades toujours encombrées d’une foule de pauvres hères qui demandent l’aumône en étalant les plus repoussantes infirmités et la plus sordide misère.

Dans les bas côtés étroits, que bordent d’une part les paillottes et de l’autre les grandes boutiques, qu’encombrent encore les barbiers et coiffeurs en plein vent, les diseurs de bonne aventure, se presse la foule des piétons : hommes à longue tresse en robe ou en blouse bleu clair, Chinoises aux cheveux ramenés en arrière en queue de pie, que l’on voit marcher péniblement sur les pointes de leurs pieds mutilés, en étendant de temps à autre les bras pour ne pas perdre l’équilibre ; femmes tartares dont la coiffure élargie sur les côtés est rehaussée, comme chez les Chinoises, d’une grosse fleur, mais dont le visage est recouvert d’une épaisse couche de fard blanc et rose, dont les extrémités n’ont subi aucune mutilation, et qui marchent avec plus d’assurance malgré les hautes et étroites semelles qui portent leurs chaussures par le milieu seulement ; enfans à la tête rasée par places, avec des touffes de cheveux qu’on a laissés grandir çà et là, selon la fantaisie des parens et comme des massifs d’un minuscule jardin à la française ; parmi eux, beaucoup de gamins courant tout nus, semblables à de petits bronzes avec la chaude coloration d’un brun doré de leur peau. Pour éviter d’être trop bousculé, il faut parfois se réfugier dans les boutiques, ouvertes sur la rue de toute leur largeur, et au fond desquelles les marchands fument paisiblement leur longue pipe derrière le comptoir et causent avec les cliens en leur montrant les marchandises. Ces magasins, où tout est rangé avec un soin minutieux, et dont le séjour est presque toujours agrémenté par un bocal à poissons rouges ou une cage pleine d’oiseaux, ont un air calme, ordonné, propret même, qui contraste avec le bruyant tohu-bohu, avec l’effroyable saleté de la rue. C’est cette saleté qui est le caractère commun de toutes les grandes artères de Pékin, qui ressemblent à celle-ci, avec moins d’activité et de luxe dans les magasins qui les bordent. Dès qu’il a plu, c’est-à-dire pendant tout l’été, une boue de deux pieds de profondeur ; lorsqu’il fait sec, une poussière épaisse et putride, soulevée souvent en tourbillons par un violent vent du nord. Les côtés, toujours plus bas que le centre, sont en grande partie occupés par des mares à l’eau verdâtre et croupissante où pourrissent, en exhalant une odeur infecte, des détritus variés, des cadavres d’animaux, tous les déchets des maisons voisines. On a presque peine à s’expliquer que la population de Pékin n’ait pas été depuis longtemps anéantie par les épidémies qui devraient se propager avec une rapidité terrible au sein de cette affreuse malpropreté.

Lorsqu’on quitte les peu nombreuses grandes voies, on tombe ou dans des espaces vides qui ne sont pas rares à Pékin et qu’occupent souvent de vraies montagnes d’immondices, ou dans le dédale des petites rues, qui sont de deux sortes. Les unes, voisines surtout de la grande artère commerciale, sont, comme elle, exclusivement bordées de magasins ; à peine assez larges pour livrer passage à une seule charrette, une foule épaisse les encombre aussi. Les autres sont les rues où donnent les habitations ; elles sont tristes, généralement silencieuses ; des deux côtés, une suite de murs gris percés, à de longs intervalles, d’une petite porte ; celle-ci est-elle ouverte, on n’aperçoit de la rue qu’une minuscule avant-courette de quelques mètres carrés et, en face de soi, un mur ; une ouverture latérale permet seule de pénétrer dans la cour proprement dite, qui est invisible du dehors. C’est sur les cours que donnent les portes et les fenêtres des maisons basses à simple rez-de-chaussée, au toit à double pente, recouvert de tuiles grises, souvent orné aux angles de quelque animal de pierre, mais nullement relevé sur les bords, comme le sont les toits des temples et des grands édifices. Point de mouvement dans la rue : des enfans devant les portes, des chiens errans, parfois un coolie ou un vendeur ambulant, leurs deux paniers suspendus à l’habituelle perche de bambou passée sur l’épaule, rarement une charrette ou un âne de bât. On serait tenté de se croire dans un immense village.

La scène change entièrement quand on regarde Pékin du haut des murailles qui en forment de beaucoup la plus agréable promenade et au sommet desquelles ne montent ni la poussière, ni la boue, ni les odeurs de la ville. On ne voit plus alors que des arbres : chaque habitation en a un dans sa cour, qui en forme l’ornement avec quelques pots à fleurs, mais qu’on aperçoit à peine de la rue étroite, parce qu’il y a trop peu de recul. Des murs, au contraire, ce sont les petites maisons qui disparaissent et Pékin apparaît alors comme un immense parc au milieu duquel font saillie les toits jaunes du palais impérial, une butte boisée, dite la Montagne de Charbon, surmontée d’une pagode, vers l’extrémité nord de la ville, et de rares grands édifices. Ceux-ci sont peu nombreux dans l’enceinte même de Pékin et les étrangers ne peuvent pénétrer dans presque aucun. Il y a vingt-cinq ou trente ans, on les admettait dans l’enceinte d’un assez grand nombre de temples : le Temple du Ciel aujourd’hui en reconstruction et où l’empereur lui-même va sacrifier chaque année au solstice d’hiver, ceux du Soleil, de la Lune, de l’Agriculture ; il était même possible d’arriver à voir certaines parties des jardins du palais. C’était l’effet de la crainte salutaire inspirée aux Célestes par l’entrée de l’armée anglo-française à Pékin en 1860. A mesure qu’on s’est éloigné de cet événement, la leçon a été peu à peu oubliée avec la facilité qu’ont les Chinois pour ne pas se souvenir de ce qui a blessé leur orgueil ; il semble qu’aujourd’hui le peuple ajoute foi à la fable officielle inventée pour « sauver la face, » et d’après laquelle l’empereur Hien-Feng, fuyant en réalité devant les troupes alliées, se serait simplement rendu à son parc de Djohol en Mongolie, pour une partie de chasse ; l’insolence habituelle avait complètement reparu, lorsque le bruit des victoires remportées par les Japonais et la crainte de voir l’armée du Mikado entrer dans la capitale sont venus de nouveau améliorer la position des étrangers.

Lorsque je me trouvais à Pékin, il y a un an, il était rare que des Européens fussent insultés dans la rue, tandis qu’ils l’étaient fréquemment avant la guerre et que je l’ai été moi-même, comme beaucoup d’autres, à Canton. Mais l’entrée de presque tous les édifices est restée interdite. Le seul temple aisément accessible est celui de Confucius, une grande salle banale au toit élevé supporté par des piliers de bois peints en rouge. On visite également les lieux d’examen des lettrés, plusieurs milliers de minuscules cellules alignées sur plusieurs rangées parallèles où les infortunés candidats à la licence et au doctorat sont enfermés durant plusieurs jours de suite pour faire leurs compositions. Lorsqu’on a été en outre à l’ancien observatoire, où se trouvent deux séries d’instrumens, les uns datant de la domination mongole au XIIIe siècle, enfouis dans la végétation au fond d’une cour, les autres du XVIIe, fabriqués sous la direction du jésuite Verbiest, astronome de l’empereur de Chine, au sommet des murailles, on a fini la visite des monumens de Pékin.

Aussi bien les promenades dans les rues, le long du pied des énormes murailles ou sur leur sommet, sont-elles autrement intéressantes et instructives qu’une visite de temple ou de palais. On y est frappé à chaque instant de ce qui fait la force de la race chinoise et la faiblesse de l’Etat chinois, du contraste de l’activité incessante, méthodique, persévérante des particuliers et de l’incurie officielle. On se convainc, par tout ce qu’on voit, que les Européens trouvent aujourd’hui la Chine dans une décadence comparable à celle de l’Empire romain au moment de l’invasion des Barbares. Cette ville de Pékin, qui a dû être autrefois une magnifique capitale, n’est évidemment plus que l’ombre d’elle-même : Le nombre de ses habitans, 700 000 à 800 000 au plus aujourd’hui, diminue et quantité de maisons sont en ruines ; telles grandes voies, jadis superbement pavées, sont défoncées par suite d’un manque d’entretien séculaire ; des égouts autrefois couverts coulent maintenant en plein jour et, à demi comblés par des dépôts qu’on n’enlève jamais, souvent complètement obstrués, se répandent en mares infectes ; des pans entiers des murailles, qu’on ne prend pas soin de réparer, s’écroulent quelquefois. On les relève alors, mais, comme la plus grande partie des fonds consacrés à ce travail reste aux mains grasses des fonctionnaires et des entrepreneurs, il n’est jamais bien fait ; on n’aurait garde, du reste, de reconstruire solidement, car on s’enlèverait ainsi, avec la chance d’un nouvel effondrement, une source de bénéfices futurs. En revanche, lorsque l’empereur sort par exception de son palais pour se rendre à quelque résidence d’été ou aller sacrifier à un temple, on fait la toilette de la partie de la ville qu’il doit parcourir, de façon à lui donner l’illusion que sa capitale est bien tenue. Dans les rues où passera le cortège on comble sommairement les fondrières, on jette du sable sur le sol, on fait disparaître tout ce qui choquerait l’œil du Fils du Ciel, comme ces misérables paillottes qui encombrent et rétrécissent la grande artère de la ville chinoise ; on peint en blanc l’intérieur des demi-lunes du rempart, mais seulement jusqu’à la hauteur où l’empereur, de sa chaise à porteurs, peut atteindre du regard. Aucun souci, dans tout cela, d’une amélioration réelle ou durable ; sauver la face, voilà ce qu’on veut et rien autre chose.


III

Une course dans les environs de Pékin, à la Grande Muraille et à quelques-uns des temples bâtis sur les collines à l’ouest de la ville, confirme les impressions recueillies dans la capitale. Cette excursion se fait aujourd’hui en quatre ou cinq jours, avec un confortable relatif et sans aucun danger. Un boy, c’est-à-dire un domestique servant à la fois de guide, d’interprète, de valet de chambre et de cuisinier, souvent fort expert dans l’art de Vatel, un âne et son ânier, une charrette attelée de deux mules et son charretier, tel est l’équipage que comporte cette course que l’on accomplit ainsi assez agréablement, en alternant la marche à pied et le transport à des d’âne. Le personnel peut sembler nombreux, mais nul autre que son ânier ne saurait faire avancer un âne chinois, et nul autre que leur charretier des mules chinoises ; quant au boy, c’est l’homme indispensable, entre les mains duquel il faut s’en remettre absolument et auquel on confie le soin de régler, avec un lourd sac de sapèques et des billets de valeur minime émis par des banques locales, tous les frais de l’excursion, notes d’auberge aussi bien que pourboires aux serviteurs et aux gardiens ou aux bonzes des temples. Il va de soi qu’il fait un peu danser l’anse du panier, qu’il sait se réserver son petit bénéfice, son squeeze, comme on dit en pidjin english, dans ce jargon qui n’a guère d’anglais que le nom et qui est la langue franque des ports chinois. Mais un Européen se déplaçant en Extrême-Orient a toujours un nombreux personnel : cela ajoute à son prestige, puis chaque homme a sa fonction spéciale et ne voudrait se charger d’aucune besogne de surcroît. Quant au squeeze, c’est un usage universellement admis, presque avoué ; il est aussi nécessaire d’en passer par-là que par le pourboire ou le « sou du franc » chez nous en mainte circonstance ; puis il y a encore économie à le faire plutôt que d’essayer de traiter directement.

En sortant de Pékin par le nord, on traverse l’espace sablonneux et stérile sur lequel s’étendait au XIIIe siècle une partie de la ville qui s’est depuis déplacée vers le sud, puis de grosses bourgades suburbaines, qui sont surtout des agglomérations de marchands, et l’on se trouve ensuite dans la plaine admirablement cultivée qui s’étend au nord de Pékin jusqu’au pied des collines. Elle est plus dénudée qu’au sud et l’on ne voit d’arbres qu’auprès des villages, tous entourés d’une verte ceinture de saules et disséminés en grand nombre au milieu des champs, à deux ou trois kilomètres à peine de distance les uns des autres. Dans cette région, le sol et le climat sont trop secs pour le riz ; aussi y cultive-t-on le blé d’hiver que je voyais semer et parfois déjà sortir de terre au mois d’octobre et qui ne gèle pas dans la terre très sèche, malgré des froids de 20 degrés et le peu d’épaisseur de la neige ; récolté dès le milieu de mai, du sorgho, du millet ou du sarrasin lui succède, et c’est le millet qui forme ici le fond de la nourriture des hommes. On a toujours le spectacle du travail actif des paysans, labourant avec d’assez fortes charrues, plus sérieuses que celles des moujiks sibériens et qu’ils attellent de deux mulets ou de deux chevaux, quelquefois de trois petits ânes. Dans les villages on voit battre le grain ou lier les grandes tiges du sorgho qui doivent servir à faire des nattes ou des cloisons ; les femmes aident à ces derniers travaux qui ont lieu près des habitations, mais ne s’en éloignent pas pour aller aux champs. Les chemins sont en général mauvais ; ils ne l’ont pas été toujours ; des ponts sont superbes encore, mais les dalles de la chaussée qu’ils portent sont entièrement disjointes, d’autres rivières doivent se passer à gué près des ruines d’un pont. Tout indique qu’on suit le tracé d’une très grande voie d’autrefois. Il est vrai que cette voie mène aux tombeaux des Ming ; cela explique à la fois le luxe qui a présidé à sa construction lorsque cette dynastie régnait et l’abandon où elle se trouve depuis que les Mandchous ont détrôné les Ming en 1644.

Peu de sites font une impression plus grandiose que la vallée en hémicycle autour de laquelle s’élèvent, sur les dernières pentes des collines, les monumens funéraires de treize empereurs de la dynastie des Ming. Chacune de ces tombes est une réunion de plusieurs édifices entourés de beaux arbres verts, qui contrastent avec la dénudation habituelle des montagnes chinoises. La large voie qui y mène, dallée, mais disparaissant presque aujourd’hui, pénètre par un superbe arc de triomphe dans la vallée silencieuse et qui paraît déserte, quoique cultivée, car c’est à peine si l’on aperçoit les petits villages, tapis au pied des hauteurs. Après avoir passé sous d’autres portes élégantes que soutiennent des colonnes munies d’ailes, on arrive à une gigantesque allée de colosses monolithes représentant des figures d’animaux alternativement assis et couchés, puis des hommes, législateurs et guerriers. Des chemins rayonnent ensuite vers chacun des tombeaux, dont j’ai visité l’un, celui du premier empereur Ming qui ait régné à Pékin.

Après avoir pénétré dans une haute enceinte par un porche à trois portes mal entretenu, et traversé des cours plantées d’arbres verts, on arrive à la grande salle. Devant toute la façade courent plusieurs rangs de marches de marbre aux rampes finement sculptées. La salle elle-même n’a pas moins de soixante mètres de long sur vingt-cinq de large et une douzaine de hauteur. Elle est presque entièrement vide et l’on n’y voit d’abord que les quarante gigantesques colonnes de bois, formées d’un seul tronc d’arbre, et que deux hommes ne peuvent embrasser, qui supportent le toit ; ces colonnes passent pour être venues des confins de l’Indo-Chine ; au milieu d’elles se dissimule un petit autel, où tombent en miettes des vases remplis de poussière et sans intérêt artistique, tandis qu’un peu en arrière, dans une sorte de tabernacle, se trouve simplement la tablette de l’empereur défunt portant son nom gravé en trois caractères chinois. Son corps gît plus loin, au fond d’une galerie qui pénètre d’un mille dans l’intérieur de la colline, mais qui est murée à peu de distance de l’entrée, où l’on arrive après avoir traversé encore deux cours séparées par un portique. De la large tour qui s’élève au-dessus de cette entrée et sur les murs de laquelle d’innombrables visiteurs chinois et quelques Européens ont gravé leurs noms à la pointe de leurs couteaux, la vue embrasse l’hémicycle des montagnes et toutes ces tombes que leur simplicité voulue et la rareté des ornemens ne rendent que plus grandioses, mais dont la construction a dû coûter un travail qui ne peut se comparer qu’aux travaux faits par les anciens Egyptiens pour les tombes de leurs Pharaons.

La Grande Muraille de Chine est, elle aussi, une œuvre colossale. On prend pour s’y rendre la grande route de Mongolie qui la traverse à la porte de Pa-ta-ling, à l’extrémité de la passe de Nankou. Importante voie commerciale, par où passent depuis bien des siècles les longues caravanes de chameaux qui servent au trafic de la Mongolie et de la Sibérie avec la Chine, cette route était autrefois très large et pavée, dit-on, de gros blocs de granit. On n’en aperçoit plus guère de traces, ni dans la traversée de la petite ville de Nankou où l’on s’en est peut-être servi pour la construction des maisons, ni dans la passe de montagnes où l’on grimpe ensuite péniblement et où tout a dû s’ébouler dans le torrent. Nankou est une ville murée comme la plupart de celles des environs de Pékin, comme la curieuse bourgade de Tchou-Young-Kwan qu’on traverse un peu après et sur l’une des portes de laquelle se trouve une inscription en six langues dont une n’a pu encore être déchiffrée. De toutes parts, sur les montagnes, des tours et de pittoresques fortifications en ruines témoignent que la peur des Mongols et des Tartares hantait depuis longtemps les Chinois. C’est contre eux qu’a été construite la Grande Muraille, qui se compose de deux parties, la muraille extérieure et la muraille intérieure : la première s’étend sur près de 2 500 kilomètres de Chan-haï-Kwan, sur le golfe du Petchili, jusque dans la province du Kansou, sur le haut fleuve Jaune ; sa construction remonte à deux cents ans avant notre ère ; il va sans dire qu’elle a été souvent remaniée et réparée. En pierres de taille près de la mer, elle est en briques sur la plus grande partie de son parcours et a une épaisseur de 5 à 6 mètres sur une hauteur qui n’est guère supérieure ; à l’extrémité ouest, ce n’est plus qu’une levée de terre.

La muraille intérieure, qui date du VIe siècle de notre ère, mais a été presque entièrement reconstruite par les Ming au XVIe, a 800 kilomètres de développement ; c’est elle que l’on voit à Pa-ta-ling, coupant le col où passe la route et s’éloignant à droite et à gauche pour suivre en zigzag la crête des montagnes. Elle est construite d’une manière analogue aux murailles de Pékin : un soubassement en pierre ; deux paremens crénelés en briques recouvrant de la terre battue ; le sommet, dallé, forme un chemin de 3m,50 de largeur environ ; la hauteur varie, suivant les irrégularités du terrain, de 4 à 6 mètres ; des tours carrées deux fois plus élevées, munies aussi de créneaux ainsi que d’embrasures, se dressent fréquemment, tous les cent mètres, m’a-t-il paru. Beaucoup moins imposante que l’enceinte de Pékin, il ne semble pas que la Grande Muraille mérite les railleries dont elle a été l’objet. Contre des assaillans ne disposant pas d’artillerie, contre des cavaliers comme les Mongols et les Tartares, c’était une défense des plus sérieuses et, s’ils l’ont franchie quelquefois, elle a plus souvent encore arrêté leurs invasions. Bien que ne servant plus depuis l’établissement de la dynastie actuelle, qui est elle-même tartare, elle est restée, grâce au soin avec lequel elle avait été entretenue jusqu’à son avènement, un des monumens les mieux conservés de la Chine.

Il n’en est pas de même de la plupart des temples qui parsèment les collines, au milieu de beaux bosquets d’arbres verts tranchant sur le ton gris des hauteurs dénudées et incultes, comme le sont en Chine tous les endroits accidentés : agglomérés dans les plaines et s’y serrant à un degré inconnu en Europe, les hommes d’Extrême-Orient laissent les régions montagneuses entièrement désertes. On est bien reçu dans ces temples des environs de Pékin, dont quelques-uns servent de résidence d’été à des diplomates européens, fatigués d’être enfermés dans la ville, dont les miasmes pénètrent dans la saison chaude jusqu’aux légations, en dépit des parcs qui les entourent. Certains ne comprennent que des édifices de bois, les logemens pour les bonzes, entourant les cours où se trouvent les sanctuaires aussi bien que ces sanctuaires eux-mêmes. Cet emploi du bois, si général en Extrême-Orient, n’exclut ni le luxe ni l’art : les temples japonais de Nikko et bien d’autres, merveilles de richesse et de beauté, sont entièrement en bois ; mais de pareils édifices, s’ils ne sont soigneusement entretenus, se délabrent très vite et c’est à ce délabrement qu’on assiste ici. Toute l’accumulation de Bouddhas dorés, souvent de grandeur naturelle, qu’on vous présente toujours au nombre de plusieurs dizaines, voire de plusieurs centaines, en vous faisant remarquer soigneusement qu’il ne s’en trouve pas deux exactement pareils, ces autres Bouddhas géans, accroupis ou couchés, ces monstres trois fois plus grands que nature, peints de couleurs vives, au rictus horrible et aux gestes féroces, qui gardent l’entrée des temples, cet entassement d’idoles provoque le plus souvent chez moi du dégoût plutôt qu’une impression religieuse. Ce bouddhisme dégénéré est bien différent de celui qui s’est conservé pur à Ceylan et dans certaines sectes japonaises. On ne retrouve de traces du caractère original de cette religion ou du moins de la contrée où elle a pris naissance que dans la ravissante pagode en pierre de Pi-Youen-Sse, et de style purement hindou, où d’exquis bas-reliefs retracent la vie de Çakyamouni et de ses saints, ou dans les sculptures, plus belles encore peut-être, du temple de la Tour jaune.

Le Palais d’été, qui n’était d’ailleurs pas un vrai monument chinois, mais avait été bâti sous la direction des jésuites du XVIIIe siècle dans le genre de Versailles, n’a pas été reconstruit depuis sa destruction par les alliés en 1860, et l’accès de ses ruines demeure interdit ; mais on aperçoit, non loin de là, la résidence estivale de l’impératrice douairière au milieu de superbes jardins. La route qui mène là est fort bien tenue ; du reste, comme l’impératrice allait précisément se rendre dans un temple des environs lorsque je passai par-là, on réparait tous les chemins du voisinage ; des centaines de coolies travaillaient ; des mandarins de rang secondaire ou inférieur à bouton blanc ou à bouton d’or couraient à cheval donner des ordres et surveiller ; les ornières profondes disparaissaient sous le sable fin ; tout cela ne devait durer qu’un jour, mais pendant ce jour les chemins les plus détestables allaient avoir l’apparence de routes en parfait état.

On n’hésite pas en Chine à gaspiller ainsi de l’argent pour des futilités. Afin de détourner une rivière qui aurait gêné l’établissement de jardins, d’un palais impérial, on n’a pas hésité à ruiner des milliers de paysans en inondant leurs champs ; afin de pouvoir célébrer dignement le soixantième anniversaire de l’impératrice douairière, on y a affecté, peu d’années avant la guerre avec le Japon, les fonds destinés à la réorganisation de l’armée du Pet-chili. Tout ce qui ne sert pas à la cour, aux vanités officielles, est négligé. Par tout l’empire les voyageurs constatent ce que j’ai vu aux environs de Pékin, ce que j’ai retrouvé ensuite près de Canton ou de Shanghaï : les routes n’existent plus, les ponts tombent en ruines. Le canal impérial, cette œuvre gigantesque des générations passées, qui s’étendait de Hangtchéou à Tien-tsin, sur plus de 1 500 kilomètres, reliant le fleuve Bleu, le fleuve Jaune et le Peïho, la capitale aux provinces du centre d’où venaient ses approvisionnemens, le canal impérial est entièrement comblé en certains points par l’accumulation des vases et des sables ; en d’autres, il n’a plus que quelques pouces d’eau et ne peut servir qu’à un trafic local. La Chine actuelle n’est plus que l’ombre de ce qu’elle a été. Sauver la face, jeter de la poudre aux yeux, voilà tout ce qu’est capable de faire son administration décrépite et pourrie. Cette déchéance date de loin et la catastrophe qui a jeté un pays de 400 millions d’hommes aux pieds d’une nation dix fois moins nombreuse n’est que le dernier trait d’une longue décadence.


IV

Comment ce peuple qui fut grand, qu’on peut comparer en Extrême-Orient à ce que furent les Romains dans les pays méditerranéens, est-il tombé au point où nous le voyons ? Le fléau de la Chine aujourd’hui et depuis longtemps, ce qui paralyse tout effort, ce qui arrête tout progrès, c’est le mandarinat ; et malheureusement ce fléau est son orgueil. C’est par l’Etat, routinier, incapable, corrompu, que périt cette nation. Sans doute on a dit que les peuples n’ont jamais que le gouvernement qu’ils méritent ; sans doute l’organisation de l’administration chinoise est le produit des conditions géographiques et des circonstances historiques dans lesquelles s’est trouvée la Chine, comme du caractère même du peuple chinois. Mais ce sont les traits les plus fâcheux de ce caractère qui se retrouvent, accentués, chez le corps de lettrés qui gouverne l’empire, alors que les qualités sérieuses d’activité et d’énergie semblent avoir disparu.

Les Européens ne sont pas encore à même de se rendre un compte bien exact de la manière dont est organisé le gouvernement chinois, théoriquement fondé sur les mêmes principes que le gouvernement de la famille. Mais ce que nous savons d’une façon certaine, c’est qu’il est entièrement entre les mains de la classe dite des « lettrés » ou des « mandarins » dans laquelle sont recrutés tous ses fonctionnaires. C’est de l’esprit de cette classe qu’il importe de se rendre compte, si l’on veut connaître les tendances qui dirigent le gouvernement de l’Empire du Milieu et savoir ce qu’on en peut attendre. La classe des lettrés n’est pas héréditaire : elle se recrute de la manière la plus démocratique du monde, par des examens auxquels tous ont accès. Ces examens comportent trois degrés à la suite de chacun desquels on confère successivement aux candidats heureux des grades désignés couramment par les Européens, par analogie avec nos grades universitaires, sous les noms de bachelier, licencié, docteur. Pour le grade de bachelier, les concours ont lieu dans chaque district (il y a une soixantaine de districts par province) ; pour celui de licencié, dans les dix-huit capitales provinciales ; pour celui de docteur, à Pékin seulement. On jugera du prestige qu’exerce sur la population le titre de lettré si je mentionne qu’au moment où je me trouvais à Shanghaï, à la fin de 1897, 14 000 candidats concouraient à Nankin pour les examens de la licence, où 150 seulement devaient être reçus. C’est un insigne honneur pour une famille que de compter un lettré parmi ses membres, et toute une province est en fête quand un de ses enfans est reçu premier aux examens triennaux du doctorat à Pékin ; lorsqu’un lauréat retourne dans sa ville natale, il est accueilli en grande pompe comme un triomphateur. Il est vrai que sa tâche a été rude et le simple acte de prendre part au concours exige une endurance physique extraordinaire : les candidats passent trois jours, sans sortir un seul instant, dans des loges de quatre pieds sur quatre où il leur est impossible même de se coucher, en tête à tête avec leur pinceau, leur papier et leur bâton d’encre de Chine. Il n’est pas étonnant qu’à chaque examen on soit obligé de relever plusieurs morts.

Ces concours se passent-ils régulièrement ? Il semble, au dire des gens les mieux informés, que la faveur n’y soit pas entièrement étrangère, mais qu’elle n’y joue pas cependant un rôle tout à fait prépondérant. Les fils ou les très proches parens des très hauts fonctionnaires sont à peu près certains d’être reçus ; ce ne sont jamais, toutefois, que quelques unités et, dans l’ensemble, le classement serait fait d’après le mérite. Mais c’est après l’examen que les difficultés commencent pour les gens pauvres et sans appui. Si nul ne peut en effet occuper une place à moins d’avoir passé ses examens, il ne s’ensuit pas que tout candidat heureux en obtienne une nécessairement, et certains ont pu l’attendre toute leur vie. Malgré cela, les hommes qui paraissent vraiment habiles ou remarquables arrivent en général à se caser et voici comment : la plupart des places s’achètent plus ou moins ; voit-on un sujet capable de bien faire son chemin, il se forme un syndicat, une société en commandite, qui lui avance les fonds nécessaires pour mettre le pied à l’étrier, qui l’aide dans ses démarches et se fait largement rémunérer ensuite en percevant une part dans les bénéfices des charges occupées par son protégé ou plutôt son associé. L’idée d’exploiter ainsi une fonction publique comme une affaire est vraiment ingénieuse et, paraît-il, souvent fort profitable ; mais on juge des exactions qui en résultent et qui se répercutent et se multiplient du haut en bas de l’échelle des fonctionnaires. Je ne citerai ici qu’un chiffre qui m’a été affirmé par plusieurs personnes à même d’être bien renseignées : le poste de taotaï (gouverneur) de Shanghaï, auquel est affecté un traitement de 6 000 taëls (le taël vaut actuellement 3 fr. 75) par an et auquel on est nommé pour une durée de trois ans, s’est acheté dans ces derniers temps de 200 000 à 250 000 taëls.

Ce qui est pire que l’achat des fonctions publiques ou le rôle de la faveur dans les examens, ce sont les matières mêmes sur lesquelles portent ces examens. On ne s’y occupe que de littérature et de scolastique, de l’étude des classiques chinois. Les œuvres de Confucius forment la base des connaissances exigées, celles de ses disciples, de Mencius et d’autres philosophes vieux de 2000 ans, et toute la masse des anciennes annales viennent s’y ajouter. Ce sont des centaines de volumes que les candidats doivent savoir à peu près par cœur, car la mémoire est la seule chose que l’on cherche à exercer. A certaines questions il faut répondre uniquement par des citations textuelles ; lors même que cela n’est pas obligatoire, il convient d’émailler sa composition d’un grand nombre de ces citations. Quant au beau style, il consiste surtout à choisir, de temps à autre, parmi les 60 000 caractères qui composent l’écriture chinoise[2] et représentent chacun un mot, des signes presque inconnus qui ne se trouvent que dans quelque recoin caché d’un vieil ouvrage au lieu d’employer leurs synonymes usuels. Aussi tout l’effort de l’instruction préparatoire consiste à faire apprendre aux malheureux candidats le plus grand nombre possible de caractères, en même temps que le plus grand nombre possible de citations de classiques. Aucun Chinois, croyons-nous, ne connaît tous les caractères de sa langue, mais aussi, d’autre part, aucun ne les ignore tous : c’est une des curiosités de ce pays que chacun y sait plus ou moins lire et écrire, mais personne complètement. Les plus pauvres diables connaissent quelques dizaines de caractères, les plus usuels, ceux qui se rapportent à leur métier. Avec 6 000 ou 8 000, on est déjà un homme instruit, et de fait, il est bien peu d’idées qu’on ne puisse exprimer avec 6 000 ou 8 000 mots. Nombre de hauts lettrés toutefois arrivent à 20 000 ; mais en quel singulier état doit être l’intelligence d’un homme qui a passé toute sa jeunesse à apprendre, par une sorte de gavage mécanique, des milliers de signes qui ne se distinguent que par de minuscules détails de traits et à s’inculquer l’énorme fatras des classiques et des annales !

On a voulu dernièrement modifier un peu les examens et faire des concessions au moins apparentes à ce qu’on appelle officiellement la « nouvelle culture de l’Occident. » Aux questions habituelles de critique des classiques, d’interprétation de maximes de Confucius, d’identification de noms géographiques actuels avec des noms anciens, on joignait au dernier concours pour la licence de Nankin (qui était le premier de ce genre depuis la guerre sino-japonaise) quelques questions d’astronomie : « Quel est le diamètre apparent du soleil, quel serait celui de la terre vue du soleil ou d’une autre planète ? » Mais voici ce qui venait ensuite, et qui peint bien l’état d’âme des examinateurs et fournit un type des questions habituellement posées : « Pourquoi le caractère d’écriture qui représente la lune est-il fermé par le bas tandis que celui qui représente le soleil est ouvert ? » Il fallait évidemment donner quelque réponse mystique, extraite des enseignemens classiques. « Chassez le naturel, il revient au galop. »

De même, dans une capitale de province, voisine de Shanghaï, les fonctionnaires préposés à l’instruction publique ont fait des efforts pour encourager l’étude des mathématiques. On a institué un concours comportant des prix et fait appel à tous ceux qui voulaient y prendre part. Beaucoup de jeunes gens élevés dans les écoles des missions ont composé et ont donné des solutions originales très convenables ; d’autres, qui connaissaient mieux les Quatre Livres et les Cinq Classiques que la géométrie de l’Occident, ont découvert que les problèmes avaient été cherchés dans un vieil ouvrage datant de plusieurs siècles : ils ont copié mot à mot la solution fantaisiste qui y était donnée et ont obtenu tous les prix. L’année suivante, un professeur à l’un des collèges des missions étrangères demanda qu’un Européen compétent fût admis dans la commission chargée de préparer les problèmes et de juger les compositions ; on répondit qu’il n’y avait pas lieu, que tout était déjà prêt ; on laissa du reste circuler les questions d’avance sans se préoccuper aucunement d’assurer la loyauté des épreuves.

Je citerai encore, comme dernier exemple de tentative d’introduction des sciences occidentales dans les concours, les questions relatives à ces sciences posées dans le Tchekiang, il y a un an, aux examens du baccalauréat : « 1° Comment sont fabriquées les chandelles étrangères et quelle supériorité possèdent-elles sur les chandelles chinoises ? — 2° Nommer les principaux ports où touchent les bateaux à vapeur entre le Japon et la Méditerranée. — 3° Parmi les nouvelles sciences et les méthodes étrangères qu’il est question d’introduire en Chine, quelles sont celles auxquelles il convient d’attacher le plus d’importance ? — 4° Faire un essai sur le droit international. »

Ces quelques innovations maladroites ne changent pas le fond de scolastique et de rhétorique des examens chinois. Les thèmes habituels des compositions restent les mêmes ; en voici deux cités par M. Henry Norman[3] : « Confucius a dit : « De quelle majestueuse manière Choun et You n’ont-ils pas régné sur l’Empire, comme si cet Empire n’était rien pour eux ! » — Confucius a dit : « En vérité Yao était un grand souverain ! Combien il était majestueux ! Le ciel seul est grand et seul Yao était digne de lui ! Combien haute était sa vertu ! Le peuple ne pouvait trouver de nom pour la qualifier ! » Voilà ce qu’il fallait développer à grand renfort de fleurs de rhétorique. C’est sur l’étude de livres vieux de vingt siècles, encombrés de paraboles et de maximes quintessenciées, sur lesquels des commentateurs devenus eux-mêmes des classiques discutent à perte de vue ; c’est sur la connaissance d’annales enjolivées, remplies de légendes bizarres que l’on prend au pied de la lettre, que sont choisis les membres de la classe qui gouverne la Chine. Le résultat de cette méthode, c’est qu’on voyait encore en 1897, deux ans après cette guerre avec le Japon qui a mis le Céleste Empire à deux doigts de sa perte, un censeur, c’est-à-dire un des plus hauts fonctionnaires de l’empire, protester dans un rapport à l’empereur contre les concessions regrettables faites aux inventions des barbares occidentaux au risque de troubler le repos des morts. Plutôt que de construire des chemins de fer, concluait-il sérieusement, ne vaudrait-il pas mieux promettre une récompense à celui qui retrouverait le secret des chars volans traînés par des phénix qui existaient autrefois ? Un membre du Tsong-li-Yamen s’élevait peu de temps auparavant contre les travaux de terrassement de ces mêmes chemins de fer et contre les clous enfoncés dans les traverses qui risquaient de blesser les dragons sacrés habitant le sous-sol et protecteurs des villes de l’empire. Toutes les superstitions de la géomancie du fengshui relatives à la circulation dans l’air de bons et de mauvais esprits, aux prescriptions qui en résultent pour la hauteur des monumens, la disposition des ouvertures, exercent le plus grand empire parmi les gens les plus haut placés.

Le recrutement démocratique du mandarinat le rend plus nuisible encore qu’il ne serait s’il constituait une aristocratie héréditaire et fermée. Tel qu’il est en effet, personne n’a d’intérêt à le détruire, les gens les plus intelligens s’efforcent au contraire d’y entrer ; la préparation aux examens écrème la population, attire à elle tous les esprits les mieux doués, qu’elle abrutit du reste irrémédiablement ; la carrière littéraire jouit d’un prestige énorme et le plus pauvre homme peut espérer que son fils y entrera. Elle n’excite donc nullement les haines que font naître les privilèges d’une caste et aucun mouvement n’a de chance de se produire contre elle. Mais le point où en est arrivé le Céleste Empire sous la direction exclusive de cette classe est la condamnation du système des examens appliqué au gouvernement ; maints États occidentaux qui tendent à s’enchinoiser sous ce rapport ont un grand profit à tirer de cette leçon. Le développement exclusif de la mémoire, l’obstination dans les vieilles méthodes, le misonéisme, le triomphe des médiocres sur les esprits originaux, la gérontocratie, la routine poussée au dernier degré, voilà les effets infaillibles de la méthode du concours à outrance.

Qu’en Chine ces effets aient été plus accentués qu’ailleurs, on ne le nie pas et cela tient à diverses circonstances historiques et ethniques. Arrivés bien avant notre ère à un haut degré de civilisation, les Chinois, plus nombreux et plus intelligens que leurs voisins, eurent vite fait, aussitôt qu’ils se furent réunis en un État compact, de soumettre l’Indo-Chine et la Corée ; le Japon était isolé dans ses îles ; ils n’eurent plus alors de voisins, séparés qu’ils étaient de l’Inde par de colossales barrières montagneuses et de l’Occident par d’immenses déserts. Dès lors ils n’eurent plus qu’à se laisser vivre, et, remplis d’admiration pour les travaux de leurs ancêtres qui leur avaient assuré cette parfaite tranquillité, qui leur avaient soumis tous les peuples d’alentour, ils s’accoutumèrent à les regarder comme des hommes supérieurs, des types de perfection. Plus avancés qu’aucun peuple sujet ou tributaire, n’ayant point à subir l’aiguillon de la concurrence, ils se complurent dans l’admiration d’eux-mêmes ou plutôt de ceux qui avaient fait leur pays, crurent qu’aucun progrès n’était plus possible ni désirable, et restèrent immobiles. L’isolement, le manque d’émulation dans lequel a vécu la Chine est assurément ce qui a le plus contribué à la figer, et il faut remarquer que le monde antique commençait à se trouver, pour les mêmes raisons, dans un état analogue au moment de l’invasion des Barbares, et que, en dehors de la révolution morale effectuée par le christianisme, qui ne put produire ses pleins effets que par le renversement de l’Empire, aucun progrès ne s’y faisait plus. L’admiration stérile du passé forme déjà le fond de la doctrine de Confucius. A regarder ainsi en arrière, à ne jamais rien changer aux usages des ancêtres, les raisons d’être de bien des choses devaient finir par disparaître, surtout chez un peuple naturellement porté aux questions positives et pratiques plutôt qu’aux idées générales et élevées, et tout le monde s’accorde à reconnaître que le peuple chinois est ainsi fait. Religion et morale, tout se réduisit bientôt en rites et en formes, vaines et creuses enveloppes, cachant le vide, dont est faite toute la civilisation chinoise, et c’est ainsi qu’on arriva à cette conclusion qu’il faut avant tout sauver la face et que cela suffit à tout.

L’isolement de la Chine, sa facile supériorité sur ses voisins terrestres, a produit encore une autre conséquence grave : l’anéantissement de l’esprit militaire qui a entraîné la disparition des idées de devoir et de sacrifice. Les mandarins militaires sont infiniment méprisés par leurs collègues civils ; les épreuves par lesquelles on les choisit consistent surtout en exercices de force physique : soulever des poids et tirer de l’arc. « On ne prend pas de bon fer pour faire des clous, ni un brave homme pour faire un soldat, » dit un proverbe chinois. Aussi les armées chinoises ne sont-elles que des ramassis de malandrins, à la fois pillards et lâches, quoique son peu de souci de la vie comme son endurance physique concoure à faire du Chinois une excellente matière première militaire. Le Céleste Empire est aussi incapable aujourd’hui de se défendre contre la civilisation occidentale qu’il est incapable de se l’assimiler.

Des lettrés, qui gouvernent, il n’y a rien à espérer. Ils ne veulent rien apprendre, ni rien oublier. Leurs préjugés ne les empêcheraient-ils pas d’adhérer à un grand mouvement de réformes, que leur intérêt s’y opposerait. Dans l’état amorphe où se trouve aujourd’hui la Chine, avec la difficulté de communications entre la capitale et les provinces, les mandarins font ce qu’ils veulent. La Gazette de Pékin, c’est-à-dire le journal officiel, ne racontait-il pas dernièrement en termes pompeux la suppression d’une révolte, faisant le compte des frais et annonçant les récompenses proposées à l’approbation impériale — qui fut donnée — alors que jamais insurrection n’avait eu lieu dans l’endroit désigné ! On n’avait vu dans la région que trois soldats à la poursuite d’un voleur recherché par la justice ! De pareilles aubaines ne se représenteraient plus dans un État régulièrement organisé et l’on comprend que la classe à qui elles profitent ne désire aucun changement. « Ceux qui désespèrent le plus de la Chine sont ceux qui la connaissent le mieux, » me disait un missionnaire ; et c’est ce que j’ai toujours observé en causant avec les Européens vivant en Extrême-Orient. Il ne peut être question de réformes venues de l’intérieur, de si haut qu’en parte l’initiative, — on vient d’en avoir une preuve éclatante dans la révolution de palais du mois de septembre 1898. La pression extérieure pourra-t-elle en amener sans faire crouler tout l’édifice du Céleste Empire, et dans quelles conditions ? Telle est la question qui se pose.


PIERRE LEROY-BEAULIEU.

  1. On sait que l’Empire chinois comprend la Chine proprement dite, ou les « Dix-huit Provinces, » qui a une surface de 3 millions et demi de kilomètres carrés, et 380 millions d’habitans environ, et diverses dépendances plus vastes, mais infiniment moins peuplées : la Mandchourie, patrie de la dynastie actuelle (7 à 8 millions d’habitans sur 900 000 kilomètres carrés) ; la Mongolie (2 millions d’habitant seulement sur 3 200 000 kilomètres carrés) ; le Thibet (6 millions d’âmes sur 1 600 000 kilomètres carrés) ; le Turkestan oriental et la Dzoungarie (1 200 000 âmes sur 1 500 000 kilomètres carrés).
  2. On sait que l’écriture chinoise se compose de signes idéographiques dérivés originellement de dessins représentatifs des objets.
  3. Polities and Peoples of the Far East ; Londres, Fisher Unwin, 1895.