Traduction par Paul Largillière.
Librairie H. Oudin, éditeur (p. 58-62).


CHAPITRE IX.

LA FÊTE NAUTIQUE.


À neuf heures du soir, toute l’immense façade du palais qui donnait sur la Tamise était illuminée à giorno. Le fleuve même, aussi loin que le regard pouvait porter dans la direction de la Cité, était couvert de bateaux et de canots de plaisance, bordés de lanternes vénitiennes, et gaiement balancés par les flots. On eût dit un vaste jardin semé de fleurs de feu, qui se jouaient sous la brise d’été. Le grand perron de pierre dont les marches descendaient jusqu’au ras de l’eau, et où l’on eût pu masser sans gêne toute l’armée d’une principauté allemande, offrait un aspect féerique, avec sa double rangée de hallebardiers royaux miroitant sous leurs armures d’acier poli, tandis que des essaims de gens de service, aux costumes voyants et pailletés d’or et d’argent, passaient devant eux comme autant d’étoiles filantes, allant et venant, montant et descendant, pour activer les préparatifs de la fête.

Tout à coup les soldats et les serviteurs qui encombraient les degrés du perron s’évanouirent comme par enchantement. Il se fit un calme profond et solennel. On sentait dans l’air l’annonce de quelque chose de merveilleux. Sur les bateaux et les canots, où des torches allumées mariaient maintenant l’éclat de leurs flammes rutilantes aux scintillations des lanternes, s’étaient dressés debout des myriades de gens, tous tournés vers le palais.

Une file de quarante ou cinquante barques de cérémonie glissaient en amont vers le perron. Elles étaient richement dorées et inclinaient avec grâce tantôt leurs proues élevées, tantôt leurs poupes légères, ornées d’admirables sculptures. Quelques-unes étaient élégamment décorées et portaient des bannières, des flammes, des pavillons ; d’autres se cachaient presque entièrement sous des dais de drap d’or, sous des tentes en tapisseries de haute lisse, fabriquées alors à Arras, et chargées d’armoiries brodées ; d’autres arboraient des centaines de petits drapeaux de soie garnis de grelots d’argent, qui résonnaient joyeusement à chaque caresse du vent ; d’autres, plus superbes, appartenant aux gentilshommes que leurs dignités mettaient en rapport direct avec le prince, laissaient flotter au fil de l’eau des quantités de boucliers et d’écus suspendus côte à côte avec une symétrie pittoresque, et donnaient à épeler, sur leurs magnifiques blasons, les plus illustres devises, les plus nobles armes peintes de l’armorial d’Angleterre. Chacune de ces barques de cérémonie était remorquée par un bateau à rames, portant, outre les rameurs, un corps de musiciens et un certain nombre d’hommes d’armes, le morion en tête, la poitrine couverte d’une cuirasse étincelante.

Une troupe de hallebardiers, qui devaient servir d’avant-garde au cortège, vint alors s’échelonner sur le perron. Ils avaient pour coiffure une toque en velours coquettement piquée au côté d’une rose en argent, pour vêtements de grandes chausses rayées en long, noir et brun, des pourpoints de drap rouge foncé et bleu, blasonnés devant et derrière aux armes du prince, qui étaient trois plumes d’or enlacées. Les hampes des hallebardes étaient couvertes de gaines de velours cramoisi, attachées par des clous d’or, et agrémentées de glands également en or. Ils étaient rangés sur deux files formant la haie depuis le haut du perron jusqu’au niveau de l’eau.

Des serviteurs portant la livrée du prince, or et cramoisi, déroulèrent sur les marches un épais tapis de drap mi-parti.

Alors on entendit à l’intérieur du palais une brillante fanfare, à laquelle les musiciens des barques firent écho ; deux huissiers tenant à la main une verge blanche descendirent d’un pas grave et majestueux les degrés du perron. Derrière eux s’avançaient l’officier qui portait la masse civique, puis l’officier qui portait le glaive de la Cité, puis les différents sergents d’armes de la garde de la Cité, en grand et bizarre accoutrement, les manches chargées de plaques ; puis le roi d’armes en tabard avec les insignes de la Jarretière ; puis les chevaliers du Bain, avec leurs manchettes de dentelles ; puis les écuyers ; puis les juges en robes d’écarlate et les sergents de la coiffe, ainsi appelés à cause de la coiffe de linon qu’ils mettaient sur leur tête et sous leur toque le jour de leur installation comme premiers avocats de la Cour ; puis le lord grand chancelier d’Angleterre, en robe d’écarlate ouverte par devant et bordée de petit-gris ; puis une députation des aldermen, qui sont les magistrats municipaux ou échevins, en manteaux d’écarlate ; puis les sommités des différents corps de la Cité, en costume d’apparat.

Venaient ensuite douze gentilshommes français, en splendide pourpoint de damas blanc barré d’or, avec le petit manteau court de velours cramoisi doublé de taffetas violet et les hauts-de-chausses couleur de chair. Ils faisaient partie de la maison de l’ambassadeur de France. Après eux marchaient douze chevaliers de la maison de l’ambassadeur d’Espagne, vêtus des pieds à la tête de velours noir sans aucun ornement. Des seigneurs appartenant à la haute noblesse d’Angleterre fermaient le cortège avec leurs gens.

Une nouvelle fanfare résonna à l’intérieur du palais. Alors l’oncle du prince, le futur duc de Somerset, se montra sous le portail. Il avait un justaucorps de brocart noir, un manteau d’écarlate semé de fleurs d’or et garni de dessins en fil d’argent. Il se tourna de manière à regarder l’ouverture du portail, ôta sa toque ornée de plumes, fit une révérence jusqu’à terre et marcha à reculons, en s’inclinant à chaque marche qu’il descendait.

Il y eut une salve prolongée de fanfares, et un héraut proclama d’une voix retentissante :

— Place à très haut et très puissant lord Édouard, prince de Galles !

Des langues de flammes coururent tout à coup sur la crête des murailles du palais ; une explosion pareille à celle de la foudre ébranla les airs ; la foule, massée sur le fleuve et aux abords, éclata en une immense clameur de joie ; et Tom Canty, le héros de cette fête, apparut à tous les yeux éblouis, debout, la tête légèrement inclinée, comme il convient à un prince qui reçoit l’hommage de son peuple.

Il avait un ravissant pourpoint de satin blanc, avec plastron de drap rouge poudré de diamants et bordé d’hermine. Sur ses épaules s’attachait légèrement un manteau de brocart blanc où brillait en poncis le cimier aux trois plumes. Ce manteau était doublé de satin bleu, il était semé de perles et de pierres précieuses et retenu par une agrafe en brillants.

Tom portait au cou l’ordre de la Jarretière et plusieurs ordres étrangers. Il se tenait sur la plus haute marche du perron, et les milliers de lumières concentrées sur lui le rendaient si resplendissant que ceux qui le contemplaient avec avidité en étaient pour ainsi dire aveuglés.

Qui donc aurait cru dans cette multitude fascinée que l’enfant, objet de ces transports presque idolâtres, n’était autre que Tom Canty, le petit pauvre d’Offal Court, né dans un galetas, grandi dans les ruisseaux de Londres, mourant hier encore de faim quand il errait, vêtu de haillons, et se vautrait dans la boue ?