Traduction par Paul Largillière.
Librairie H. Oudin, éditeur (p. 20-25).


CHAPITRE IV.

PREMIERS TOURMENTS DU PRINCE.


Au bout d’une heure de poursuite obstinée, la populace finit par lâcher le petit prince et l’abandonna à lui-même. Tant qu’il avait pu exhaler sa rage et prendre des airs de dignité pour menacer, pour donner des ordres qui faisaient pâmer de rire, il avait été très amusant ; mais, une fois que l’épuisement l’eut réduit au silence, la foule, qui n’avait plus que faire de le tourmenter, avait cherché ailleurs d’autres distractions. Alors il regarda autour de lui, sans pouvoir dire où il se trouvait. Il était dans l’enceinte de la Cité de Londres, c’était tout ce qu’il savait. Il continua son chemin, ne sachant où il allait. Bientôt les maisons devinrent plus clairsemées, les passants plus rares. Il avait les pieds en sang et les baigna dans le ruisseau qui coulait à l’endroit où est maintenant Farringdon Street. Il se reposa quelque temps, puis il reprit sa marche. Il arriva ainsi dans une grande plaine, où il y avait çà et là des maisons et une grande église, qu’il reconnut. Tout autour il vit des échafaudages et des essaims d’ouvriers, car on y faisait d’importantes restaurations. Le prince était tout ranimé ; il se disait que ses peines touchaient à leur fin.

— C’est l’ancienne église des Frères-Gris, pensait-il, celle que le roi mon père a prise aux moines afin d’en faire un asile pour les enfants pauvres et abandonnés, et à laquelle il a donné le nom de Christ’s Church[1]. Ils seront heureux de pouvoir rendre service au fils de celui qui les a traités si généreusement, d’autant plus que ce fils est maintenant aussi infortuné, aussi délaissé que ceux qui reçoivent ou recevront ici un abri.

Il ne tarda pas à se trouver au milieu d’un groupe de jeunes garçons qui couraient, gambadaient, cabriolaient, jouaient à la balle, à saut-de-mouton, criant et s’ébattant à qui mieux mieux. Ils avaient tous le même costume et étaient vêtus à la mode en vogue à cette époque parmi les gens de service et les apprentis : au sommet de la tête une calotte noire, grande à peine comme une soucoupe, ce qui ne faisait ni une coiffure, ni un ornement ; des cheveux sans raie, tombant au milieu du front et coupés courts tout autour ; au cou un rabat ; une robe bleue serrant le corps et descendant jusqu’aux genoux ou un peu plus bas ; des manches longues ; une large ceinture rouge ; des bas jaune clair attachés au-dessus du genou par des jarretières ; des souliers plats avec de grandes boucles en métal ; le tout suffisamment laid.

Les enfants avaient suspendu leurs jeux et s’étaient attroupés autour du prince. Celui-ci avait pris un air majestueux.

— Mes petits amis, fit-il, allez dire à votre maître qu’Édouard, prince de Galles, désire lui parler.

Un grand éclat de rire accueillit ces paroles. Un des plus grossiers de la bande s’écria :

— Vraiment ! Tu es sans doute le courrier de Son Altesse, sale mendiant.

Le prince rougit de colère ; il porta vivement la main au côté, mais il n’y trouva rien. Il y eut une nouvelle explosion d’hilarité.

— Avez-vous vu ce geste ? s’exclama l’un des enfants. Il cherche son épée. On dirait le prince en personne.

Cette saillie provoqua un redoublement de folle gaieté.

Le pauvre Édouard s’était redressé fièrement.

— Je suis, en effet, le prince, dit-il, et c’est fort mal à vous qui vivez de la bonté du roi, mon père, de me traiter de la sorte.

Une tempête de sarcasmes répondit à cette apostrophe. Celui qui avait parlé le premier cria à ses camarades :

— Allons, pourceaux, esclaves, pensionnaires du père de Son Altesse, un peu de manières, je vous prie. À genoux tous tant que vous êtes, et faites la révérence à votre prince en guenilles !

Tous pouffaient, se tordaient, déliraient. Ils firent la génuflexion en corps pour singer la cérémonie de l’hommage.

Le prince repoussa du pied le premier qui s’approcha de lui, et d’un ton hautain :

— Tiens, dit-il, en attendant que demain je fasse dresser ton gibet !

Ceci n’était plus de jeu et dépassait la plaisanterie. Les rires cessèrent tout d’un coup et firent place à la rage. Une douzaine de voix hurlèrent :

— Enlevez-le ! À l’abreuvoir ! À l’abreuvoir ! Lâchez les chiens ! Hardi, Lion ! Bien ça, Fangs !

Alors il arriva une chose qui jusque-là ne s’était jamais vue en Angleterre : la personne sacrée de l’héritier du trône fut grossièrement souffletée, rossée par la plèbe et harcelée par des chiens qui arrachaient ses vêtements à belles dents.

À la nuit, le prince se trouva au fond de la Cité, dans la partie bâtie, où les maisons se serraient les unes contre les autres. Il avait le corps tout contusionné, les mains en sang, et ses haillons étaient couverts de boue. Il allait, il allait, éperdu, affolé, défaillant et si harassé qu’à peine il pouvait mettre un pied devant l’autre. Il n’osait plus questionner personne, sachant d’avance qu’il n’obtiendrait pour réponse que des injures.

— Offal Court, murmurait-il à part lui, c’est bien le nom ; si j’y puis arriver avant d’être épuisé et de tomber, je serai sauvé, les gens me ramèneront au palais, ils prouveront que je ne suis pas des leurs, que je suis le vrai prince, et l’on me reconnaîtra.

Par moments ses pensées le ramenaient aux mauvais traitements que lui avaient fait subir les enfants de Christ’s Hospital, et il disait :

— Quand je serai roi, ils n’auront pas seulement le gîte et le pain, ils apprendront aussi à lire dans les livres ; à quoi sert d’avoir le ventre plein quand il n’y a rien dans la tête ni dans le cœur ? Je garderai de tout ceci un constant souvenir, afin que la leçon d’aujourd’hui ne soit pas perdue pour moi, et que mon peuple en profite à son tour ; car l’instruction calme les passions et engendre la bonté et la charité.

Les lumières commençaient à s’éteindre ; il s’était mis à pleuvoir ; le vent se levait ; la nuit allait être rude et orageuse. Le prince sans abri, l’héritier du trône sans asile marchait toujours, s’engageant à chaque pas plus avant dans le réseau d’allées sordides où se massaient et se tassaient les ruches bourdonnantes de la pauvreté et du vice.

Tout à coup un grand gaillard ivre le saisit au collet.

— Ah ! je t’y prends, ricana-t-il. Encore dehors à cette heure de la nuit ! Et tu ne rapportes pas un farthing, je gage. Si je ne te casse pas tous les os de ton squelette de corps, c’est que je ne m’appelle plus John Canty.

Le prince s’arracha à l’étreinte, épousseta inconsciemment son épaule profanée, et s’écria avec chaleur :

— Quoi ! vous êtes son père ! Se peut-il ? Dieu soit béni ! Vous allez le chercher et me reconduire !

Son père ? Ah ! ça, que signifie ceci ? Je ne suis pas son père, mais ton père, et tu vas t’en apercevoir.

— Oh ! ne raillez pas, ne tardez pas ! Je suis exténué, je suis blessé, je n’en puis plus. Menez-moi chez le roi mon père ; il vous donnera plus d’or que vous n’en avez jamais vu dans vos rêves les plus beaux. Croyez-moi, brave homme, croyez-moi ! Je ne mens pas, je dis la vérité, rien que la vérité. Donnez-moi la main, sauvez-moi, je suis le prince de Galles.

L’homme regarda l’enfant avec stupéfaction et le toisa ; puis il hocha la tête et murmura :

— Si tu n’es pas plus fou que ceux qui sont à Bedlam[2] !

Et le reprenant au collet, il ajouta avec un rire hideux entrecoupé de jurons :

— Fou ou non, ta grand’mère Canty et moi, nous allons te tâter les os comme il faut, mon petit, ou j’y perdrai mon nom.

Le prince furieux voulut se débattre. L’homme le prit par le milieu du corps et l’emporta comme il eût fait d’un paquet de chiffons. Ils disparurent dans la cour, suivis par une poignée de gamins et d’ivrognes.



  1. Église du Christ.
  2. Le Bicêtre de Londres. Hospice pour les fous et les condamnés.