Le Prince Nekhlioudov/Partie 2


DEUXIÈME PARTIE

À L’ÉTRANGER


(Extraits des notes du prince Nekhlioudov)


Lucerne, 8 juillet.

Arrivé hier soir à Lucerne, je suis descendu au Schweitzerhof, le meilleur hôtel de la ville.

« Lucerne est une vieille cité cantonale au bord du lac des Quatre-Cantons, » dit de Murray, « un des sites les plus romanesques de la Suisse. Trois voies se croisent en cet endroit et une heure de bateau suffit pour monter au Righi, d’où l’on jouit d’un des plus splendides points de vue qui soient au monde. »

À tort ou à raison, les autres guides ne parlent pas autrement, — ce qui fait affluer à Lucerne des touristes de toutes les nationalités, des Anglais surtout. La magnifique construction moderne du Schweitzerhof mire ses cinq étages dans le lac, à l’endroit même où se dressait jadis un vieux pont couvert, aux quatre coins duquel se trouvait une chapelle, et dont chaque pile était ornée d’une image de saint.

Aujourd’hui, pour complaire aux Anglais, pour satisfaire leur goût, pour empocher leur argent, on a remplacé le vieux pont par un quai droit comme une canne ; on a aligné, sur ce quai, des maisons à cinq étages, hautes, carrées, massives ; on a planté, devant ces maisons, des rangées de jeunes tilleuls soutenus par des tuteurs ; et, comme c’est l’usage, on a espacé, entre ces tilleuls, des petits bancs peints en vert. C’est la promenade sur laquelle les Anglaises abritées sous leurs larges chapeaux de paille suisse, les Anglais vêtus d’habits solides autant que confortables, circulent dans l’admiration de leur œuvre. Ailleurs peut-être ce quai, ces maisons, ces tilleuls, ces Anglais seraient dans leur cadre naturel ; mais ils jurent étrangement au milieu de ce paysage grandiose, d’une inexprimable et reposante harmonie.

Étant monté dans ma chambre, j’ouvris la fenêtre qui donnait sur le lac ; la sévère beauté de cette nappe d’eau, de ces montagnes, de ce ciel, m’impressionna au point que j’en fus profondément remué et, pendant quelques instants, comme ébloui. Une inquiétude secrète m’envahit et un irrésistible besoin d’exprimer, de n’importe quelle manière, les sentiments désordonnés et indéfinissables qui s’agitaient en moi, remplit mon âme. J’aurais voulu étreindre quelqu’un, l’étreindre fortement, le chatouiller, le pincer, faire, en un mot, une extravagance quelconque.

Il était sept heures du soir. Une nuit sereine succédait à une journée pluvieuse. Le lac était bleu comme une flambée de phosphore, çà et là parsemé de points noirs…, c’étaient les bateaux derrière lesquels un sillage élargissait ses scintillements pour aller se perdre dans ce bleu immobile, uni comme un miroir, borné de rives inégales, verdoyantes, et qui s’étendait dans le lointain, se resserrant entre deux rocs contre lesquels il semblait s’appuyer pour s’assombrir peu à peu, puis disparaître au milieu de montagnes entassées dans un chaos grandiose de nuages et de glaciers. Au premier plan, s’apercevaient des rives humides d’un vert clair, des joncs, des prairies, des jardins, des villas. Plus loin, deux roches d’un vert sombre élevaient vers le ciel les ruines de deux châteaux. Au fond, un fouillis montagneux de couleur lilas pâle, dressait ses sommets fantastiques d’une blancheur mate, capricieusement découpés. Tout cela baignait dans une atmosphère tendre et triomphante, sous un ciel çà et là troué par les chauds rayons du soleil couchant. Pas une ligne n’était définie, tout se mouvait incessamment dans un mélange d’ombres et de lignes sur le lac, sur les montagnes et dans le ciel. Et pourtant ce tableau désordonné et fantaisiste, avait une beauté douce et calme, pleine d’harmonie et de grandeur.

Et dans ce paysage d’une splendeur indéfinissable mais réelle, sous mes yeux, à quelques pas de la fenêtre où je me tenais, droit comme une canne, le quai s’allongeait bêtement, artificiel et faux ; et le long du quai, les jeunes tilleuls avec leurs tuteurs et les petits bancs verts s’alignaient, œuvres humaines, pauvres et banales, refusant de se fondre dans l’harmonie du décor et formant avec les villas et les ruines du lointain un grossier et choquant contraste. Malgré, moi, mon regard ne cessait de se heurter à cette horrible ligne droite que, sans cesse, ma pensée s’efforçait d’écarter, comme on s’efforce de ne point voir la tache noire qui est sur le coin de votre nez, à portée de votre regard. Mais ce quai, sur lequel des Anglais allaient et venaient, restait immobile et je cherchais involontairement un endroit d’où je ne pusse le voir. Je m’exerçai si bien que je parvins à le découvrir et que je demeurai à la fenêtre, jusqu’à l’heure du dîner, à me délecter dans cette joie incomplète, mais d’autant plus douce, qu’on ressent à la contemplation solitaire des beautés de la nature.

À sept heures et demie, on m’appela pour le dîner. Dans une grande salle du rez-de-chaussée, magnifiquement meublée, étaient dressées deux grandes tables autour desquelles une centaine de personnes pouvaient prendre place. Pendant environ trois minutes, ce ne furent qu’allées et venues silencieuses pour la réunion des convives. À peine entendait-on le frôlement des robes, le bruit étouffé des pas, les chuchotements avec les kelleners, très polis et d’une suprême élégance ; puis, en face des couverts, des femmes et des hommes, richement vêtus, et d’une extrême propreté, prirent place, attendant qu’on servît. Comme généralement, en Suisse, la majorité des voyageurs se composant d’Anglais, la caractéristique de ces tables d’hôte est une correction parfaite, ayant pour base, non l’orgueil, mais le peu de besoin qu’éprouvent ces gens de se lier, et le plaisir de s’isoler dans les satisfactions qu’offre le confortable le plus complet et le plus agréable.

Partout, on ne voyait que dentelles blanches, cols blancs, dents vraies ou fausses, mais blanches ; blancs et nets également étaient les visages et les mains. Mais ces visages pour la plupart sont réguliers et n’expriment que la conscience du bien-être et la plus complète indifférence à l’égard de tout ce qui ne se rapporte pas à eux-mêmes ; mais ces mains blanches, chargées de bagues et à demi-couvertes par de transparentes mitaines, ne se meuvent que pour rectifier un détail de toilette, couper de la viande ou verser du vin : aucune émotion intérieure ne se trahit dans ces mouvements. Les membres d’une même famille se bornent à échanger de temps en temps, à voix basse, quelques réflexions au sujet de tel plat ou de tel vin, ou bien encore sur la vue du Righi. Les voyageurs seuls se tiennent silencieux et ne se regardent même pas entre eux. Si parfois, sur ces cent personnes, deux se prennent à causer, ce n’est que du temps qu’il fait ou de l’ascension du Righi.

Les couteaux et les fourchettes se meuvent sans bruit sur les assiettes ; on prend peu de nourriture à la fois et les petits pois se piquent à la fourchette. Involontairement les kelleners se mettent à l’unisson de ce quasi-silence, et c’est d’une voix étouffée qu’ils demandent aux hôtes quel vin ils désirent boire. J’éprouve toujours un pénible et désagréable sentiment de tristesse quand j’assiste à ces sortes de repas ; il me semble chaque fois que j’ai commis quelque faute et que j’en suis puni, comme lorsque, dans mon enfance, on m’isolait sur une chaise en me disant ironiquement : « Repose-toi, mon cher », tandis que mon jeune sang bouillonnait dans mes veines, et que j’entendais les cris joyeux de mes frères jouant dans la chambre voisine.

J’avais d’abord essayé de secouer l’oppression que je ressentais à ces repas, mais mes efforts avaient été vains. Ces visages mornes exerçaient sur moi une influence irrésistible et je finissais par devenir aussi terne. Je ne disais rien, je ne pensais pas, j’avais perdu jusqu’à la faculté d’observer. J’essayai de converser avec mes voisins ; mais, sauf des phrases répétées cent mille fois par la même personne et, pour la cent millième fois, à la même place, je ne recevais pas de réponse. Pourtant, tout ce monde n’était pas insensible et bête. Il est certain que ces gens glacés et corrects avaient comme moi une vie intime ; pour beaucoup d’entre eux, même, cette vie était plus compliquée et plus intéressante que la mienne. Pourquoi donc se privaient-ils d’un des plus vifs plaisirs, celui de communiquer avec son semblable, plaisir humain par excellence !

Quelle différence avec notre pension parisienne, où vingt hommes de nationalité, de profession et de caractère différents, sous l’influence de l’esprit français, si communicatif, prenaient plaisir à se trouver réunis à une table commune ! Dès la première minute, la conversation s’engageait d’un bout de la table à l’autre ; et, bien que quelques-uns parlassent difficilement, la causerie, semée de plaisanteries et de jeux de mots, ne tardait pas à devenir générale. Là, chacun, sans se soucier du qu’en dira-t-on, disait ce qui lui passait par la tête. Nous avions notre philosophe, notre orateur, notre « bel esprit »[1], et, jusqu’à notre plastron. Le dîner fini, nous rangions la table contre le mur, et, sans nous inquiéter de la mesure, nous dansions la polka sur le tapis poussiéreux jusqu’à une heure avancée de la nuit.

Biens que soigneux de nos personnes, coquets même, nous ne cherchions à être ni trop respectables ni trop spirituels. Nous étions des gens comme tout le monde, et nous vivions comme vit tout le monde. Entre la comtesse espagnole aux aventures romanesques, l’abbé italien qui, après le dîner, nous récitait la Divine Comédie, le médecin américain qui avait ses entrées aux Tuileries, le jeune auteur dramatique aux longs cheveux, le pianiste, auteur d’une polka sans pareille, du moins il l’affirmait, et la jolie veuve éplorée portant trois bagues à chaque doigt, les relations, quoique superficielles, étaient cordiales, sympathiques et nous emportions les uns des autres des souvenirs soit légers, soit durables, dans tous les cas, sincères.

En contemplant à la table d’hôte des Anglais, ces dentelles, ces rubans, ces bagues, ces cheveux lissés avec soin, ces robes de soie, je me disais : « Combien de jeunes femmes, sans cela, seraient heureuses et rendraient heureux les autres ! Combien d’amis et d’amants sont là, l’un coudoyant l’autre, et ne s’en doutent pas. Dieu sait pourquoi ! ils l’ignoreront toujours, ce bonheur à leur portée, et ne se le donneront jamais, bien que le désirant ardemment ! »

Je me sentis triste, comme il m’arrive toujours après ces sortes de dîners ; sans vouloir achever mon dessert, je me levai et sortis pour flâner, espérant fuir la mélancolie. J’errai par de petites rues étroites, sales, obscures. Des boutiquiers fermaient leurs volets, des ouvriers ivres, des porteurs d’eau, des dames en chapeau, rasant de près les murs, me croisèrent sans m’intéresser. Loin de se dissiper, ma tristesse s’accrut. La nuit était complètement venue, quand j’arrivai près de l’hôtel, sans regarder autour de moi, sans penser à rien, sinon que le sommeil aurait sans doute raison de l’état d’esprit où je me trouvais. J’éprouvais cette sensation de froid moral qu’on ressent quand on se trouve seul dans un pays inconnu.

Je longeai le quai, les yeux à terre, désireux de regagner au plus tôt le Schweitzerhof. Tout à coup des sons étranges, mais infiniment doux et suaves, frappèrent mon oreille. Ils agissaient sur moi comme un rafraîchissement, comme si une lumière brillante et gaie soudain avait envahi mon âme ténébreuse : je me sentais tout autre. Mon attention engourdie, se réveillent, se porta sur les objets qui m’environnaient, et la beauté sévère du lac, qui m’avait laissé jusque-là indifférent, se révéla à moi comme par enchantement. Involontairement, je fus frappé par la douceur triste du ciel qu’éclairait la lune montant à l’horizon, par l’immobilité du lac sombre dans les eaux duquel se reflétaient les lumières de la rive, par la ligne fuyante des montagnes qui disparaissaient à demi dans la brume lointaine, par le croassement des grenouilles de Frœschenbourg, par le frais sifflement léger des cailles nichées sur l’autre berge.

Directement, en face de moi, à l’endroit d’où partaient les sons qui m’avaient ravi et qui, pour cette raison, plus particulièrement, appelait mon attention, j’aperçus dans la pénombre, au milieu de la rue, une foule de gens rangés en demi-cercle, à quelque distance d’un petit homme vêtu de noir. Derrière la foule et le petit homme, les arbres noirs du jardin se découpaient sur le ciel bleu sillonné çà et là de nuages sombres ; près de là, les flèches sévères des tours de la vieille cathédrale s’élevaient majestueuses dans les airs.

Je m’approchai, les sons devenaient plus distincts. Des accords harmonieux et pleins ondulaient doucement dans la brise du soir, semblables à des voix qui se répondraient en s’interrompant, sans thème défini. Ou bien, c’étaient des notes éclatantes, une mélodie vague, indécise, bientôt suivie d’un chant au thème, cette fois, franchement accusé. Ce thème gracieux et léger, était sur un rythme de mazurka. Tantôt les voix semblaient se rapprocher, tantôt elles semblaient s’éloigner ; tantôt dominait une voix de ténor, tantôt une voix de basse ; puis, soudain, une tyrolienne éclatait en fusées ou se modulait en roucoulements.

Ce n’était pas une chanson, mais l’esquisse à la fois légère et magistrale d’une chanson. Je ne cherchais, d’ailleurs, pas à comprendre ce que c’était, j’étais charmé : les accords discrètement voluptueux de la guitare, cette vive et ravissante mélodie, la silhouette isolée du petit homme brun dans ce cadre magique du lac sombre, la lune aux rayons tamisés à travers le feuillage des grands arbres noirs, les deux flèches qui se dressaient audacieusement, tout cela était étrange, mais d’une inexprimable beauté : telle fut, du moins, mon impression. Un monde de sensations vagues, inconscientes, confuses jusque-là, eurent tout à coup pour moi une signification.

Une fleur fraîche et odorante semblait s’être épanouie dans mon âme ; à la fatigue, à l’inattention, à l’indifférence de toute chose qui était encore en moi un instant auparavant, succédaient, sans transition apparente, une soif d’amour, un espoir confiant, une joie inexpliquée de me sentir vivre. Que vouloir ? Que dire ? Telle fut la pensée qui se présenta à mon esprit pour en chasser toutes les autres. « Quoi ? La beauté de la poésie. Respire-la par grandes effluves, pénètre-t’en de toutes tes forces, jouis-en… Que veux-tu de plus ? Tout est à toi, tout le bonheur… »

Je me rapprochai du petit homme qui me parut être un tyrolien, un chanteur ambulant. Il se tenait sous les fenêtres de l’hôtel, le pied en avant, la tête renversée en arrière ; grattant sa guitare, il chantait avec des inflexions différentes une gracieuse chanson. Je ressentis pour lui comme des élans de reconnaissance et de sympathie pour la transformation qu’il avait tout à coup aidé à se produire en moi.

Autant que je pus distinguer, le chanteur était vêtu d’une vieille redingote noire, une vieille casquette très simple couvrait en partie ses cheveux bruns et courts. Rien d’artistique dans ce costume ; mais la pose assurée, les mouvements aisés, empreints d’une gaîté enfantine qu’accentuait encore la petite taille de l’artiste, donnaient à sa silhouette quelque chose de touchant et de réjouissant tout à la fois.

Dans le vestibule, aux fenêtres, sur le balcon de l’hôtel, se tenaient des dames richement parées et des messieurs dont on apercevait le linge très blanc ; les portiers de l’hôtel et les laquais en livrée galonnée s’étaient mêlés à la foule et plus loin, sur le boulevard, entre les jeunes tilleuls, des kelleners élégamment vêtus, causaient avec des cuisiniers en vestes et en bonnets d’un blanc immaculé, tandis que des jeunes filles se promenaient par petits groupes enlacés. Tous semblaient subir le charme qui me retenait ; tous se tenaient silencieux autour du chanteur, l’écoutant avidement. Et même, quand il se taisait, on n’entendait que le bruit assourdi des pas des promeneurs sur le sable, auquel parfois se mêlaient les roulades égrenées en fragments isolés des grenouilles de Frœschenbourg, coupé de ci et de là par le sifflet gras et monosyllabique des cailles.

Le petit homme continuait à lancer ses vocalises, comme un rossignol, couplet par couplet, chanson par chanson, dans l’obscurité croissante. Bien que je me fusse placé tout à fait près de lui, son chant ne cessait pas de me causer le plus vif plaisir. Sa voix flûtée était extrêmement agréable ; la douceur, le goût et le sentiment de la mesure qui l’animaient étaient extraordinaires et décelaient un véritable don naturel. Le refrain de chaque couplet était agrémenté de modulations différentes, et l’on sentait que ces variations improvisées ne coûtaient à leur auteur aucun effort.

Rompant par instant le silence, un murmure approbatif courait dans la foule ou tombait des fenêtres et du balcon de l’hôtel. Aux fenêtres largement éclairées, les messieurs et les dames s’entassaient dans des poses étudiées de portraits. Dès que le chant reprenait, les groupes du boulevard s’arrêtaient net. Près de moi, fumant leur cigare, quelques cuisiniers et laquais, vrais aristocrates, affectaient de ne pas se mêler à la foule. Les cuisiniers appréciaient vivement le charme de cette musique, et, à chaque note de fausset, hochaient la tête en signe d’étonnement et d’admiration, puis ils poussaient les laquais du coude comme pour leur dire : « Comme il chante bien, hein ! » Les laquais répondaient par un sourire dédaigneux, un mouvement des épaules, une mimique enfin dont la signification pouvait se traduire ainsi : « Il ne sera pas facile de nous étonner ! Nous en avons entendu bien d’autres ! »

Entre deux chansons, tandis que le chanteur toussotait, je demandai aux laquais qui il était et s’il venait souvent chanter en cet endroit.

— Oui, deux fois par été, me répondit l’un d’eux. Il est du canton d’Argovie. C’est un mendiant !…

— Est-ce qu’il y en a beaucoup qui voyagent ainsi ?

— Oui, oui, fit le laquais sans avoir compris ma question. Puis, il réfléchit un instant et ajouta : Oh ! non, ici, je n’ai jamais vu que lui, il n’y en a pas d’autre.

Lorsque le petit homme eut achevé son premier répertoire, il retourna vivement sa guitare et prononça quelques paroles en patois allemand, que je ne pus comprendre et qui provoquèrent une hilarité générale.

— Que dit-il ? demandai-je.

— Il dit qu’il a le gosier sec et qu’il boirait volontiers du vin, répondit le laquais auquel je m’adressais.

— Eh quoi ! il aime à boire ?

— Tous les hommes sont ainsi, dit le laquais, avec un sourire qu’il souligna d’un geste expressif.

Le chanteur ôta sa casquette, agita sa guitare et, s’approchant de la maison, leva la tête et s’adressa aux messieurs et aux dames qui se pressaient aux fenêtres et sur le balcon.

— Messieurs et mesdames, dit-il, avec un accent moitié italien moitié allemand et en prenant le ton du bateleur, si vous croyez que je gagne quelque chose, vous vous trompez ; je ne suis qu’un pauvre tiaple.

Il se tut et attendit un instant. Mais comme personne ne lui donnait rien, il agita de nouveau sa guitare et dit :

— À présent, messieurs et mesdames, je vais vous chanter la chanson du Righi.

En haut, le public gardait le silence, attendant la chanson promise. En bas, dans la foule, on riait du baragouin du chanteur et aussi de ce que personne ne lui avait rien donné. Je lui jetai quelques centimes qu’il passa habilement d’une main dans l’autre pour les glisser ensuite dans la poche de son gilet. Il remit sa casquette et entonna la tyrolienne, qu’il appelait l’air du Righi.

Cette chanson, qu’il gardait pour la fin, était encore plus jolie que les précédentes, aussi obtint-elle des bravos unanimes.

Quand il eut fini, il agita de nouveau sa guitare, ôta sa casquette qu’il posa à deux pas devant lui et répéta sa phrase : « Messieurs et mesdames, si vous croyez que je gagne quelque chose… » — Elle était pour lui, selon toute évidence, le comble de l’esprit et de l’habileté, — malgré cela, je lisais, cette fois, dans sa voix et dans ses gestes, une indécision et une timidité que sa petite taille rendait encore plus frappante. Le public élégant, dont les lumières de l’hôtel éclairaient vivement les riches parures, gardait son attitude de convention. Quelques messieurs parlaient du chanteur d’une voix posée et convenable, tandis que celui-ci leur tendait sa main ouverte.

D’autres messieurs regardaient curieusement cette petite silhouette noire. Un rire sonore et frais de jeune fille s’éleva du balcon. Dans la foule, les rires se mêlaient aux conversations. Pour la troisième fois, le petit chanteur répéta sa phrase, mais d’une voix faible et hésitante. Il ne la termina pas, tendit encore une fois sa casquette à la ronde et l’abaissa presque aussitôt avec un geste découragé. Et pas un de tous ces hommes, réunis là pour l’entendre, pas un ne lui jeta son obole. La foule impitoyable éclata d’un grand éclat de rire. Le petit homme en semblait plus petit encore. Il agita sa guitare d’une main, de l’autre salua avec sa casquette et dit :

— Messieurs et mesdames, je vous remercie et je vous souhaite une bonne nuit.

Les fenêtres et le balcon, peu à peu, se dégarnirent, les personnes qui restaient causaient tranquillement. La promenade, interrompue par le tyrolien, reprit sur le boulevard qui s’anima de nouveau. Quelques hommes étaient restés à leur place et regardaient le chanteur de loin, en ricanant. Je l’entendis marmotter quelques paroles ; puis sa silhouette s’éloigna, diminuant au fur et à mesure qu’elle avançait plus rapidement dans la direction de la ville.

Les promeneurs, égayés par son désappointement visible, le suivirent à distance.

J’étais absolument stupéfait. Je ne pouvais comprendre ce que tout cela voulait dire, et je regardais avec un étonnement profond ce petit homme que poursuivaient les huées de la foule. Une amertume douloureuse s’empara de moi, mêlée de honte pour le petit homme, pour cette foule et pour moi-même, comme si j’eusse demandé de l’argent, qu’on m’en eût refusé et qu’on se fût ensuite moqué de moi. Sans me détourner, je me dirigeai à grand pas vers la porte d’entrée de Schweitzerhof. Je ne me rendais pas encore compte de ce que j’éprouvais ; mais un sentiment pénible d’oppression envahissait mon âme.

Sur le perron de l’hôtel, éclairé comme en plein jour, je rencontrai le portier, qui s’effaça pour me laisser passer ; puis une famille anglaise. Le chef de cette famille était un homme de haute taille et de forte corpulence ; sa tête, encadrée de favoris bruns, taillés à l’anglaise, était coiffée d’un chapeau noir. Il marchait d’un pas nonchalant, tenant sous son bras gauche celui d’une dame en robe de soie crème et en bonnet à rubans éclatants, orné de riches dentelles. Il portait un plaid sous son bras gauche et tenait à la main une canne de prix. Une jolie et fraîche jeune fille, coiffée d’un gracieux chapeau de paille suisse, à plume mousquetaire, qui laissait échapper de longues et soyeuses boucles blondes, marchait à côté d’eux. En avant, courait une fillette rose d’une dizaine d’années, dont les genoux ronds et blancs sortaient d’un fouillis de dentelles.

— Charmante nuit, disait la dame d’une voix douce et satisfaite, au moment où je passais près du groupe.

— Ou-i, mugit l’Anglais, heureux de vivre, au point qu’il n’éprouvait même pas le besoin de parler.

À voir leur quiétude, l’indolence de leurs mouvements, l’indifférence que leur visage exprimait pour tout ce qui n’était pas eux, on les sentait pénétrés du sentiment que cela devait être ainsi et non autrement, que le portier poli, le lit propre et doux étaient faits pour eux seuls. Cela me frappa et je ne pus me défendre de les comparer au chanteur ambulant, fatigué, affamé, qui se sauvait, plein de honte, devant la foule railleuse, et je compris ce qui pesait sur mon cœur comme une lourde pierre, et j’éprouvai un inexprimable sentiment de colère contre ces gens. Avec satisfaction, je passai deux fois à côté de l’Anglais, en affectant à chaque fois de ne point m’écarter et de le heurter du coude. Puis, je descendis le perron et je courus dans la nuit, vers la ville, avec l’idée de rejoindre notre virtuose.

Je rencontrai un groupe de trois hommes et leur demandai où était le chanteur. Ils me le montrèrent au loin, en riant. Il marchait seul à grands pas, personne ne l’approchait ; il me sembla qu’il marmottait quelque chose entre ses dents.

Lorsque je fus près de lui, je lui proposai d’aller ensemble boire une bouteille de vin. Tout en maugréant, il continuait sa marche précipitée. Enfin, il se tourna vers moi et me montra son visage mécontent. Mais quand il eut compris de quoi il s’agissait, il s’arrêta.

— Eh bien, je ne refuse pas, puisque vous avez cette bonté, dit-il. Il y a précisément un petit café tout près d’ici. Nous pouvons y aller, il est très simple.

Et il me montra un cabaret encore ouvert.

Ces mots : « il est simple » me suggérèrent la pensée involontaire de ne point le conduire là, mais au Schweitzerhof, au milieu des gens qui avaient écouté ses chansons. Bien qu’il refusât timidement et d’une voix émue d’aller au Schweitzerhof, qu’il trouvait trop somptueux, j’insistai tellement que, reprenant son air déluré et agitent gaiement sa guitare, il se décida à m’accompagner sur le quai. Quelques oisifs s’étaient rapprochés en me voyant aborder le chanteur, pour écouter sans doute ce que je voulais lui dire. Ils nous suivirent jusqu’au perron de l’hôtel, espérant quelques nouvelles chansons.

Je demandai une bouteille de vin au kellener que je rencontrai dans le vestibule. Ce garçon nous regarda avec un sourire et partit en courant, sans me répondre. Le maître d’hôtel, auquel je m’adressai ensuite, m’écouta d’un air sérieux, et, après avoir examiné le tyrolien de la tête aux pieds, ordonna sévèrement au portier de nous conduire dans le salon à gauche. Le salon à gauche servait de buvette pour les gens du peuple. Dans un coin de cette salle, meublée seulement de quelques tables et de bancs de bois blancs, une servante bossue lavait la vaisselle. Le kellener qui vint pour nous servir, nous regarda avec un sourire de douce moquerie, et, les mains dans ses poches, se mit à bavarder avec la servante. Il s’efforçait visiblement de nous faire remarquer que, se sentant très supérieur au chanteur par sa position sociale, il n’était pas froissé mais amusé de nous servir.

— Vous voulez du vin ordinaire, dit-il, d’un ton de connaisseur, en me désignant mon compagnon d’un clignement d’yeux et en passant sa serviette d’une main à l’autre.

— Du champagne et du meilleur, fis-je, en prenant mon air le plus important et le plus majestueux.

Mais, ni le champagne ni mon attitude hautaine n’influencèrent le valet. Il sourit, resta quelques instants à nous regarder, tira sa montre en or, la remit dans son gousset et sortit sans se presser. Il revint peu après, avec le champagne, suivi de deux autres kelleners.

Ceux-ci s’assirent près de la laveuse de vaisselle et nous regardèrent avec la joyeuse condescendance de parents qui contemplent leurs enfants en train de commettre quelque espièglerie. Seule, la bossue nous regardait avec une sympathie exempte de raillerie. Quoique les regards de ces laquais m’impressionnassent d’une très désagréable manière, je pris l’air le plus dégagé pour faire boire le chanteur et entamer la conversation avec lui. Je pus alors l’examiner plus complètement à la lumière. C’était un tout petit bonhomme, très bien proportionné, trapu, presque un nain ; ses cheveux étaient courts, durs et noirs, ses grands yeux étaient bruns, humides, dépourvus de cils, et sa bouche d’un dessin très pur, se plissait aux coins. Il portait de petits favoris noirs, très courts. Ses vêtements, malpropres et en loques, son visage basané lui donnaient l’air d’un homme de peine. On l’eût pris, en réalité, plutôt pour un pauvre que pour un artiste, sans un je ne sais quoi d’original et de touchant qui se lisait dans ses yeux humides et brillants et dans les coins plissée de sa bouche. À première vue, on eût pu lui donner indifféremment vingt-cinq ou quarante ans. En réalité, il en avait trente-huit.

Voici ce qu’il m’apprit sur sa vie, et j’ai tout lieu de croire qu’il était sincère, tant il mettait à son récit de simplicité émue. Il était du canton d’Argovie. Dans son enfance, il perdit son père et sa mère. Il n’avait pas d’autres parents et ne possédait rien. Il apprit le métier d’ébéniste, mais à vingt-deux ans une carie de l’os du poignet droit le rendit impropre à tout travail. Dès son enfance, il avait pris l’habitude de chanter, et les étrangers lui avaient parfois donné de l’argent pour l’entendre. Il chanta désormais et fit de son art son unique profession. Il avait acheté une guitare et, depuis dix-huit ans, il voyageait en Suisse et en Italie, gagnant sa vie à chanter devant les hôtels. Tout son bagage consistait en une guitare et une bourse où il logeait pour le moment une trentaine de sous qu’il devrait donner le soir même pour son souper et son lit à l’auberge. Dix-huit fois de suite il avait passé par les meilleurs endroits, c’est-à-dire par les lieux les plus fréquentés de la Suisse : Zurich, Lucerne, Interlaken, Chamonix, etc. Il passait ensuite en Italie par le Saint-Bernard et revenait par le Saint-Gothard ou à travers la Savoie. En ce moment, il éprouvait de la difficulté à marcher, à cause d’un refroidissement qu’il avait pris ; il ressentait un malaise dans les jambes, un gliederzucht[2], disait-il qui chaque année augmentait ; chaque année aussi ses yeux et sa voix allaient s’affaiblissant. Malgré cela il allait, de ce pas, à Interlaken ; puis de là il se dirigerait vers Aix-les-Bains et, par le petit Saint-Bernard, il gagnerait l’Italie, qu’il affectionnait tout particulièrement. En somme, il semblait satisfait de son sort. Quand je lui demandai pourquoi il revenait dans son pays et s’il y avait encore des parents, une maison, un lopin de terre, la bouche se plissa dans une sorte de sourire et il me répondit :

— Oui, le sucre est bon ; il est doux pour les enfants.

Je n’avais pas compris. Les domestiques éclatèrent de rire.

— Si j’avais quelque chose, marcherais-je comme je le fais ? reprit-il. Je vais dans mon pays, parce que quelque chose m’y attire.

Et, avec un sourire fin, il répéta sa phrase :

— Oui, le sucre est bon.

Les laquais, très égayés de la réflexion du chanteur, riaient à gorge déployée. La bossue ne riait pas ; elle regardait le petit bonhomme de ses grands yeux doux ; très sérieuse, elle alla ramasser le chapeau qu’il avait laissé tomber pendant la conversation et le lui tendit. J’avais souvent observé que les chanteurs ambulants, les acrobates et même les faiseurs de tours aiment à se dire artistes ; pour complaire à mon compagnon, je lui donnai ce qualificatif à plusieurs reprises. Mais il ne l’accepta pas, regardant le métier qu’il faisait comme un simple gagne-pain. Quand je demandai s’il composait lui-même ses chansons, il s’étonna de ma question, qu’il trouvait étrange, et me répondit qu’il était certainement incapable de cela. Ce qu’il chantait, c’étaient de vieilles chansons du Tyrol.

— Cependant la chanson du Righi n’est pas ancienne, lui fis-je observer.

— En effet, il n’y a pas plus de quinze ans qu’elle a été chantée pour la première fois. C’est un garçon de Bâle, un Allemand très intelligent qui l’a composée. Magnifique chanson ! C’est pour des voyageurs, voyez-vous, qu’il l’a composée.

Et il se mit à me traduire en français cette chanson du Righi, qui lui plaisait tant :

Si tu veux aller au Rhigi,
Il ne faut pas de souliers jusqu’à Vegis
(Car on y va en bateau).
Et, de Vegis, prend un grand bâton,
Et sous ton bras prends une jeune fille,
Entre pour boire un verre de vin,
Seulement ne bois pas trop,
Car celui qui veut boire,
Doit le mériter d’abord…

— Oui, une magnifique chanson, déclara-t-il quand il eut fini.

Cette chanson était sans doute aussi du goût des laquais, car ils s’étaient rapprochés de nous.

— Et la musique, demandai-je, qui l’a composée ?

— Personne. C’est comme ça, vous savez. Pour chanter devant les étrangers, il faut quelque chose de neuf.

Quand la glace fut apportée, je versai du Champagne à mon compagnon. Il se sentait mal à l’aise, son attitude le montrait clairement, car il se démenait sur son banc en regardant les domestiques. Nous trinquâmes à la santé des artistes. Il but un demi-verre, après quoi il crut bon de prendre une pose mélancolique et rêveuse et se mit à froncer ses sourcils d’un air profond.

— Il y a longtemps que je n’ai bu de pareil vin. Je ne vous dis que ça… En Italie, le vin d’Asti est bon, mais celui-ci est encore meilleur… Ah ! l’Italie… Qu’on est bien là !

— Oui, là on sait apprécier la musique et les artistes, dis-je pour le ramener à son insuccès du Schweitzerhof.

— Non, répondit-il. Là, je ne procure de plaisir à personne. Les Italiens sont eux-mêmes des musiciens comme il n’y en a pas au monde. Je ne leur chante que des tyroliennes, ce qui est pour eux une nouveauté.

— Eh bien, et les riches ? sont-ils plus généreux là-bas qu’ici ? repris-je en m’efforçant de l’amener à partager ma colère contre les hôtes de Schweitzerhof. — En Italie, il ne se passerait pas ce qui s’est passé ici ce soir, dans ce grand hôtel où ne logent que des gens riches : cent personnes écoutant un artiste et ne lui donnant rien !…

Ma question produisit un tout autre effet que celui que j’en attendais. Mon hôte ne pensait pas même à s’indigner. Au contraire je crus remarquer qu’il ne s’en prenait qu’à son talent, qui n’avait pas su mériter de récompense, car il s’efforça à se justifier à mes yeux.

— Il ne faut pas toujours compter sur l’argent, me dit-il. Parfois la voix manque, on est fatigué. Ainsi, aujourd’hui, j’ai marché pendant neuf heures de suite et j’ai chanté presque toute la journée. C’est très dur ! Ces beaux messieurs une veulent pas toujours entendre mes tyroliennes.

— Comment peut-on ne rien donner ! m’écriai-je.

Il ne comprit pas ma remarque.

— Ce n’est pas encore cela, dit-il. Le pire est qu’on est très surveillé par la police : voilà la grande affaire ! Ici, d’après leurs lois républicaines, il n’est pas permis de chanter. En Italie, vous pouvez aller où vous voulez, personne ne vous dit un mot. Ici, si on vous autorise, cela va bien ; dans le cas contraire, on peut vous mettre en prison.

— Comment ! Est-ce possible ?

— Oui, si, après avoir reçu un premier avertissement, vous persistez à chanter, en prison ! J’y ai passé trois mois déjà, ajouta-t-il en souriant, comme s’il se fût remémoré un des souvenirs les plus agréables de sa vie.

— Mais c’est terrible, fis-je. Pourquoi donc est-ce ainsi ?

— C’est ainsi d’après les nouvelles lois républicaines, déclara-t-il d’un ton animé. Ils ne veulent pas comprendre qu’un pauvre diable vive d’une manière ou d’une autre. Si je n’étais pas estropié, je travaillerais. Mais je ne puis que chanter, est-ce que je nuis à quelqu’un ? Jugez donc ! Les riches vivent comme ils l’entendent, mais un pauvre tiaple comme moi n’a pas le droit de vivre, lui ! Sont-ce là des lois républicaines ? S’il en est ainsi, nous ne voulons pas de République, n’est-ce pas, monsieur, nous ne voulons pas de République ? Mais nous voulons… Nous voulons simplement… Nous voulons…

Il s’embarrassait dans son discours.

— Nous voulons des lois naturelles, dit-il enfin.

J’emplis de nouveau son verre.

— Vous ne buvez pas, lui dis-je.

Il prit le verre et me salua.

— Je sais ce que vous voulez, fit-il, en clignant de l’œil, et en me menaçant malicieusement du doigt. Vous voulez me griser pour voir ce qui m’arrivera. Mais vous n’y réussirez pas.

— Pourquoi voudrais-je vous griser ? Je veux simplement vous faire plaisir.

Il me parut très affecté d’avoir si mal interprété mon intention. Il se leva tout confus et me pressa le coude.

— Non, dit-il d’un ton suppliant en me regardant de ses yeux humides, j’ai voulu seulement plaisanter.

Et il se perdit dans une longue phrase qui signifiait au fond que j’étais un bon garçon.

Je ne vous dis que ça ! conclut-il en français.

Nous continuâmes de la sorte à boire et à causer. Sans la moindre gêne, les domestiques continuaient à nous regarder et semblaient même se moquer de nous. Malgré l’intérêt que je prenais à la conversation, je ne pouvais m’empêcher de remarquer leur attitude et j’avoue qu’elle m’irritait de plus en plus. L’un d’eux se leva, s’approcha du petit homme, lui regarda le sommet de la tête, et sourit. J’avais déjà amassé toute une provision de colère contre les gens du Schweitzerhof, colère que je n’avais pu déverser jusque-là sur personne. Les provocations de ces laquais me surexcitèrent au plus haut degré.

En ce moment, le portier entra dans la salle. Sans ôter sa casquette, il vint s’asseoir à côté de moi et s’accouda sur la table. Cette dernière audace, qui froissait directement mon amour-propre, me mit hors de moi et provoqua l’explosion de colère qui se préparait depuis le commencement de la soirée. Pourquoi, quand je passais seul sur le perron, me saluait-il si humblement ? Pourquoi, à présent que j’étais avec un chanteur ambulant, s’installait-il aussi familièrement à mes côtés ? Et je sentis sourdre cette bouillante colère qui me plaît au point que je l’excite moi-même ; car elle agit sur moi d’une manière salutaire en me donnant, pour quelques instants au moins, une énergie extraordinaire qui porte à leur paroxysme toutes mes facultés physiques et morales.

Je me levai vivement.

— De quoi riez-vous ? criai-je à l’un des laquais.

Je sentais que, malgré moi, mon visage pâlissait et que mes lèvres tremblaient.

— Est-ce que je ris ? fit le domestique en se reculant.

— Vous riez de monsieur… Et vous, de quel droit vous asseyez-vous à côté des clients ? Levez-vous !

Le portier grommela quelques paroles, se leva et alla près de la porte.

— De quel droit riez-vous de monsieur ? Pourquoi, vous, laquais, vous asseyez-vous près de lui, client ? Pourquoi ne vous êtes-vous pas moqué de moi, ne vous êtes-vous pas assis près de moi pendant le dîner ! Parce qu’il est pauvrement vêtu, qu’il chante dans les rues, tandis que je suis bien habillé… Est-ce pour cela ? Il est pauvre, mais il vous vaut mille fois, j’en suis sûr, car il n’offense personne, et vous l’offensez, vous.

— Mais, quoi ! je ne dis rien, fit timidement mon ennemi le laquais. Est-ce que je l’empêche de rester là ?

Le laquais ne m’avait pas compris, et mon discours en allemand était inutile. Le grossier portier voulut prendre la défense du laquais, mais je l’apostrophai si vivement qu’il se recula en faisant un geste désolé. La servante bossue, voyant mon animation et craignant un scandale, partageant peut-être mon ressentiment, prit mon parti, s’interposa entre moi et le portier, et l’engagea à se taire, en disant que j’avais raison. Elle espérait ainsi rétablir le calme.

Der herr hat recht. Sie haben recht ! répétait-elle.

La physionomie du chanteur témoignait clairement de sa torture intérieure. Il ne comprenait rien à ma colère et me suppliait de le laisser partir au plus tôt. Mais un besoin de verbiage méchant m’excitait de plus en plus. Une foule de choses me revenait en même temps à l’esprit. Les gens qui avaient raillé le petit homme et les auditeurs qui ne lui avaient rien donné… Pour rien au monde, je n’eusse voulu m’apaiser. Et certainement, si le portier et les kellners n’avaient jugé prudent de prendre une attitude conciliante, je me fusse battu avec délices ou j’eusse donné avec joie quelques bons coups de bâton sur la tête d’une jeune miss sans défense. Si, en cet état, je m’étais trouvé à Sébastopol, je me fusse jeté avec furie dans la tranchée anglaise pour sabrer et pour tuer tout ce qui me serait tombé sous la main.

— Et pourquoi nous avez-vous conduits, monsieur et moi, dans cette salle et non dans une autre, hé ? demandais-je au portier, en le saisissent par le bras pour l’empêcher de s’échapper. De quel droit décidez-vous que monsieur doit être ici et non dans une autre salle ? Est-ce que tous ceux qui payent ne sont pas égaux à l’hôtel, non seulement dans une République, mais dans le monde entier ?… Elle est dégoûtante, votre République !… La voilà, l’égalité !… Vous n’oseriez pas conduire un Anglais ici, un de ces mêmes Anglais qui ont écouté monsieur pour rien, c’est-à-dire qui lui ont volé les quelques centimes que chacun d’eux aurait dû lui donner… Comment osez-vous montrer cette salle !

— L’autre salle est fermée, répondit le portier.

— Non ! m’écriai-je. Ce n’est pas vrai. Elle n’est pas fermée.

— Vous êtes mieux renseigné que moi, alors.

— Je sais, je sais que vous mentez.

Le portier se détourna.

— Eh ! que dire ? grogna-t-il.

— Non, non pas : Que dire ? Conduisez-moi tout de suite dans ce salon.

Malgré les prières de la bossue et les supplications du petit chanteur qui insistait pour que chacun retournât chez soi, je fis venir l’oberkellener[3] et je passai avec mon compagnon dans la grande salle. L’oberkellener voyant mon excitation, n’avait pas voulu discuter et m’avait dit avec une politesse méprisante que je pouvais aller où je voudrais. Il me fut impossible de prouver au portier qu’il m’avait menti, car il avait disparu dès que j’étais entré dans la grande salle.

La grande salle était en effet ouverte et éclairée. À une table, un Anglais soupait en compagnie d’une dame. Bien qu’on m’eût désigné une table à part, j’allai m’installer à côté d’eux avec le chanteur crasseux et j’ordonnai qu’on apportât la bouteille entamée.

Les Anglais regardèrent d’abord avec étonnement, puis avec colère le petit homme, qui se tenait à côté de moi, plus mort que vif. Ils se dirent quelques mots, la dame repoussa son assiette, tapota sa robe pour la défriper et tous deux se levèrent et sortirent de la salle. À travers la porte vitrée, je vis l’Anglais qui parlait avec animation au kellener, en étendant la main dans notre direction. Le kellener passa la tête par la porte entrebâillée et regarda. J’attendais avec joie qu’il vînt pour nous faire sortir, afin de pouvoir épancher toute mon indignation. Mais, malheureusement, on nous laissa tranquilles.

Le chanteur qui, tout à l’heure, refusait de boire, avait hâte à présent de finir la bouteille afin de s’en aller au plus tôt. Cependant, il me semble qu’il me remercia d’un ton pénétré. Tandis qu’il prononçait une phrase embrouillée et sans aucun sens, ses yeux brillaient étrangement. Malgré son incorrection, cette phrase me fut très agréable. Il me disait en substance que les artistes seraient heureux si tout le monde les estimait comme moi et il me souhaitait du bonheur.

Nous sortîmes ensemble. En passant par le vestibule, nous rencontrâmes les laquais et le portier qui semblaient ressasser ensemble leurs griefs à mon endroit. On eût dit qu’ils me regardaient comme un fou. Quand le petit homme passa devant eux, j’ôtai mon chapeau, et, avec toute la grâce dont j’étais susceptible, je serrai sa pauvre main aux doigts ossifiés. Les laquais firent semblant de ne rien voir, sauf un seul qui laissa échapper un rire moqueur.

Quand le chanteur eut disparu, après m’avoir souhaité le bonsoir, je voulus chasser par le sommeil la sotte et enfantine indignation qui m’avait si soudainement envahi. Mais, je me sentais trop bouleversé pour m’endormir tout de suite ; je sortis, afin de me calmer à l’air de la nuit, et, l’avouerai-je ? avec l’espoir vague de trouver laquais, portier ou Anglais et de leur démontrer leur injustice.

« La voilà, l’étrange destinée de la poésie, pensais-je, en me calmant peu à peu, tous l’aiment, tous la recherchent. Mais on la recherche sans en connaître la puissance, sans apprécier ses dons précieux, sans remercier ceux qui les possèdent et en font jouir les autres.

« Qu’on demande à n’importe quel hôte du Schweitzerhof : « Quel est le bien le plus précieux ? » et tous, ou du moins quatre-vingt-dix-neuf sur cent prendront une expression railleuse et répondront que le bien le plus précieux est l’argent. « Peut-être, cette pensée ne vous plaît-elle pas, ajouteront-ils, mais qu’y faire ! la vie est ainsi : c’est l’argent qui procure le bonheur. » Quel petit esprit ! quel bonheur précaire ! Est-ce donc là ce que tu désires, malheureuse créature, et ne sais-tu donc ce qu’il te faut !… Pourquoi avez-vous tout abandonné, patrie, parents, occupations, affaires, et vous êtes-vous réunis dans cette petite ville de Suisse ? Pourquoi êtes-vous allés tous ce soir écouter la chanson du petit mendiant dans un respectueux silence ? S’il lui avait plu de continuer, vous seriez encore au balcon. Pour de l’argent, pour des millions, vous chasserait-on de votre patrie et vous laisseriez-vous réunir de force ici, à Lucerne, dans ce petit coin ? Pourrait-on vous payer pour vous contraindre à vous réunir sur ce balcon et à y demeurer silencieux et immobiles ? Non. Une seule chose vous force à agir et vous y forcera éternellement avec plus de puissance que tout autre moteur : c’est le besoin de poésie, dont vous n’avez pas conscience, mais que vous éprouvez et que vous éprouverez toujours tant qu’il restera en vous quelque chose d’humain.

« Ce mot de poésie vous fait rire, vous l’appliquez comme une sorte de reproche railleur ; vous n’admettez l’amour de la poésie que chez les enfants et les sottes demoiselles, tout en vous moquant de leur faiblesse. Pour vous, le positif suffit. Mais, ce sont précisément les enfants qui jugent sainement la vie ; ils aiment et savent ce que doit aimer l’homme pour connaître le bonheur. Tandis que vous que la vie a désorientés, vous raillez ce que vous aimez et vous recherchez ce que vous haïssez : d’où votre malheur. Vous n’avez pas même compris votre devoir envers ce pauvre Tyrolien à qui vous avez dû une joie pure… et vous considérez comme nécessaire de vous humilier gratuitement devant un milord et de lui sacrifier, sans savoir pourquoi, votre tranquillité et vos aises. »

Mais, ce qui m’a frappé le plus ce soir, ce n’est pas cette ignorance de ce qui procure le bonheur. Cette inconscience des joies poétiques, je la comprends presque, obligé que j’ai été de m’y accoutumer en la rencontrant souvent dans la vie. La cruauté grossière et inconsciente de la foule n’est pas non plus chose nouvelle pour moi. Quoi qu’en disent les apologistes du « bon sens populaire », la foule est une réunion de braves gens liés seulement entre eux par les côtés bas et répugnants qui trahissent la faiblesse et la cruauté de la nature humaine. Mais, comment, vous, enfants d’une nation libre et policée, vous chrétiens, vous hommes tout simplement, avez-vous pu répondre par des railleries au malheureux qui venait de vous procurer une jouissance et qui, de plus, implorait votre secours !

Il est vrai que, dans votre patrie, il y a des asiles pour les mendiants. Il n’y a pas de mendiants ; il ne doit pas y en avoir. Il ne doit pas y avoir de pitié sur laquelle puisse s’appuyer la mendicité. Mais il a travaillé, il vous a réjoui, il vous a supplié de lui abandonner un peu de votre superflu et vous vous êtes approprié le fruit de son travail. Et, souriant froidement, vous l’avez examiné comme une curiosité.

Vous étiez là une centaine d’hommes riches et heureux… Et pas un d’entre vous ne lui a jeté une obole ! Il s’est éloigné plein de honte et la foule stupide l’a suivi en riant, Elle ne s’en prenait pas à vous, mais à lui, parce que vous êtes froids, cruels et déloyaux ! Vous lui avez volé votre joie… Et, pour cette raison, on s’est moqué de lui !…

Le 7 juillet 1857, à Lucerne, devant l’hôtel appelé le Schweitzerhof, un pauvre musicien ambulant a joué de la guitare et chanté pendant une demi-heure. Près de cent personnes l’écoutaient. À trois reprises, il a supplié ces personnes de lui donner quelque chose. Pas une seule ne lui a donné et beaucoup se sont moquées de lui.

Ce n’est pas une fiction ; c’est une histoire vraie dont on peut vérifier l’exactitude auprès des habitants sédentaires du Schweitzerhof ; en feuilletant les journaux locaux, on saura les noms des voyageurs qui, à cette date, se trouvaient en cet hôtel.

C’est là un événement que les historiens de notre temps devraient écrire en caractères flamboyants, ineffaçables, un événement plus important, plus sérieux, au sens infiniment plus profond que ceux que l’on relate dans les journaux et dans les livres d’histoire.

Que les Anglais aient tué un millier de Chinois, parce que ces derniers ne veulent point payer en argent, afin de garder la monnaie sonnante dans leur pays ; que les Français aient tué un millier de Kabyles parce qu’autrefois l’Afrique fournissait le blé au monde connu et que la guerre en permanence est utile pour exercer les soldats ; que l’ambassadeur turc à Naples ne puisse être de nationalité juive ; que l’empereur Napoléon se soit promené à Plombières et qu’il ait persuadé à ses sujets qu’il ne règne que par la volonté du peuple, tout cela n’a pour effet que de cacher ou de dévoiler des choses connues depuis longtemps.

Mais l’événement qui s’est passé à Lucerne, le 7 juillet, me semble aussi nouveau qu’étrange, et ne se rapporte pas seulement aux éternels côtés inférieurs de la nature humaine, mais à une certaine phase de développement de la société. C’est là un fait qui ne rentre pas dans l’histoire des actions humaines, mais dans celle du progrès de la civilisation.

Pourquoi ce fait inhumain, impossible à imaginer dans un village d’Allemagne, de France et d’Italie, a-t-il pu se produire ici où la civilisation, la liberté et l’égalité sont poussées au plus haut point ; ici où les plus civilisés des nations les plus civilisées se trouvent réunis ?

Pourquoi ces hommes cultivés et humains, capables en général de toute action honnête, n’ont-ils pas eu le sentiment de leur mauvaise action ? Pourquoi ces hommes qui, dans leurs somptueuses demeures, dans leurs meetings, dans leurs nombreuses sociétés, témoignent d’un souci réel du sort des Chinois célibataires aux Indes ou de l’extension du christianisme et de l’instruction en Afrique, fondent sans cesse des sociétés nouvelles pour détruire tous les vices humains, n’ont-ils pas senti s’éveiller dans leur âme un sentiment humain ? L’ont-ils, à ce point, remplacé, ce sentiment, par la vanité et la cupidité, que, jamais, elles ne les quittent dans leurs somptueuses demeures, leurs meetings et leurs sociétés ? Est-ce que vraiment les progrès de cette association égoïste et sage, qu’on appelle la civilisation, doivent faire disparaître tout sentiment de solidarité et se trouver en contradiction avec une société basée sur l’amour d’autrui ! Est-ce bien là cette égalité pour laquelle on a versé tant de sang innocent et commis tant de crimes ! Le peuple, comme les enfants, doit-il donc se contenter seulement du son des mots !

L’égalité devant la loi ! Est-ce que la vie des hommes se passe dans la sphère d’action de la loi ! Une millième partie, peut-être ; le reste agit en dehors, c’est-à-dire dans la sphère des mœurs. Dans la société, un laquais est mieux vêtu qu’un chanteur, qu’il peut offenser impunément. Moi je suis mieux vêtu qu’un laquais et je puis l’offenser impunément. Le portier me considère comme son supérieur et traite le chanteur en inférieur. Je me suis fait le compagnon du chanteur et le portier s’est considéré comme mon égal, et il est devenu grossier. Je suis devenu insolent et il a reconnu son infériorité. Les laquais étaient insolents avec le chanteur, celui-ci s’est considéré comme leur inférieur. Est-ce donc là cet état que les hommes positifs qualifient de libéral ?… Un état où l’on peut mettre en prison des citoyens qui, sans nuire à personne, sans mettre empêchement à rien, font ce qu’ils peuvent pour ne pas mourir de faim !


Quelle triste créature que l’homme, avec sa manie de définitions positives ! Il est jeté dans un océan sans limites, éternellement ballotté entre le bien et le mal, à travers le jugement des faits, les raisonnements et les contradictions.

Les hommes s’occupent pendant des siècles à ranger le bien d’un côté et le mal de l’autre. Et, depuis des siècles, quoi que l’esprit impartial jette dans la balance du bien et du mal, son fléau demeure immobile et chaque plateau contient autant de mal que de bien.

Si encore l’homme avait appris à ne point porter de jugements définitifs, au lieu de s’obstiner à ne pas laisser sans réponse les questions qui se posent à lui uniquement pour qu’elles restent éternellement à l’état de questions ! S’il avait seulement compris que toute pensée est à la fois exacte et mensongère ; mensongère parce qu’elle est limitée par l’impossibilité où nous sommes d’embrasser toute la vérité, exacte parce qu’elle exprime une des faces du concept humain ! On fait des classifications dans ce chaos éternellement mouvant du bien et du mal entremêlés, on trace des limites imaginaires sur cet océan sans limites et l’on attend que cette mer se divise comme s’il n’y avait pas des millions d’autres classifications à d’autres points de vue et sur d’autres surfaces. Il est vrai que ces classifications sont élaborées par les siècles, mais que de siècles ont passé et combien passeront encore ! La civilisation est un bien, la barbarie est un mal… la liberté est un bien, la captivité est un mal… Et voilà le savoir imaginaire qui fait disparaître le sentiment humain du cœur de l’homme, sentiment inné et instinctif cependant.

Qui me définira la liberté, le despotisme, la civilisation, la barbarie ? Quelles en sont les limites ? Qui possède cette juste mesure du bien et du mal, qui permet de se reconnaître dans la multitude enchevêtrée des faits passagers ? Qui donc a l’esprit assez vaste pour pouvoir, dans le passé immobile, embrasser les faits et les peser ? Qui donc a vu un état où le bien et le mal ne soient pas mélangés ? Comment puis-je dire que j’aperçois l’un plutôt que l’autre, sinon à cause de l’endroit où je me trouve placé ? Qui peut se détacher par l’esprit assez complètement de la vie pour la regarder de haut avec indépendance : un guide, un seul guide infaillible existe. C’est l’esprit universel qui nous anime tous, chacun isolément, en mettant en nous la tendance au but que nous devons poursuivre.

C’est le même esprit qui ordonne à l’arbre de pousser vers le soleil, aux fleurs de jeter leur semence à l’automne, à nous de nous rapprocher inconsciemment les uns des autres ! Et cet esprit infaillible domine le mouvement précipité et bruyant de la civilisation.

Quel est, en réalité, le plus humain ou le plus barbare ? Est-ce ce milord qui, en apercevant l’habit déchiré du chanteur, s’est levé de table indigné, ce milord qui n’a pas su lui donner pour sa peine la millionième partie de son avoir et qui, pour fuir un contact indigne de lui, s’est réfugié dans une chambre fort confortable afin d’apprécier avec calme les affaires de Chine et de trouver justes les assassinats qui s’y commettent ? Ou est-ce ce petit chanteur qui, risquant la prison, s’en va depuis vingt ans, par monts et par vaux, sans nuire à personne, et consolant les hommes par ses chansons ; ce petit chanteur qu’on a aujourd’hui même presque chassé et qui, fatigué, affamé, honteux, s’en est allé s’étendre quelque part sur un tas de paille pourrie ?

« Non, me dis-je involontairement, tu n’as pas le droit d’avoir pitié de lui et de t’indigner contre le bien-être des milords. As-tu mesuré la quantité de bonheur qui se cache au fond du cœur de ces deux hommes ? Lui, le petit chanteur, il est peut-être assis quelque part, sur le seuil d’une maison, regardant le ciel éclairé par la lune et chantant joyeusement dans la nuit calme et parfumée. Son cœur ne contient ni reproche, ni indignation, ni colère. Qui sait, au contraire, ce qui se passe en ce moment dans l’âme des hommes riches et puissants qui sont là derrière ce mur ! Qui sait s’ils ont l’insouciance heureuse et les joies naïves du petit homme ?

« Infinies sont la sagesse et la bonté de celui qui permit et permet à ces contradictions de se produire. Ver méprisable, qui essaye audacieusement de pénétrer ses lois, ses intentions, tu crois à des contradictions… Lui, regarde avec bonté son œuvre infinie et se réjouit de cette harmonie suprême dans laquelle nous nous mouvons en apparence contradictoirement. Dans ton orgueil, tu as cru pouvoir pénétrer ces lois et t’en affranchir. Non, toi aussi, par ton indignation banale et mesquine contre l’insolence des laquais, tu as répondu au besoin d’harmonie éternelle et infinie. »

  1. En français dans le texte.
  2. Sans doute : Gliederschmerz, douleur rhumatismale. — (N. du Trad.).
  3. Maître d’hôtel.