Le Prince Nekhlioudov/Partie 3

Traduction par Ely Halpérine-Kaminsky.
Perrin (p. 225-270).


TROISIÈME PARTIE

LA FIN


(Notes d’un marqueur de billard)


La chose arriva vers trois heures. Des messieurs jouaient. Le grand client (comme nous l’appelions entre nous) était présent ; également le prince qui, d’ailleurs, ne le quittait pas, et le barine aux fines moustaches, et le petit hussard, et Olivert, et l’ancien acteur encore. Le Pan, lui aussi, était là. Bref, il y avait beaucoup de monde.

Le grand client jouait avec le prince. La craie à la main, je me promenais autour du billard, en comptant les coups : Dix et quarante-huit, douze et quarante-huit… On sait quel travail est le nôtre. On n’a pas eu le temps d’avaler un morceau, on n’a pas dormi de deux nuits… N’importe ! Il faut crier les points et sans cesse retirer les billes de la blouse. Et compte, et regarde… Un nouveau barine entre, jette partout un coup d’œil, s’assied sur le divan. Bon.

Qui peut-il être ? Et quelle est sa situation ? me dis-je, à moi-même.

Il est vêtu élégamment, si élégamment, qu’il semble sortir de chez son tailleur : pantalon à larges carreaux, veston court à la mode, gilet de peluche, chaîne de montre en or, avec nombreuses breloques.

Il est vêtu élégamment et sa personne est encore plus élégante que ses habits. Il est mince, de haute taille, il a les cheveux frisés sur le devant, à la dernière mode ; son visage est blanc et rose. En un mot, c’est un gentil garçon.

On pense bien que, dans notre métier, nous en voyons du monde, les personnes les plus en vue, comme les plus petites gens ! De sorte que, quoique marqueur, facilement on sait à qui l’on a affaire.

J’examine ce barine. Je le vois assis tranquillement ; il ne connaît personne et ses habits sont tout neufs. Je pense : « Ou c’est un étranger, quelque Anglais, ou c’est un comte nouvellement arrivé à Saint-Pétersbourg. Tout jeune qu’il est, il représente bien. Olivert, qui était à côté de lui, s’est écarté pour lui faire place.

La partie est terminée. Le grand a perdu. Il me crie :

— Hé ! toi, tu ne dis pas la vérité. Tu comptes mal. Tu es distrait ; tu n’es pas à ton affaire. »

Il grogne et s’en va. Voyez-vous cela ! Certains soirs, il perd cinquante roubles à chaque partie avec le prince, et, pour une bouteille de Mâcon…, le voilà hors de lui ! Quel caractère !

Il lui arrive de jouer avec le prince jusqu’à deux heures du matin, sans me laisser un sou dans la blouse et je sais qu’ils n’ont d’argent ni l’un ni l’autre. Je sais qu’ils ne jouent que pour la frime.

— Ça va-t-il ? dit-il. Doublons jusqu’à vingt-cinq ?

— Doublons, soit !

— Tâche de bailler ou de ne pas mettre la bille à sa place.

On n’est pas une machine de bois. Ah ! si on les écoutait !

— On ne joue pas des morceaux de bois, mais de l’argent.

Celui-là m’en veut plus que tous les autres.

C’est bon ! Voilà que le prince a dit au nouveau barine, après le départ du grand :

— Voulez-vous que nous fassions une partie ?

— Avec plaisir, répond-il.

Il est assis dans une pose prétentieuse et regarde d’une manière… oh ! là ! là ! C’est un hardi gaillard. Mais, quand il s’est levé pour s’approcher du billard, il a paru intimidé. Intimidé ou non, on voit qu’il n’est pas à son aise. Peut-être que ses habits neufs le gênent ! Ou bien les gens qui le regardent l’embarrassent. Il n’a plus le même aplomb, il marche gauchement, il accroche en passant ses poches à la blouse et il laisse tomber le morceau de craie avec lequel il frotte sa queue. Ce n’est pas comme le prince ! il est fait au jeu, celui-là ! Il frotte ses mains avec la craie, retrousse ses manches et, quand il pousse les billes, les blouses craquent, bien qu’il soit petit.

On a joué deux ou trois parties, je ne me rappelle plus au juste. Le prince ensuite pose la queue et dit :

— Voulez-vous me dire votre nom ?

— Nekhlioudov, répondit-il.

— Votre père a commandé dans la garde ?

— Oui.

Puis, il se sont mis à causer en français ; alors, je n’ai plus rien compris. Ils se sont probablement rappelé leurs parents.

— À revoir, dit le prince. — Enchanté d’avoir fait votre connaissance.

Il se lava les mains et s’en alla dîner.

L’autre, resté avec les domestiques, poussait les billes.

Notre habitude, ça se comprend, avec les nouveaux venus, est d’être grossiers. Plus on l’est, mieux ça vaut. Je pris les billes et les rassemblai.

Il rougit et me dit :

— On peut encore jouer ?

— Certainement, lui dis-je. Le billard est là pour ça.

Et, sans le regarder, je range les queues.

— Veux-tu faire une partie avec moi ?

— Certainement, Monsieur, lui dis-je.

On remit les billes en place.

— Voulez-vous jouer à passer dessous ?

— Que signifie cela, passer dessous ? me demanda-t-il.

— Voilà, lui dis-je. — Vous me devrez cinquante kopeks si vous perdez, et si je perds, moi, je passerai à quatre pattes sous le billard.

N’ayant jamais vu cela, la chose lui parut étrange. Il se mit à rire.

— Allons ! dit-il.

— Bon ! Combien me donnez-vous d’avance ?

— Mais, tu joues donc moins bien que moi ?

— Certainement ! lui dis-je. — Il n’y a pas ici un joueur plus fort que vous.

On joua. Il se croit, en effet, maître en la chose. Il frappe à tout casser et le Pan, qui regarde, répète à chaque instant :

— Voilà une bille !.. Voilà un coup !…

À vrai dire, il fit un très beau coup, mais nullement calculé. On le comprend, je perdis la première partie. Je passai donc, non sans effort, sous le billard. Alors Olivert et Pan se lèvent de leur place et frappent le parquet avec les queues.

— Superbe ! font-ils. Encore ! encore !

Ils crient : encore ! Comme cela leur va, à Pan surtout, qui, pour cinquante kopeks, s’offrirait à passer non seulement sous le billard, mais sous le pont bleu. Et, plus fort, il crie :

— Superbe ! Il n’a pas encore essuyé toute la poussière.

Petrouchka, le marqueur, est, je crois, connu de tout le monde. Tiourik et Petrouchka sont, d’ailleurs, les seuls véritables marqueurs. Seulement, ça se comprend, je n’avais pas montré ma force.

Je perdis encore la seconde partie.

— Il m’est impossible de jouer avec vous, dis-je.

Il rit. Puis, quand j’eus gagné trois autres parties, je posai la queue sur le billard et je dis.

— Voulez-vous, barine, maintenant jouer la belle ?

— Imbécile, est-ce que je joue pour gagner de l’argent ?

Il rougit en disant cela.

Bon ! il a encore perdu cette partie.

— Assez ! fait-il.

Il tire de sa poche un portefeuille tout neuf, acheté dans un magasin anglais, et l’ouvre. Je vois bien qu’il veut éblouir les yeux. Il n’y a que des billets de cent roubles dans ce portefeuille.

— Non, dit-il, je n’ai pas de petite monnaie là-dedans.

Il prend trois roubles dans sa bourse.

— Voilà les trois roubles, et… le reste est pour l’absinthe.

Je remercie humblement ce bon barine. Pour un homme comme lui, on peut bien marcher à quatre pattes. Je ne regrette qu’une chose, c’est qu’il ne veuille pas jouer d’argent. Et je pense : « On pourrait facilement d’un seul coup lui soutirer vingt roubles, si ce n’est quarante. »

Le Pan a vu l’argent du jeune barine. Il lui dit aussitôt :

— Voulez-vous faire une petite partie avec moi ? Vous jouez si bien…

Un renard, quoi !

— Non, répondit-il, excusez-moi, je n’ai pas le temps.

Et il s’en va.

Je ne sais qui peut être ce Pan. Quelqu’un l’a appelé pan[1], et il s’en est allé comme cela.

Il lui arrive de passer des journées entières dans la salle de billard à regarder le jeu. On ne l’accepte dans aucune partie. Mais il vient quand même, il apporte sa pipe et fume. Ah ! oui, c’est un joueur, celui-là !

Bon. Nekhlioudov est revenu une seconde fois, puis une troisième. Il vient souvent à présent. Et, le matin et le soir, il lui arrive de venir. Il a appris à jouer aux trois billes, à la guerre, à la pyramide. Il a tout appris. Il a acquis de l’aplomb, il connaît tout le monde, il joue beaucoup. Ça se comprend, un jeune homme de famille qui a de l’argent…, tous l’estiment.

Une fois, pourtant, il se disputa avec le grand client.

Une bêtise !

On jouait à la guerre. Il y avait là le prince, le grand client, Tukli, Olivert et un autre encore. Nekhlioudov se tenait au coin du poêle et causait avec quelqu’un. C’était au tour du grand client. Justement, sa bille s’arrêta en face du poêle. Dans cet endroit, on est à l’étroit et le grand client aime à avoir ses coudées franches.

N’avait-il pas vu Nekhlioudov ou le fit-il exprès ? Il recula le bras d’un grand geste et frappa fortement — for-te-ment — le jeune homme à la poitrine. Il laissa même échapper un : oh ! le pauvre ! Eh bien, non-seulement il ne s’excusa pas, l’insolent, mais encore il s’en alla sans le regarder, en murmurant entre ses dents :

— Pourquoi s’est-il fourré là ? J’ai manqué la bille. N’y a-t-il donc pas d’autre place ?

L’autre, très pâle, s’approcha de lui et, d’un ton très aimable, comme s’il ne se fût rien passé :

— Vous devriez d’abord vous excuser, Monsieur. Vous m’avez poussé, dit-il.

— Je n’ai pas le temps de m’excuser. Mais, ajouta-t-il, je devais gagner, et voilà qu’un autre va faire ma bille.

L’autre reprit :

— Vous me devez des excuses.

— Allez-vous-en, fit-il, vous m’ennuyez.

Et il regarda sa bille.

Nekhlioudov se rapprocha et lui prit la main.

— Vous êtes un insolent, Monsieur !

Peu importait qu’il fût mince, jeune et rose comme une fille. Quel hardi gaillard ! Ses petits yeux brillaient. On eût dit qu’il allait dévorer l’autre, un homme grand et fort, impossible à comparer avec Nekhlioudov.

— Comment ! dit-il. Je suis un insolent !

Et ce disant, il leva la main. On accourut, on les saisit tous les deux et on les sépara. Un mot en amenant un autre, Nekhlioudov dit :

— Il me doit une réparation. Il m’a offensé.

— Je ne dois aucune réparation. C’est un gamin et rien de plus. Je lui tirerai les oreilles.

— Oui, dit-il. Vous me devez une réparation. Vous n’êtes pas un honnête homme.

Il s’en fallait de peu qu’il ne pleurât.

— Et toi, répondit l’autre, — tu n’es qu’un gamin. Ce que tu dis ne peut m’offenser.

Enfin, on les sépara en les mettant, comme c’est l’usage, dans deux salles éloignées. Nekhlioudov était devenu l’ami du prince.

— Va, lui dit-il. — Pardieu ! fais lui donc entendre raison.

Le prince y alla et le grand client lui dit :

— Moi, je ne crains rien. Je ne veux pas m’expliquer avec un gamin. Je ne veux pas, et voilà tout.

Eh bien, on parla, on parla… Et puis, on se tut. Seulement, le grand client cessa de venir chez nous. Quel coq, ce Nekhlioudov ! Il était plein de courage… Quant au reste, il n’y connaissait rien. Je me rappelle qu’une fois le prince lui demanda :

— Qui as-tu ici ?

— Personne.

— Comment, personne ?

— Et pourquoi ?

— Comment, pourquoi ?

— Moi, j’ai bien vécu comme cela jusqu’à présent. Pourquoi ne le pourrait-on pas ?

— Comment, tu as vécu comme cela ? Pas possible.

Et il éclata de rire. Et le barine aux moustaches aussi. En un mot, on se moquait de lui.

— Alors jamais ? firent-ils.

— Jamais.

— Viens, dit le prince, tout de suite.

— Non, jamais de ma vie.

— Allons, pas de bêtises. C’est ridicule ! Allons !

Ils sortirent.

On revint vers une heure et l’on soupa. Il y avait là beaucoup de messieurs très distingués : Atanov, le prince Razine, le comte Schustach, Mirtsov. Tous félicitaient Nekhlioudov en riant. On m’appela et je vis qu’on était très gai.

— Félicite le barine, me dit-on.

— De quoi ?

— Comment ! Ont-ils dit. Et ils ont parlé de consécration, d’instruction, je ne me rappelle pas au juste.

— J’ai l’honneur, dis-je, de vous féliciter.

Il était très rouge et ne faisait que sourire. Qu’on a ri ! qu’on a ri !

Bon. Après le souper, on vient à la salle de billard. Ils sont tous gais. Lui s’approche du billard, s’accoude et dit.

— Vous, ça vous amuse. Moi, ça m’attriste. Pourquoi l’ai-je fait ? Je ne te le pardonnerai pas, prince, ni ne me le pardonnerai de ma vie.

Et voilà qu’il se met à pleurer. Certes, il ne sait ce qu’il dit. Le prince s’approche de lui et lui dit en souriant.

— Allons, assez de bêtises. Rentrons, Anatoly.

— Je n’irai nulle part… Pourquoi l’ai-je fait !

Et il pleure. Il ne veut pas quitter le billard et voilà tout. Ce que c’est qu’un jeune homme sans expérience !

C’est ainsi qu’il venait assez souvent.

Il arriva un jour avec le prince et le monsieur aux moustaches qui accompagnait toujours ce dernier. Ces messieurs l’appelaient Fedotka. Il était laid et avait les pommettes saillantes ; pourtant il venait souvent et se promenait en calèche. Pourquoi ces messieurs l’aimaient-ils ? Je ne le sais vraiment pas. Fedotka par ci, Fedotka par là, et on le nourrissait, et on l’abreuvait, et on payait pour lui. Quel malin ! Quand il perdait, il ne payait pas. Gagnait-il ? il empochait. Il était tout de même assez brutalisé parfois… Pourtant, il allait toujours bras-dessus bras-dessous avec le prince.

— Toi, lui disait-il, tu serais perdu sans moi.

Il était plaisant. Enfin, c’est bien. Ils arrivent et ils disent :

— Nous allons jouer à la guerre à trois.

— Allons.

On joue à trois roubles la partie. Nekhlioudov cause de choses et d’autres avec le prince.

— Hein ! dit le prince, quel petit pied elle a ! Mais son pied n’est rien. Quelles nattes !

Il va sans dire qu’ils ne regardent pas le jeu et causent toujours entre eux. Fedotka en profite pour arranger ses affaires. Voilà qu’il a déjà gagné six roubles à chacun d’eux.

Dieu sait quels comptes il a avec le prince, ils ne comptent jamais ensemble.

Nekhlioudov prend deux billets verts[2] et les tend à Fedotka.

— Non, dit-il, je ne veux pas de ton argent. Jouons à quitte ou double.

Je replace les billes. Fedotka se marque les points que lui rend Nekhlioudov. Celui-ci joue avec insouciance. Pourtant, il gagne la partie.

— Non, fait-il. C’est trop facile. Je ne veux pas.

Mais Fedotka n’oublie pas son affaire.

Il va toujours. Il a caché son jeu, et voilà, que, tout à coup, comme par hasard, il gagne.

— Donc, encore une. Quitte ou double.

— Allons !

Il gagne de nouveau.

— Nous avons commencé par des bêtises. Je ne veux pas toujours gagner. Jouons encore une fois le tout.

— Allons !

Qui que l’on soit, on regrette tout de même cinquante roubles. Mais, maintenant, c’est Nekhlioudov qui dit :

— Jouons le tout.

Et cela va plus loin encore ; il perd déjà deux cent quatre-vingt roubles. Fedotka connaît son affaire. Un coup simple, il le perd ; mais quand on double, il gagne.

Le prince, qui s’était assis, voit que cela commence à devenir sérieux.

— Assez comme cela, dit-il.

Bah ! il double toujours l’enjeu.

Enfin, Nekhlioudov doit déjà plus de cinq cents roubles. Fedotka pose la queue et dit :

— N’est-ce pas assez ! Je suis trop fatigué.

Pourtant, il est capable de jouer jusqu’à l’aube, pourvu qu’il y ait de l’argent. C’est par politique, on comprend bien. Alors, l’autre s’obstine.

— Jouons, jouons, fait-il.

— Non, pardieu ! je suis fatigué.

Puis :

— Allons en haut, reprend-il. Là, tu prendras ta revanche.

En haut, on joue aux cartes. Et depuis le jour où Fedotka l’a entortillé, il s’est mis à venir tous les jours chez nous. Il joue une partie ou deux, puis il monte. Qu’est-ce qui se passe ! Dieu le sait. Seulement, cet homme est devenu tout autre. Et toujours avec Fedotka. Auparavant, il était toujours vêtu à la mode, propre et frisé. Maintenant, il n’est plus guère présentable que le matin. Et après quelques heures, il ne semble plus le même.

Ainsi, un jour, il descendit avec le prince ; il était très pâle et ses lèvres tremblaient.

— Moi, fit-il je ne le lui permettrai pas. Me dire… Comment a-t-il dit ?… que je ne suis pas délicat et qu’il ne veut pas jouer avec moi ! Moi qui lui ai payé déjà dix mille roubles. Il aurait bien pu être plus réservé devant les autres.

— Allons, assez, dit le prince, Fedotka vaut-il qu’on prenne la peine de se fâcher contre lui ?

— Non ! Je ne laisserai pas passer cela.

— Cesse donc. Peut-on s’abaisser au point d’avoir une histoire avec Fedotka !

— Mais il y avait là des étrangers.

— Qu’est-ce que ça fait, les étrangers ? Veux-tu que je le force à te demander pardon sur-le-champ ?

— Non !

Ils se mirent à baragouiner en français et je n’entendis plus rien. Puis, le soir même, il soupait avec Fedotka, et ils étaient redevenus amis.

Bon. Une autre fois il vient seul.

— Eh bien ! me dit-il, est-ce que je joue bien ?

Notre affaire, on le comprend, est de toujours dire comme le client.

— Bien.

Et que signifie ce « bien » ? Il pousse sa bille sans raison et sans calcul. Depuis qu’il s’est lié avec Fedotka, il joue toujours de l’argent. Auparavant, il ne jouait même pas un repas ou une bouteille de champagne. Quand le prince lui disait, par exemple :

— Allons, une bouteille de champagne.

— Non, répondait-il. J’aime mieux la commander sans la jouer. Hé ! une bouteille !

Et maintenant, il ne joue que de l’argent.

Il passe tout son temps chez nous, soit au billard, soit en haut. Alors, j’ai pensé : « Pourquoi les autres s’enrichiraient-ils, tandis que je resterais comme cela ? »

— Pourquoi, Monsieur, n’avez-vous pas joué avec moi depuis longtemps ?

Et nous nous sommes mis à jouer.

Lorsque je lui eus gagné une douzaine de demi-roubles, je lui dis :

— Voulez-vous doubler ?

Il ne répondit rien. Il était loin du temps où il m’appelait imbécile ! Et nous nous mîmes à jouer, quitte et quitte, et je lui gagnai ainsi soixante-dix roubles. Eh bien, il s’habitua à jouer tous les jours avec moi. Il attendait qu’il n’y eût personne, car on comprend qu’il aurait été honteux de jouer avec un marqueur. Un jour qu’il s’était emporté et qu’il avait déjà perdu soixante roubles il me dit :

— Veux-tu que nous doublions ?

— Allons !

Je gagnai.

— Cent vingt sur cent vingt !

— Allons !

Je gagnai de nouveau.

— Deux cent quarante sur deux cent quarante !

— Est-ce que ce ne sera pas trop ?

Il ne répondit rien. Nous jouâmes. Je gagnai encore cette partie.

— Quatre cent quatre-vingts sur quatre cent quatre-vingts !

Je dis :

— Eh bien, Monsieur, pourquoi vous tourmenter ? Donnez-moi cent roubles et laissons le reste.

Alors, il se mit en colère. Il n’était pourtant pas méchant.

— Joue ou ne joue pas.

Je vis qu’il n’y avait rien à faire.

— Trois cent quatre-vingts, dis-je. Allons !

Vous comprenez, je voulais perdre.

Je lui donnai quarante points d’avance.

Il en avait cinquante-deux et moi trente-six.

Il chassa la bille jaune vigoureusement et la logea sur le dix-huit. Ma bille était au milieu.

Je la poussai de manière à la faire sauter hors du billard. Je ne réussis pas ; elle fit, au contraire, coup double et je gagnai encore cette partie.

— Écoute, Petr (il ne m’appelait pas Petrouchka en ce moment). Je ne puis te donner d’argent aujourd’hui ; mais dans deux mois, je pourrai te payer même trois mille roubles.

Il était rouge et sa voix tremblait.

— C’est bien, Monsieur.

Et je posai la queue. Il allait et venait dans la salle. La sueur l’inondait.

— Petr, reprit-il. Doublons le tout ?

Il pleurait presque.

Je répondis :

— Pourquoi jouer encore, Monsieur ?

— Jouons, je t’en prie.

Et il me tendit la queue. Je la pris et je jetai les billes sur le tapis avec une telle rage qu’elles sautèrent toutes hors du billard et s’en allèrent rouler sur le parquet. Vous comprenez ! Il faut bien faire le malin. Je dis :

Va, Monsieur.

Il avait une telle hâte de jouer qu’il ramassa lui-même une bille. Je pensai alors : « Je n’aurai jamais mes sept cents roubles. Essayons de les perdre. » Et, exprès, je jouai mal. Qu’en pensez-vous ?

— Pourquoi fais-tu exprès de jouer mal ?

Ses mains tremblaient. Quand la bille courait vers la blouse, il écartait les doigts, plissait les lèvres et, d’un geste, semblait vouloir la pousser en avant. Je lui disais :

— Tu ne l’aideras pas avec cela, Monsieur.

Bon. Il a gagné cette partie.

— Vous me devez cent quatre-vingt roubles, fis-je, et cent cinquante parties. Moi, je vais souper.

Je posai la queue et sortis.

Je m’assis à une petite table, près de la porte, et je regardai ce qu’il faisait. Il alla et vint, à grands pas ; puis, ne se croyant pas surveillé, il saisit ses cheveux, les arracha par poignées, marcha de nouveau en murmurant quelque chose et s’arracha de nouveau les cheveux.


Il resta huit jours sans venir chez nous. Puis, il parut dans la salle à manger. Il était morne. Il n’entra pas même dans la salle de billard.

Le prince l’aperçut :

— Allons jouer, dit-il.

— Non, je ne jouerai plus.

— Allons donc.

— Non, fit-il, je n’irai pas. Quel bien cela te fera-t-il que j’y aille ? Tandis qu’à moi, cela me fera du mal.

Et il resta, de nouveau, dix jours sans revenir. Puis, pendant les fêtes, il arriva un jour en habit. Il avait probablement fait des visites. Il resta chez nous toute la journée et joua tout le temps. Le lendemain, il revint, et le surlendemain… et ça recommença comme avant. Je voulus jouer avec lui.

— Non, dit-il, je ne jouerai pas avec toi. Quant aux cent quatre-vingts roubles que je te dois, viens dans un mois les prendre chez moi. Tu les auras.

Bon. Au bout d’un mois, j’allai chez lui.

— Parbleu ! fit-il. Je n’ai pas d’argent. Reviens jeudi.

Je revins le jeudi. Il occupait un bel appartement.

— Est-il chez lui ? demandai-je.

— Il dort, me répondit-on.

Bon, je vais attendre. Son laquais est un de ses serfs. C’est un vieillard tout gris, très simple et pas politique du tout. Nous causâmes.

« Pourquoi, dit-il, vivons-nous ici ? Nous nous y sommes ruinés. Et sans honneur ni profit pour Saint-Pétersbourg ! Quand nous avons quitté le village, nous pensions : nous allons vivre là comme auprès du feu barine, que le royaume du ciel soit à lui ! Nous ne ferons des visites qu’à des princes, des comtes et des généraux. Nous espérions prendre pour femme quelque belle comtesse, avec une dot, et vivre comme un vrai noble. Et, au lieu de cela, nous courons d’un tratkir[3] à l’autre. Ça va mal ! Et, pourtant la princesse Rtichtcheva est notre pauvre tante et le prince Borotintsev est notre parrain. Eh bien, il n’y est allé que le jour de Noël, et, depuis, il ne s’y est plus montré. Déjà, leurs gens se moquent de moi et disent : « Eh quoi ! votre barine ressemble donc à son père ! Alors, un jour, je lui dis :

— Eh ! Monsieur, pourquoi n’allez-vous pas chez votre tante ? Elle s’ennuie de ne point vous voir.

— Je m’ennuie chez elle, Demianitch.

— Et, vois-tu, il ne trouve de joie qu’au traktir. S’il avait au moins pris du service, mais non… Il s’occupe de cartes et d’autres choses semblables. Et ces affaires-là n’amènent jamais rien de bon… Eh ! eh ! eh ! Nous nous perdrons sans profit. Il nous est échu de la feue barina, que le royaume du ciel soit à elle ! une très riche propriété : Plus de mille âmes et pour trois cent mille roubles de forêts ! Tout est engagé à présent. Il a vendu sa forêt, ruiné sa propriété, et toujours rien. Quand le maître n’y est pas, on comprend ce que peut le gérant. Pourvu que sa poche soit bien garnie, peu lui importe que tout aille à la diable ! Hier, deux moujiks sont venus apporter les plaintes du village.

— Il a ruiné votre propriété, ont-ils dit.

Eh bien, il a lu leur supplique, leur a donné dix roubles et a dit :

— J’irai moi-même, bientôt. Dès que j’aurai reçu de l’argent, je m’acquitterai de ce que je dois ici et je partirai.

« Comment pouvoir nous acquitter, puisque nous faisons toujours des dettes ! Quoi qu’il en soit, nous avons dépensé quatre-vingt mille roubles cet hiver, et, à présent, il n’y a pas un rouble dans toute la maison. Et tout cela, par sa bonté. On ne peut dire à quel point il est simple. C’est cela qui le ruine. Il se perd inutilement. »

Le vieillard pleurait presque.

Enfin, il se réveilla vers onze heures et me fit appeler auprès de lui.

— On ne m’a pas apporté d’argent, me dit-il. Ce n’est pas ma faute… Ferme la porte.

Je fermai la porte.

— Voilà, dit-il. Prends cette montre ou cette épingle en diamant et engage-la. On t’en donnera plus de cent quatre-vingts roubles. Je la dégagerai quand je recevrai de l’argent.

— Eh bien, Monsieur, lui dis-je, si vous n’avez pas d’argent, il n’y a rien à faire. Donnez-moi au moins la montre. Je puis vous rendre ce service.

Je voyais bien que la montre valait au moins trois cents roubles.

Bon. J’engageai la montre pour cent roubles et je lui apportai la reconnaissance.

— Il reste encore quatre-vingts roubles, que je dis. Vous daignerez dégager la montre vous-même.

Et, voilà comment il me doit encore quatre-vingts roubles.

Donc, il revenait chaque jour chez nous. Je ne sais quels comptes ils faisaient entre eux, mais il était toujours avec le prince ou avec Fedotka, avec qui il montait jouer aux cartes. Il y avait entre eux trois des comptes étranges. Celui-ci donnait de l’argent à celui-là, qui le donnait à l’autre ; et je ne savais lequel d’entre eux était le détenteur ou le prêteur.

Il vint ainsi tous les jours pendant deux ans. Comme il était changé ! Il s’était dégourdi à un tel point qu’il lui arrivait de m’emprunter un rouble pour payer le cocher. Et, avec le prince, il jouait des parties de cent roubles.

Il était devenu triste, maigre et jaune.

Aussitôt arrivé, il demandait un petit verre d’absinthe. Puis, il mangeait un petit gâteau en buvant du portwein. Alors il s’égayait un peu.

Un jour, il arriva avant le dîner. C’était pendant le carnaval. Il se mit à jouer avec un certain hussard.

— Voulez-vous intéresser la partie ? dit-il.

— Comme vous voudrez. Que jouons-nous ?

— Une bouteille de Clos-Vougeot, voulez-vous ?

— Soit.

Bon. Le hussard gagna et ils allèrent dîner. Nekhlioudov demanda :

— Simon ? une bouteille de Clos-Vougeot. Surtout, chauffe-la bien.

Simon sortit, apporta les plats demandés, mais pas de bouteille.

— Eh bien ! Et le vin ?

Simon sortit et revint avec le rôti.

— Donne donc le vin ! fit-il.

Simon ne répondit pas.

— Es-tu fou ! Nous allons avoir fini de dîner sans avoir bu encore.

Simon sortit. Puis, il revint.

— Le patron vous demande, dit-il.

Il rougit et se leva vivement de table.

— Que me veut-il ?

Le patron se tenait près de la porte.

— Moi ?… Eh bien, je ne peux plus vous faire crédit tant que vous n’aurez pas payé votre compte.

— Mais, ne vous ai-je point dit que je vous réglerai le premier du mois prochain.

— Comme vous voudrez. Je ne puis sans cesse vous faire crédit et ne jamais toucher d’argent. J’ai déjà perdu, sans compter cela, plus de dix mille roubles.

— Voyons, mon cher, fit-il. — On peut me faire crédit, à moi. Faites-moi donner cette bouteille, vous aurez votre argent le plus tôt possible.

Il revint à sa place.

— Qu’y a-t-il ? Pourquoi vous a-t-on appelé ? demanda le hussard.

— On m’a demandé quelque chose.

— Comme ce serait bon, dit le hussard, de boire à présent un verre de petit vin bien chaud !

— Simon ? Eh bien ?

Mais, Simon court encore… Pas de vin, rien… Ça va mal ! Il se lève de table et vient s’asseoir :

— Pour l’amour de Dieu ! dit-il, Petrouchka, prête-moi six roubles.

Son visage était effrayant de pâleur.

— Non, Monsieur, répondis-je. Pardieu ! vous m’en devez assez comme cela.

— Je te donnerai quarante roubles, au lieu de six, dans huit jours.

— Si j’en avais, je n’oserais pas vous refuser. Ma parole, je n’en ai pas.

Il sortit vivement, les dents et les poings serrés, et se mit à courir à travers le corridor comme un enragé, en se frappant le front.

— Ah ! mon Dieu ! dit-il, que faire ?

Il ne rentra pas dans la salle à manger, sauta dans une voiture et partit.

A-t-on assez ri ! Le hussard disait :

— Où est donc le barine qui dînait avec moi ?

— Il est parti, lui répondit-on.

— Comment, parti ! Et que vous a-t-il chargé de me dire ?

— Il n’a rien dit pour vous. Il a pris une voiture et il est parti.

— Quel farceur ! fit-il.

Eh bien, à présent, pensai-je, après cet affront, il ne reviendra de longtemps. Le lendemain, il était là. Il entra dans la salle de billard, portant une boîte. Il ôta son paletot.

— Jouons, dit-il.

On fit une partie.

— Assez, fit-il ensuite. Apporte-moi une plume et du papier. J’ai une lettre à écrire.

Moi, sans penser à rien, sans rien deviner, j’apportai ce qu’il demandait sur la table du petit salon.

— C’est prêt, Monsieur, dis-je.

Bon. Il s’assit devant la table. Il écrivait, il écrivait en marmottant entre ses dents. Enfin, il se leva. Sa figure était sombre.

— Va voir si ma voiture est arrivée.

Ça se passait le dernier vendredi du carnaval, tous les clients étaient au bal.

Je m’éloignai dans la direction du perron ; mais, à peine étais-je sorti :

— Petrouchka ! Petrouchka ! appela-t-il d’une voix effrayée.

Je revins et je vis qu’il était blanc comme un linge. Il me regardait.

— Vous m’appelez, Monsieur ?

Un silence.

— Quoi ? lui dis-je. Que désirez-vous ?

Nouveau silence.

— Ah ! oui, dit-il enfin. Jouons encore. — Eh bien, ai-je appris à jouer ?

Bon. Il gagna la partie.

— Oui, lui dis-je.

— À la bonne heure ! À présent, va voir si ma voiture est là.

Et, à grands pas, il parcourait la salle.

Ne me doutant de rien, je retournai vers le perron. Il n’y avait pas de voiture. Je revins.

Et, m’en revenant, j’entendis un bruit sec… comme si deux billes s’étaient entrechoquées. J’entrai dans la salle de billard et je sentis une odeur étrange.

Alors, je l’aperçus ensanglanté, étendu par terre, un pistolet à côté de lui. Je fus tellement épouvanté que je ne pus prononcer un seul mot.

Il agita les jambes et se raidit ; puis, il râla et s’étira de tout son long.

Pourquoi ce péché ? Pourquoi a-t-il perdu son âme ? Dieu le sait ! Il n’a laissé que ce papier… Ah ! vraiment, il s’en passe des choses dans ce monde !


« Dieu m’a donné tout ce que l’homme peut désirer : Richesse, nom, intelligence, nobles aspirations. J’ai voulu vivre dignement et j’ai piétiné dans la boue tout ce qui était bon en moi.

« Je ne suis pas un lâche, je ne suis pas un misérable, je n’ai commis aucun crime… J’ai fait pis : J’ai gâché mon cœur, ma jeunesse, mon intelligence.

« Je suis pris dans un immonde filet dont je ne puis sortir et auquel je ne puis m’habituer non plus. Je tombe, je tombe… je le sens, sans pouvoir m’arrêter.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

« D’où vient ma perte ? Avais-je quelque forte passion pour excuse ?

« … Ils sont purs, mes souvenirs.

« Un terrible instant d’erreur que je ne puis oublier, m’a contraint de rentrer en moi-même. J’ai été terrifié quand j’ai vu quel abîme profond me sépare de tout ce que je voulais être, de ce que je pouvais être ! Quelle fatalité m’a éloigné des rêves, des espérances, des aspirations de ma jeunesse !

« Où sont ces pensées sereines sur la vie, sur l’éternité de Dieu, qui emplissaient mon âme de lumière et de force ? Où est cette flamme d’amour immatériel dont la chaleur était si bienfaisante à mon cœur ?

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

« … Et comme j’aurais pu être bon et heureux si, en commençant ma vie, j’avais suivi la voie que ma fraîche intelligence d’enfant et mon sentiment seul avait découverte ! Plusieurs fois, j’ai tenté de sortir de l’ornière qui longeait cette voie lumineuse. Mais je ne l’ai pu. Quand j’étais seul, je me sentais mal à l’aise, et je me défiais de moi-même. Quand j’étais avec d’autres, je n’entendais plus la voix intérieure. Et je suis tombé plus bas, toujours plus bas…

« Enfin, j’acquis cette conviction désespérante que je ne pourrais plus me relever. Je ne voulus plus y penser, je voulus oublier. Mais, ce repentir sans espoir, m’était encore plus douloureux. C’est alors que la première idée de suicide me vint.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

« J’avais espéré que l’approche de la mort élèverait mon âme. Je m’étais trompé. Dans un quart d’heure, je ne serai plus, et je n’ai pas changé. — Je vois de la même façon, j’entends de la même façon, je pense de la même façon… Toujours la même et étrange inconséquence, la même absence d’équilibre, la même légèreté de pensée… »

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . .


FIN.
  1. Monsieur, en polonais.
  2. Billets de trois roubles.
  3. Cabaret.