Le Prince Nekhlioudov/Partie 1

Traduction par Ely Halpérine-Kaminsky.
Perrin (p. 1-154).


PREMIÈRE PARTIE

PROJETS


I


Le prince Nekhlioudov avait dix-neuf ans quand il acheva sa troisième année à l’Université. Aux vacances d’été il alla dans ses terres, où il demeura jusqu’à l’automne. À cette époque, il écrivit à sa tante, la comtesse Beloretskaïa, qu’il considérait à la fois comme sa meilleure amie et la femme la plus remarquable du monde, la lettre suivante :

« Chère tante,

« J’ai pris une décision de laquelle doit dépendre ma destinée tout entière. J’abandonne l’Université et vais me consacrer à la vie rustique, pour laquelle je sens que je suis né. Pour Dieu, ma chère tante, n’allez pas vous moquer de moi ! Vous direz que je suis jeune. Peut-être, en effet, suis-je encore un enfant, mais cela ne m’empêche pas d’avoir conscience du penchant que j’ai à aimer le bien et à désirer le faire.

« Comme je vous l’ai déjà écrit, j’ai trouvé ma propriété dans le plus grand désordre. À force de chercher un remède à cette situation, j’ai acquis la certitude que le mal vient de la misère des moujiks : ce mal ne peut disparaître que par un long et patient travail. Si vous pouviez seulement voir deux de mes moujiks, David et Ivan, l’esprit de famille dont ils sont animés ! je suis certain que leur aspect vous convaincrait plus que tout ce que je pourrais vous dire. N’est-ce donc pas un devoir, un devoir sacré, que de s’occuper du bonheur de sept cents âmes dont j’aurai un jour à rendre compte devant Dieu ? Ne serait-ce pas pécher que de les abandonner plus longtemps à l’arbitraire de grossiers starostes et gérants ! Pourquoi chercher dans une autre sphère l’occasion d’être utile et de faire le bien quand j’ai devant moi une tâche aussi noble, une mission aussi glorieuse ! Je me sens capable d’être un bon maître, et pour l’être comme je le conçois, il n’est point besoin des diplômes et des grades que vous désirez tant me voir acquérir.

« Chère tante, renoncez aux projets ambitieux que vous aviez formés pour moi. Habituez-vous à l’idée que j’ai choisi ma voie, la bonne, celle qui, je le sens, me conduira au bonheur. Auparavant, j’ai beaucoup songé au devoir que je m’impose aujourd’hui. Je me suis fait une règle de conduite, et si Dieu me donne vie et force, je réussirai dans mon entreprise.

« Ne montrez pas cette lettre à mon frère Vassia[1], car je redoute ses railleries. Il est habitué à me dominer et je crains son influence. Quant à Vania[2], s’il n’approuve pas mes intentions, du moins il les comprendra. »

La comtesse répondit par la lettre suivante :

« Ta lettre, mon cher Dmitri, ne m’a rien prouvé, sinon que tu as un cœur excellent ; ce dont je n’ai, d’ailleurs, jamais douté. Mais dans la vie, mon cher ami, nos qualités nous nuisent plus que nos défauts. Je ne te dirai pas que tu commets une sottise et que ta conduite me chagrine : j’essaierai seulement d’agir sur toi par le raisonnement. Donc, raisonnons, mon ami : Tu me dis que tu te sens du penchant pour la vie rustique, que tu veux faire le bonheur de tes paysans et que tu espères devenir un bon maître. Primo, je dois te dire que nous n’avons conscience de nos penchants que lorsqu’ils nous ont déjà trompés ; secundo, qu’il est plus facile de faire son propre bonheur que de faire celui des autres, et, tertio, que pour être un bon maître, il faut être un homme froid et sévère, et je doute que tu le deviennes jamais, quoi que tu fasses pour cela.

« Tu considères tes arguments comme irréfutables et tu vas jusqu’à les convertir en maximes. Mais, à mon âge, mon ami, on ne se fie ni aux raisonnements ni aux maximes ; on ne croit qu’à l’expérience. Or, l’expérience me dit que tes projets ne sont qu’enfantillages. J’approche de la cinquantaine, j’ai connu beaucoup d’hommes respectables à tous égards, mais je n’ai jamais entendu dire qu’un jeune homme bien né et plein d’avenir se fut enterré dans un village sous le prétexte d’y faire du bien. Tu as toujours voulu passer pour un original : ton originalité n’est autre chose qu’un amour-propre excessif. Eh ! mon ami, suis donc la voie déjà frayée ; elle conduit plutôt au succès, qui, s’il ne te semble pas nécessaire en lui-même, n’en est pas moins indispensable pour le bien que tu veux faire.

« La misère des paysans est un mal inévitable, en tous cas un mal qu’on peut soulager sans oublier ses devoirs envers la société, envers les siens, envers soi-même. Avec ton intelligence, ton cœur, ton amour de la vertu, il n’est pas de carrière dans laquelle tu ne puisses espérer le succès. Mais au moins choisis-la digne de toi et susceptible de te faire honneur.

« Je crois à ta sincérité quand tu te dis exempt d’ambition, mais tu te trompes toi-même. À ton âge et avec tes moyens, l’ambition est une vertu ; elle ne devient une passion vulgaire que quand l’homme n’a plus la possibilité de la satisfaire. Tu t’en apercevras, si tu persistes dans ton projet.

« Adieu mon cher Mitia[3]. Il me semble que je t’aime encore davantage à cause de tes projets extravagants, mais nobles et généreux. Agis comme tu l’entendras, mais je t’avoue ne pouvoir être d’accord avec toi. »

Après avoir lu cette réponse, le jeune homme réfléchit longuement et décida enfin qu’il peut arriver à une femme de génie de se tromper. Il envoya sa démission à l’Université et se fixa définitivement dans son domaine.


II


Comme il l’avait écrit à sa tante, le jeune pomestchik[4] s’était tracé une règle de conduite pour la gestion de sa propriété. Toute son existence, toutes ses occupations étaient réglées par mois, par jours et par heures. Le dimanche était consacré à recevoir les solliciteurs et les moujiks, à inspecter la propriété, à visiter les paysans, auxquels il portait des secours, avec l’assentiment et sur les indications du mir[5], qui se réunissait chaque dimanche soir afin de statuer sur l’urgence et la nature des secours à distribuer. Plus d’une année s’écoula, à la fin de laquelle le jeune homme n’était plus un novice dans l’administration théorique et pratique de son bien.

Un beau dimanche de juin, Nekhlioudov, après avoir bu le café et lu un chapitre de la Maison rustique, mit un carnet et une liasse de billets de banque dans la poche de son paletot d’été et sortit de la grande maison de campagne à colonnades surmontées de terrasses, dont il n’occupait qu’une seule petite chambre au rez-de-chaussée. Il allait, par les sentiers herbus d’un vieux jardin anglais, dans la direction du village qui s’étendait des deux côtés de la grande route.

Nekhlioudov était grand, élancé ; il avait d’épais cheveux châtains, longs et frisés ; ses yeux brillaient, ses joues étaient fraîches et, autour de ses lèvres rouges, le premier duvet de la jeunesse apparaissait à peine. Sa démarche et son attitude portaient l’empreinte de la force et de la souplesse, avec un certain laisser-aller où se trahissait la bienveillante béatitude de son âge. Une foule bigarrée sortait de l’église : des vieillards, des jeunes filles, des enfants, des femmes, leur nourrisson dans les bras ; tous étaient vêtus de leurs habits de fête et se dirigeaient vers les izbas[6] en saluant très bas leur barine au passage. Nekhlioudov s’engagea dans l’unique rue du village, s’arrêta, tira son carnet de sa poche et, sur le dernier feuillet couvert d’une écriture enfantine, lut plusieurs noms de paysans en regard desquels se trouvaient des signes conventionnels. Le premier nom était celui d’Ivan Tchouricenok ; il demandait des étais pour soutenir les murs de son izba. Le barine se dirigea vers la porte charretière de la seconde chaumière à droite.

La demeure de Tchouricenok était dans un piètre état. La charpente de bois, à demi-pourrie, était toute penchée d’un côté et s’enfonçait dans la terre, à tel point qu’une petite fenêtre à coulisse, toute brisée, se trouvait au niveau du fumier. L’autre fenêtre était bouchée avec des chiffons de coton. On y pénétrait dans la pièce d’entrée par une porte basse dont le seuil de bois était totalement pourri. La porte charretière, en forme de cage tressée, était accotée au mur du principal bâtiment de l’izba. Le tout était recouvert d’un seul toit inégal et défoncé. Seuls, les auvents restaient garnis d’une paille noire en pleine putréfaction. Partout ailleurs, la charpente était à découvert. Au milieu de la cour était le puits, les poutres et la roue brisées. À côté, dans une flaque d’eau creusée par le piétinement du bétail, des canards barbotaient.

Deux vieux cytises, fendus et desséchés, étendaient leurs branches rares, à peine recouvertes d’un feuillage pâle, au-dessus du puits. Au pied de l’un de ces arbres, qui témoignaient que quelqu’un s’était jadis soucié d’embellir cet endroit, une petite blondine d’une huitaine d’années se tenait en ce moment assise ; une autre fillette, de deux ans tout au plus, essayait de grimper sur elle. Un jeune chien de basse-cour qui jouait avec les enfants, ayant aperçu le barine, courut à la porte charretière, et, d’effroi, se mit à aboyer de toutes ses forces.

— Ivan est-il à la maison ? demanda Nekhlioudov.

L’aînée des deux petites filles demeurait comme clouée à sa place, ouvrant de grands yeux sans répondre. La plus petite ouvrait, elle, la bouche en grimaçant et toute prête à pleurer. Une petite vieille, vêtue d’une jupe à carreaux, déchirée, la taille entourée d’une large ceinture rougeâtre, regardait par la porte entrebâillée et ne soufflait mot.

Nekhlioudov s’approcha du vestibule et répéta sa question.

— Il est à la maison, barine, répondit enfin la petite vieille d’une voix tremblante, en saluant très bas et comme terrassée par l’émotion.

Nekhlioudov la remercia d’un salut et traversa le vestibule pour gagner une cour étroite. La vieille appuya sa joue sur la paume de sa main droite, s’approcha de la porte et, sans quitter des yeux le barine, se mit à balancer doucement la tête.

Dans la cour, Tchouricenok abattait à coups de hache la haie que le toit écrasait.

C’était un moujik d’une cinquantaine d’années ; sa taille dépassait la moyenne, son visage allongé, aux traits expressifs et agréables, était hâlé par le soleil. Il avait la barbe châtain, çà et là semée de quelques poils blancs, et d’épais cheveux de même nuance. Ses yeux demi-clos, d’un bleu sombre, regardaient avec intelligence et décelaient une insouciance bonasse. Sa bouche, d’un dessin régulier sous les moustaches blondes peu abondantes, exprimait nettement, quand elle souriait, une tranquille confiance en soi, une sorte d’indifférence railleuse pour tout ce qui l’entourait. Sa peau rugueuse, son front sillonné de rides profondes, son cou, son visage et ses mains striées de grosses veines en relief, son dos voûté, ses jambes arquées, disaient toute une vie de travail excessif, accablant.

Il était vêtu d’un pantalon de toile bise, rapiécé aux genoux avec des morceaux de toile bleue, et d’une chemise grise et sale, déchirée au dos et aux coudes. La chemise était serrée à la taille par un cordon auquel était suspendue une petite clef de cuivre.

— Que Dieu vous aide ! dit le barine en entrant dans la cour.

Tchouricenok se retourna, puis se remit à se besogne. D’un effort énergique, il réussit à dégager la haie de dessous l’auvent. Il planta alors sa hache dans une poutre et s’avança vers Nekhlioudov en rajustant sa ceinture.

— Je vous souhaite une bonne fête, Votre Excellence, dit-il, en saluant jusqu’à terre et en secouant ses cheveux.

— Merci, mon cher. Je suis venu voir comment marchent tes affaires, fit Nekhlioudov d’un ton d’amitié juvénile et timide à la fois en examinant les vêtements du moujik. — Dis-moi, à quoi te serviront les étais que tu m’as demandés à la Skhodka[7] ?

— Des étais ? Mais on sait bien à quoi cela sert, mon petit père, Votre Excellence. Je voudrais étayer un peu ma maison. Voyez donc ce pan de mur qui s’est affaissé. Heureusement, Dieu a préservé mon bétail, absent à ce moment-là. À peine si tout cela tient, ajouta Tchouricenok avec mépris en désignant le hangar chancelant, à demi-ruiné.

— Pourquoi donc as-tu demandé cinq étais, puisque ce hangar est ruiné, et que les autres vont le suivre ? Ce ne sont pas des étais qu’il te faut, mais des poutres et des charpentes, dit le barine assez satisfait de pouvoir étaler sa compétence en ces sortes de choses.

Tchouricenok ne répondit pas.

— Par conséquent, c’est du bois qu’il te faut, non des étais. Il fallait donc le dire.

— Certes, j’ai besoin de bois. Mais où prendre tout ce qu’il m’en faut ? On ne peut toujours s’adresser au barine. Si on nous laissait, nous autres, vous demander tout ce dont nous avons besoin, quels paysans serions-nous donc ?… Mais si votre bienveillance me permettait de prendre les pièces de chêne qui sont sans emploi dans l’aire, ajouta Tchouricenok en saluant et en piétinant sur place avec un balancement de tout le corps, — peut-être, alors, qu’en changeant une poutre, et réparant une autre, je réussirais à raccommoder cette vieille charpente.

— Comment cela ! Mais tu me dis toi-même que tout est pourri. Aujourd’hui, un côté s’est affaissé, demain ce sera un autre, après-demain un troisième ; donc, s’il y a quelque chose à faire, il faut refaire du neuf, afin de n’avoir pas toujours à recommencer. Dis-moi, qu’en penses-tu ? Tes hangars pourront-ils passer ainsi l’hiver sans s’écrouler ?

— Eh ! qui le sait !

— Non… Dis-moi ce que tu en penses. S’écrouleront-ils, oui ou non ?

Tchouricenok réfléchit un instant.

— Tout s’écroulera, dit-il tout à coup.

— Eh bien, tu vois… Il fallait le dire à la Skhodka et ne pas demander des étais seulement. Tu sais bien que je suis aise de te venir en aide.

— Nous sommes très contents de votre bienveillance, répondit Tchouricenok avec méfiance et sans oser regarder le barine. — Pour moi, quatre poutres et quelques étais suffiraient. Ensuite, je m’arrangerais. Si vous aviez quelques pieces de bois dont vous n’avez point besoin, je les emploierais à étayer mon izba.

— Comment ! ton izba est aussi en mauvais état !

— Mais nous nous attendons, avec ma baba, à ce que, d’un jour à l’autre, elle écrase quelqu’un, répondit Tchouricenok avec indifférence. Hier encore, une solive tombée du plafond a presque assommé ma baba[8].

— Comment, assommé !

— Mais oui, Votre Excellence. Ma baba l’a reçue dans le dos et elle est restée sans connaissance, jusqu’à la nuit.

— Eh bien !… Est-ce passé ?

— Pour passé, c’est passé. Mais elle est toujours malade. Il est vrai qu’elle est maladive depuis son enfance.

— Est-ce que tu es malade ? demande Nekhlioudov à la baba, qui était restée sur le seuil et avait commencée à geindre dès que son mari avait parlé d’elle.

— Je sens toujours ici quelque chose qui m’oppresse, répondit-elle en montrant sa poitrine maigre et sale.

— Encore ! fit avec dépit le jeune homme.

Et, haussant les épaules, il reprit :

— Pourquoi n’es-tu pas allée à l’hôpital !… C’est pour cela que l’hôpital est fait. Ne vous l’a-t-on jamais dit ?

— Mais oui, notre nourricier, on nous l’a bien dit, mais nous n’avons jamais le temps. Il faut bien que nous fassions notre corvée. Puis il faut aussi travailler pour nous. Et puis les enfants… Je suis seule pour tout cela.


III


Nekhlioudov entra dans l’izba, dont les murs rugueux et enfumés se dressaient sans symétrie. Dans un coin obscur, des vêtements et des loques étaient entassés pêle-mêle. On distinguait, autour des icônes et sous les bancs, des fourmillements de cafards. Enfin cette petite izba noire et puante, au plafond affaissé, mal soutenu par deux étais posés sous les solives les plus endommagées, semblait à chaque instant prête à s’écrouler.

— Oui, ton izba est malade, murmura le barine en fixant Tchouricenok, qui ne semblait point disposé à parler de ces choses.

— Elle nous écrasera, nous et nos enfants, fit la baba d’une voix pleurarde.

— Tais-toi, dit sévèrement Tchouricenok avec un fin sourire imperceptible.

Il poursuivit, s’adressant au barine :

— Je ne sais que faire de cette izba, Votre Excellence. Je l’ai étayée comme j’ai pu. J’ai essayé aussi de la réparer autrement. Rien n’y a fait.

— Comment passerons-nous l’hiver ici ! Oh ! oh ! oh ! gémit la baba.

— Si l’on changeait les solives et qu’on ajoutât quelques étais, reprit le mari du ton tranquille d’un homme entendu, — peut-être pourrait-on encore y passer l’hiver… Oui, on peut encore y vivre, mais il faut tout étayer. Voilà l’affaire. Quant à réparer l’izba plus à fond, il faudrait pour cela ne pas y laisser un seul morceau de bois. Elle reste debout parce qu’on n’y touche pas conclut-il, très satisfait de ses explications.

Nekhlioudov était douloureusement impressionné. Pourquoi Tchouricenok en était-il arrivé là sans s’adresser à lui, à lui, qui, depuis son installation, n’avait jamais rien refusé à ses moujiks et s’était sans cesse préoccupé qu’on s’adressât à lui en cas de besoin ? Il ressentait même une certaine colère contre le moujik. Il haussait les épaules avec impatience, il fronçait les sourcils ; mais l’aspect misérable des choses et le visage paisible et content de Tchouricenok changèrent son dépit en une profonde tristesse.

— Voyons, Ivan, pourquoi ne m’as-tu pas dit cela plus tôt, fit-il d’un ton de reproche.

Il s’assit sur le banc sale et boiteux.

— Je n’ai pas osé, Votre Excellence, répondit Tchouricenok avec son même sourire imperceptible, en frappant alternativement de ses pieds nus, noirs de crasse, la terre battue.

Mais il disait cela d’un ton si tranquille et d’un air si hardi qu’on avait peine à croire qu’il n’eût point osé s’adresser au barine.

— C’est notre sort de moujiks… Nous n’osons jamais, commençait la baba en sanglotant.

— Veux-tu te taire ! lui dit de nouveau Tchouricenok.

— Enfin, tu ne peux vivre dans une pareille izba, dit Nekhlioudov après un assez long silence. Voici ce que nous allons faire, frère…

— J’écoute, fit Tchouricenok.

— As-tu vu les izbas de pierre que j’ai construites dans le nouveau village et dont les murs sont vides ?

— Comment donc ? Certainement, je les ai vues, répondit Tchouricenok avec un sourire qui découvrit ses dents blanches. Nous avons même été très étonnés quand nous les avons vu construire… Les étranges izbas ! Les enfants se demandaient en riant si ce n’étaient point des magasins à blé… Oui, on met le blé dans des murs de pierre pour le préserver des rats. Ce sont des bonnes izbas, poursuivit le moujik avec une expression d’étonnement moqueur qui lui faisait hocher la tête ; — on dirait des prisons.

— Oui, ce sont d’excellentes izbas. Elles sont sèches et chaudes et résistent mieux à l’incendie, répliqua le jeune barine, visiblement mécontent du ton railleur qu’avait pris le moujik.

— Je ne le conteste pas, Votre Excellence. Ce sont d’excellentes izbas.

— Eh bien ! une de ces izbas est déjà terminée. Elle a dix archines de superficie, en y comprenant l’entrée et les dépendances. Je consentirais à te la vendre au prix coûtant, au moyen de payements espacés. Tu me rendras un jour l’argent, ajouta le barine, qui eut un sourire de contentement à la pensée qu’il accomplissait un acte de bienfaisance.

Il reprit :

— Tu abattras la vieille izba. Elle te servira pour construire un hangar. Nous transporterons ailleurs tous les autres bâtiments. Il y a là de l’eau excellente ; je te donnerai un morceau de terre pour le potager et pour le blé. Tu vivras très bien ainsi. Eh bien, cela te plaît-il ? demanda Nekhlioudov remarquant que, depuis qu’il avait parlé de déménagement, Tchouricenok ne se dandinait plus, ne souriait plus et tenait obstinément son regard fixé sur le sol.

— C’est la volonté de Votre Excellence, répondit-il sans lever les yeux.

La vieille femme s’avançait pour dire son mot ; son mari la prévint.

— C’est la volonté de Votre Excellence, répéta-t-il d’un ton ferme, mais soumis, en regardant cette fois le barine et en secouant ses cheveux. Mais nous ne pourrons pas y habiter.

— Pourquoi ?

— Non, Votre Excellence. Si vous nous y envoyez, puisqu’ici nous vivons déjà très mal, là nous ne serons plus du tout des moujiks. Comment pourrions-nous être des moujiks ?… Ce sera comme vous voudrez, mais nous ne pourrons pas y vivre.

— Mais pourquoi ?

— Ce sera notre ruine complète, Votre Excellence.

— Mais pourquoi n’y peut-on vivre ?

— Quelle vie pourrais-je donc y mener ?… Juge toi-même : c’est un endroit inhabité, où l’eau est inconnue. Il n’y a pas de pâturage. Ici, les chènevières sont travaillées, labourées, fumées ; là-bas, quoi ? Qu’est-ce qu’il y a ? Rien, la terre nue. Pas de haies, pas de hangars pour sécher les gerbes, rien. Nous nous ruinerons, Excellence, si tu nous envoies là.

Il ajouta en hochant négativement la tête :

— C’est un endroit inconnu, tout neuf…

Nekhlioudov essayait de démontrer au moujik que ce changement lui était au contraire très avantageux, que l’on planterait des haies, que l’on construirait des hangars, que l’eau était bonne, etc., etc., mais le silence de Tchouricenok l’embarrassait et, malgré lui, il sentait qu’il ne disait pas ce qu’il fallait pour le convaincre. Quand le barine eut fini, le moujik eut un léger sourire et déclara que le mieux serait de loger les vieux dvorovis[9] dans les izbas neuves. On pourrait aussi y mettre Alliocha, l’idiot, pour garder le blé.

— Voilà qui serait bien, conclut-il, en souriant de nouveau. Pour nous, ce n’est pas une bonne affaire, Votre Excellence.

— Mais en quoi cela importe-t-il que cet endroit soit inhabité ? insistait Nekhlioudov avec patience. Ici, même, n’était-ce pas également désert, jadis ? Cependant, les gens y vivent aujourd’hui. Tu n’as qu’à t’installer là-bas, toi aussi, et tout ira bien. Va donc et suis mon conseil.

— Eh ! petit père, Votre Excellence, comment établir une comparaison ? répondit vivement Tchouricenok effrayé à l’idée que la résolution du barine pouvait être définitive. Ici, grâce aux autres moujiks, c’est un endroit animé, depuis longtemps établi. Nous avons une route, nous avons un étang où la baba peut laver le linge et où les bêtes vont boire ; tout ce qui est nécessaire au moujik se trouve ici, et depuis très longtemps. L’aire pour battre le blé, les potagers que nos parents ont cultivés, les aurons-nous là-bas ?… Nos grands-pères, nos pères ont rendu ici leur âme à Dieu. J’y voudrais aussi finir mon siècle ; c’est tout ce que je demande à Votre Excellence. Si votre bienveillance m’aide à réparer mon izba, nos désirs seront satisfaits, Votre Excellence ; sinon, nous achèverons tout de même notre siècle dans cette ruine. Nous prierons Dieu pour toi toute notre vie, ajoute-t-il en s’inclinant très bas, — mais ne nous chasse pas de notre nid, mon petit père !…

Pendant que Tchouricenok parlait, on entendait du coin où sa femme s’était blottie, des sanglots de plus en plus bruyants. Lors qu’il dit : « Mon petit père », elle s’avança, et toute en larmes se jeta aux pieds du barine.

— Ne nous perds pas, notre nourricier !… Tu es notre père et notre mère… Où irions-nous ?… Nous sommes des gens âgés et nous sommes seuls… Tu es comme Dieu pour nous, sanglota-t-elle.

Nekhlioudov quitte vivement son bang et voulut relever la vieille femme. Mais elle, avec une sorte d’ivresse désespérée, frappait la terre de son front et repoussait les mains du barine.

— Mais qu’as-tu donc ? fit celui-ci. — Relève-toi, je t’en prie… Si vous ne voulez pas, je ne vous forcerai pas, ajouta-t-il, en agitant les mains et en s’éloignant de quelques pas.

Lorsque Nekhlioudov se fut rassis sur le banc, un silence se fit dans l’izba, silence entrecoupé par les exclamations gémissantes de la baba, qui, retirée dans son coin, essuyait ses larmes avec les manches de sa chemise. Le jeune homme comprit alors ce qu’était pour Tchouricenok et sa femme leur petite izba en ruines, leur puits délabré et ces deux cytises fendus par l’âge qu’on apercevait de la petite fenêtre, leur mare boueuse, leur hangar pourri, et il se sentit envahi par un pénible sentiment de tristesse et de honte.

Il dit au moujik :

— Mais pourquoi donc, Ivan, ne m’as-tu pas dit, devant le mir, dimanche dernier, que tu avais besoin d’une izba ? Je ne sais, à présent, comment m’y prendre pour t’aider. Je vous ai pourtant bien dit, à la première Skhodka, que je suis venu m’installer au milieu de vous pour vous consacrer toute mon existence, prêt à tout perdre pour que vous soyez heureux. Et je vous jure devant Dieu que je tiendrai ma promesse, déclara le jeune pomestchik, ignorant que ces sortes de confessions sont incapables d’éveiller la confiance d’aucun homme, surtout du paysan russe, qui n’aime pas les paroles, mais les actes, et fuit toute expansion de sentiments, si beaux soient-ils ! Mais le candide jeune homme était si heureux de ressentir de tels sentiments qu’il lui était impossible les cacher.

Tchouricenok, la tête penchée, clignotait lentement des yeux, écoutant avec une attention contrainte son barine, car celui-ci était un personnage qu’il fallait écouter, même lorsqu’il disait des choses pas tout à fait bonnes, ce qui, dans tous les cas, ne le regardait nullement, lui, Tchouricenok.

— Mais vous savez que je ne puis accorder tout ce qu’on me demande, reprit le barine. — Si je ne refusais rien à personne, il ne me resterait bientôt plus rien et je ne pourrais alors secourir ceux qui sont véritablement malheureux. Voilà pourquoi j’ai fixé la part dont je puis disposer pour les réparations et l’ai donnée au mir… Ce bois n’est plus à moi, mais aux paysans, à vous tous, et je ne puis rien en distraire. C’est le mir qui le distribue comme il l’entend… Viens aujourd’hui à la Skhodka, je ferai part au mir de ta demande. S’il juge à propos de te donner de quoi reconstruire ton izba, bien… Pour moi, je n’ai plus de bois maintenant. Je souhaite de toute mon âme pouvoir te venir en aide, mais puisque tu ne veux pas te déplacer, ce n’est plus mon affaire ; c’est celle du mir… M’as-tu compris ?

— Nous sommes très contents de votre bienveillance, fit Tchouricenok avec confusion. Si vous daignez me donner un peu de bois pour reconstruire mon izba, je m’arrangerai avec cela… Quant au mir, je le connais…

— Non, viens tantôt.

— J’irai. Pourquoi ne pas y aller ?… Seulement, je ne demanderai rien au mir.


IV


Le jeune pomestchik voulait encore dire quelque chose, cela était visible. Il ne bougeait pas de son banc et promenait son regard indécis sur Tchouricenok et sur le fourneau, qui était vide.

— Est-ce que vous avez déjà dîné ? finit-il par demander.

Un sourire ironique passa sous les moustaches de Tchouricenok, comme s’il eût trouvé amusant que le barine s’arrêtât à lui faire d’aussi sottes questions. Il ne répondit pas.

— Comment, dîné, notre nourricier ? dit la baba avec un sourire triste. — Nous avons mangé du pain, et voilà notre dîner. Je n’ai pas eu le temps d’aller chercher des petits poissons et il n’y avait pas de quoi faire le stchi[10]. Ce qui restait de kvass[11], je l’ai donné aux enfants.

— C’est aujourd’hui jeudi, jour de jeûne, Votre Excellence, déclara Tchouricenok.

— Du pain et de l’oignon, voilà toute notre nourriture, à nous, moujiks. Et encore, loué soit Dieu ! j’ai du pain, grâce à votre bienveillance, car chez les autres moujiks il n’y en a même pas. Les oignons ont manqué cette année. Le maraîcher Mikhaïl les vend un grosch[12] la botte, et nous n’avons pas de quoi en acheter. Je crois que nous ne sommes plus allés à l’église depuis les fêtes de Pâques. Nous n’avons pas d’argent pour acheter un cierge.

Nekhlioudov connaissait déjà par ouï-dire l’extrême misère de ses paysans. Mais cette triste réalité était si peu en rapport avec son état d’esprit et sa manière de vivre que, malgré lui, il l’oubliait et, quand elle se représentait à lui, il se sentait le cœur serré comme si un crime non encore expié l’eût tourmenté.

— Mais pourquoi êtes-vous si pauvres ? s’écria-t-il, exprimant malgré lui sa pensée.

— Comment pouvons-nous ne pas être pauvres, notre père, Votre Excellence ? Vous savez bien ce qu’est notre terre : de l’argile. Nous avons sans doute aussi excité la colère de Dieu, car, depuis le choléra, nous n’avons pas de blé. Nous avons moins de prairies qu’auparavant. Les unes ont été ravagées et les autres ont été prises pour les champs du barine. Moi je suis seul et vieux. Je serais content de parvenir à vivre, mais je n’ai plus assez de forces. Ma vieille est malade, et chaque année elle me donne une fille. Il faut les nourrir toutes. Je suis seul à me démener et nous sommes sept âmes à la maison. Aussi je pèche souvent devant Dieu en pensant : « Si du moins il les rappelait vite à lui ! Ce serait mieux pour moi, et aussi pour elles. Vivre dans cette misère ! »

— Oh ! oh ! oh ! gémit d’un ton aigu la baba, pour appuyer les paroles de son mari.

— Voilà mon seul aide, poursuivit Tchouricenok en désignant un enfant de sept ans, à la tête blonde et au ventre démesurément développé, qui entrait en ce moment dans l’isba, en faisant crier doucement la porte. Attachant ses grands yeux étonnés sur le barine, il s’accrocha à la chemise de son père.

— Voilà mon seul aide, reprit celui-ci d’une voix forte en caressant de sa paume rugueuse les cheveux blond d’épi du petit garçon. Combien de temps me faudra-t-il encore attendre ? Car moi je n’ai plus la force de travailler. L’âge ne serait rien encore, mais une hernie m’interdit toute fatigue. Quand le temps est mauvais, je souffre à crier. Oui, il y a déjà longtemps que j’aurais dû me reposer. Voyez Ermilov, Demkine, Ziabrev, tous plus jeunes que moi : ils ne travaillent plus depuis des années. Moi, je n’ai personne qui puisse me remplacer, et voilà : je me démène, Votre Excellence.

— Je serais bien heureux de t’aider… Mais comment faire ? dit le jeune barine, en fixant sur le paysan son regard apitoyé.

— Comment m’aider ? la chose est simple. Quand on a de la terre, on n’en est point quitte en la cultivant. Il faut aussi faire la corvée. C’est la règle… Je n’ai qu’à laisser grandir mon fils. Seulement, je m’adresse à votre bienveillance pour le dispenser de l’école. Hier, un de ceux du conseil est venu me dire que Votre Excellence exige que tous les enfants aillent à l’école. Dispensez-en le mien… Voyez comme il a peu d’intelligence. Il est trop jeune, Votre Excellence ; il ne comprend rien.

— Eh ! mon frère… Ce sera comme tu voudras, fit le barine ; mais, ton enfant peut déjà comprendre, et il est temps qu’il apprenne à lire… C’est pour ton bien, que je te parle ainsi… Voyons, juge toi-même ! Quand il sera grand et qu’il sera chef de famille, s’il sait lire et écrire tout ira mieux, avec l’aide de Dieu, dans votre maison.

Nekhlioudov tâchait de s’exprimer le plus simplement possible afin de se faire mieux comprendre. Il se fit à lui-même cette remarque et en rougit de plaisir.

— Je ne discute pas, Votre Excellence, vous ne voulez pas notre mal. Mais qui restera à la maison ?… Moi et la baba, nous allons faire la corvée. Pendant ce temps, il nous aide : il ramène le bétail et donne à boire aux chevaux. Tel qu’il est, c’est un moujik lui aussi.

Et Tchouricenok prenant en souriant le nez du gamin entre ses doigts, le moucha.

— N’importe, dit le barine. Envoie-le tout de même à l’école quand tu es à la maison et qu’il le peut… Entends-tu ? Absolument.

Tchouricenok soupira péniblement et ne répondit rien.


V


— Je voulais encore te demander pourquoi tu n’as pas enlevé ton fumier, dit Nekhlioudov.

— Quel fumier ! notre père, Votre Excellence. Qu’ai-je en fait de bétail ? Une jument et son poulain… Mon petit veau, j’ai dû le donner l’automne dernier au dvornik[13] Voilà tout mon bétail !

— Si tu en avais si peu, pourquoi donc as-tu donné ton veau ? demanda le barine étonné.

— Comment l’aurais-je nourri ?

— N’as-tu pas assez de paille pour nourrir une vache ? Les autres en ont, cependant.

— Les autres ont de la terre où l’on peut mettre du fumier. Ma terre, à moi, n’est que de l’argile. Rien n’y fait.

— Eh bien, mets-y du fumier et ce ne sera plus que de l’argile. Ta terre te donnera alors du blé et de quoi nourrir du bétail.

— Mais, puisque je n’ai pas de bétail, quel fumier mettrai-je dans ma terre ?

« L’étrange cercle vicieux », pensait Nekhlioudov, qui ne savait plus que conseiller au moujik.

— Et puis, il faut vous dire, Votre Excellence, que ce n’est pas le fumier seul qui fait pousser le blé… Tout vient de Dieu, continua Tchouricenok. — Ainsi, cet été, j’ai récolté dix meules de blé dans un champ non-fumé, tandis que je n’en ai retiré qu’une d’un autre champ où j’avais mis du fumier… Il n’y a que Dieu, poursuivit-il avec un soupir. De plus, nous sommes malheureux avec le bétail ; voilà six ans qu’il ne peut vivre. L’été dernier un de mes veaux est mort ; j’ai dû vendre l’autre, faute de pouvoir le nourrir. L’année précédente, j’avais perdu une excellente vache. Quand on l’amena du troupeau, elle n’avait rien. Tout à coup, elle dépérit, et la vapeur est sortie… C’est toujours mon malheur.

— Eh bien, frère, pour que tu ne dises plus que tu n’as pas de bétail parce que tu n’as pas de quoi lui donner à manger, et que tu n’as pas de nourriture parce que tu n’as pas de bétail, voici pour t’acheter une vache.

Et, rougissant, Nekhlioudov tira de sa poche un paquet de billets froissés.

— Achète-toi une vache ; je te porterai peut-être chance. Tu prendras dans mon aire de quoi la nourrir ; je donnerai des ordres pour cela. Donc procure-toi une vache d’ici à dimanche prochain, je viendrai la voir.

Tchouricenok hésita si longtemps devant l’argent offert que Nekhlioudov, rougissant davantage, se décida à le poser sur le coin de la table.

— Nous sommes heureux de votre bienveillance, dit enfin Tchouricenok avec son habituel sourire ironique.

La vieille poussa plusieurs soupirs pénibles et sembla murmurer une prière. Le jeune barine, se sentant gêné, se leva précipitamment, passa sous le porche et appela Tchouricenok. La vue d’un homme qu’il venait d’obliger lui était si agréable qu’il ne voulait pas se séparer de lui tout de suite.

— Je suis bien aise de pouvoir t’aider, fit Nekhlioudov en s’arrêtant près du puits. On peut te venir en aide, car je sais que tu n’es pas paresseux. Tu travailleras, je t’aiderai et, avec le secours de Dieu, tu te relèveras.

— Me relever, votre Excellence ! répondit Tchouricenok d’un ton sérieux, sévère même, comme s’il eût été mécontent que le barine supposât qu’il pourrait se relever. Du temps que mon père vivait, nous vivions ensemble, mes frères et moi, et rien ne nous manquait ; mais, depuis qu’il est mort et que nous nous sommes séparés, celui va de plus mal en plus mal. Voilà ce que c’est que d’être seul !

— Pourquoi vous êtes-vous séparés ?

— Eh ! c’est la faute des babas, Votre Excellence. Votre grand-père n’était plus de ce monde, car s’il avait vécu à cette époque, nous ne l’aurions pas osé. Il y avait de l’ordre, alors. Le défunt barine était comme vous ; il s’occupait lui-même de nos affaires, et nous n’aurions jamais osé songer à cela. Il n’aimait pas à laisser faire ses moujiks ; il les tenait ferme. Mais, après votre grand-père, c’est Andréi Iliitch qui nous a gérés. On peut bien dire, sans insulte à sa mémoire, que c’était un ivrogne. La première fois que nous allâmes lui dire : « Nous ne pouvons plus vivre ensemble à cause des babas, permettez-nous de nous séparer », il nous fit fouetter ; la seconde fois, également ; mais à la fin il en fut comme les babas le désiraient, et nous nous séparâmes… On sait ce qu’est un moujik isolé… Puis, il n’y avait pas d’ordre parmi nous. Andréi Iliitch faisait tout ce qui lui passait par la tête. « Tu dois tout avoir », disait-il au moujik. Comment se procurait-on le nécessaire, il ne se le demandait même pas. Cependant, on venait d’augmenter la capitation.[14] Et nous avions pourtant moins de terre et le blé rendait moins. Quand on fit le rebornage et que ce brigand nous enleva toutes les terres à fumier pour les attribuer au barine, il ne nous resta plus qu’à mourir…

Votre père, que le royaume du ciel soit à lui ! était un bon barine, mais nous ne le voyions presque jamais ; il demeurait toujours à Moscou. C’est bien connu, il voyageait souvent et subissait souvent des orages. Il n’y avait rien à donner à manger au cheval ; va quand même !… Le barine ne peut pas faire autrement, et nous ne pouvons pas nous offenser de cela… Mais il n’y avait pas d’ordre. Là était le mal. À présent que votre bienveillance permet à chaque moujik d’aller à vous, les moujiks sont devenus tout autres, et le gérant aussi. Nous savons au moins à présent que nous avons un barine. Oh ! je ne sais pas te dire combien les moujiks te sont reconnaissants… Du temps de votre tuteur, il n’y avait pas non plus de vrai barine. Tous étaient des barines : Le tuteur était un barine, et Iliitch un barine, et sa femme une barinia, et le scribe était aussi un barine… Il y en avait beaucoup et les moujiks avaient beaucoup à supporter.

Nekhlioudov éprouva de nouveau comme un sentiment de honte et de remords. Il prit son chapeau et partit.


VI


Le barine lut sur son calepin :

« Youkhvanka le Bizarre veut vendre un cheval. »

Il traversa la rue et se dirigea vers la maison de Youkhvanka le Bizarre.

L’izba de ce moujik était recouverte de paille prise dans l’aire du barine. Le bois de tremble tout neuf, dont elle était construite, venait aussi de chez le barine, ainsi que les deux volets peints en rouge et le perron aux deux rampes sculptées que surmontait un petit auvent. Mais cet aspect d’aisance était déparé par un hangar dont le mur était inachevé et dont l’avant-toit n’était pas encore recouvert de paille.

Au moment où Nekhlioudov s’approchait d’un des escaliers du perron, deux paysannes, portant un baquet plein d’eau, s’avançaient de l’autre côté. C’étaient la femme et la mère de Youkhvanka. La première était une petite personne trapue, au teint vif, à la poitrine extrêmement développée, aux pommettes larges et charnues. Elle était vêtue d’une chemise propre, avec des broderies aux manches et au col, d’un tablier, également brodé, et d’une robe neuve ; ses pieds étaient chaussés de kotis[15] ; elle portait au cou un collier de verroterie et sur la tête une élégante kitchka[16] brodée de fil rouge et de passementeries cuivrées. Le bout de la palanche était posé d’aplomb sur son épaule large et forte. La tension légère des traits de son visage coloré, la courbure de son dos, le mouvement cadencé de ses bras et de ses jambes dénotaient une santé de fer et une rare force musculaire.

Au contraire, la mère de Youkhvanka, qui portait l’autre bout de la palanche, semblait être arrivée à la dernière limite de la vieillesse ; l’état de délabrement dans lequel elle était en faisait une véritable ruine humaine. Une chemise noire, déchirée, et une robe sans couleur flottaient sur sa charpente osseuse, si courbée que le bout de la palanche portait sur son dos plutôt que sur son épaule. Ses deux mains, qui retenaient la pièce de bois, étaient d’un brun sale, et si osseuses qu’elles semblaient ne plus devoir se décroiser. Sa tête baissée, qu’entouraient quelques chiffons, portaient les traces de la plus profonde misère. Au-dessous d’un front étroit, labouré en tous sens de rides profondes, deux yeux rouges, ternes et sans cils clignotaient. Dans sa bouche démeublée apparaissait une unique dent jaune, branlante et si longue qu’elle ressortait par-dessus la lèvre inférieure, atteignant parfois jusqu’au menton pointu. Les rides de la partie inférieure de son visage et de son cou leur donnaient l’apparence d’un sac se mouvant à chaque contraction de la face ou de la mâchoire. Elle soufflait péniblement et ses pieds nus se traînaient en cadence avec un visible effort.


VII


Heurtant presque Nekhlioudov, la jeune baba s’arrêta net, posa prestement le baquet, baissa les yeux, salua, puis regarda le barine en dessous. Elle s’efforçait de dissimuler un léger sourire derrière la manche de sa chemise, sans cesser toutefois d’attacher ses yeux brillants sur le jeune homme : puis, faisant bruire ses kotis, elle monta les degrés du perron.

— Toi, ma mère, reporte donc la palanche à la tante Nastasia, dit-elle à la vieille femme.

Le jeune pomestchik, les sourcils froncés, fixait la jeune baba d’un regard attentif et sévère ; puis, s’adressant à la vieille, qui, pour obéir à l’ordre de sa bru, ôtait la palanche de dessus son épaule, lui dit :

— Ton fils est-il à la maison ?

La vieille, courbant davantage son dos voûté, salua, voulut répondre quelque chose, mais tout à coup elle posa sa main sur sa bouche et se mit à tousser si longtemps que Nekhlioudov, désespérant d’en obtenir une réponse, entra dans l’izba.

Youkhvanka était assis sur un banc. En apercevant le barine, il se précipita vers le poêle, comme s’il eût voulu s’y cacher, il fourra précipitamment un objet sous la couchette et se rangea contre le mur afin de laisser entrer Nekhlioudov.

Ce moujik était un jeune homme d’une trentaine d’années, maigre, élancé, blond, le visage encadré d’une courte barbe terminée en pointe. Il eût pu passer pour un joli garçon, si deux yeux gris et mobiles n’avaient gâté ses traits, dont l’harmonie était déjà compromise par l’absence de deux dents de devant. Il portait une chemise de fête à raies écarlates, des culottes rayées et des bottes molles à revers. L’intérieur de l’izba était moins étroit et moins triste que chez Tchouricenok, bien qu’on y fût oppressé par la même atmosphère étouffante où flottaient l’âcre odeur de la fumée et le suint des touloups. Les vêtements et la vaisselle, de ce côté comme de l’autre, étaient en désordre. Deux objets attiraient l’attention. C’était un petit samovar bosselé, posé sur une planche étagère ; puis un cadre noir, à demi recouvert d’un débris de vitre sale. Le cadre entourait le portrait d’un général en uniforme rouge et était suspendu près des icônes.

Nekhlioudov contemplait froidement le samovar, le portrait et la couchette ; sous les loques qui le recouvraient, un tuyau de pipe orné de cuivre dépassait un peu.

— Bonjour, Epiphan[17], dit-il en regardant le moujik dans les yeux.

Epiphan salua en grommelant :

— Je vous souhaite une bonne santé, Votre X’ence.

Et son regard, tour à tour, se promena sur le barine, sur le plancher, par toute l’isba, sans se fixer nulle part. Enfin, le moujik s’approcha de la couchette, y prit un caftan et l’endossa.

— Pourquoi t’habilles-tu ? demanda Nekhlioudov en s’efforçant de prendre un air sévère.

— Comment donc ! Excusez, Votre X’ence… Est-ce permis ?… Nous savons comprendre, je pense.

— Je suis venu chez toi afin de savoir pourquoi tu veux vendre ton cheval. Combien as-tu de chevaux et lequel veux-tu vendre ? fit le barine d’un ton bref.

— Nous sommes très honorés que Votre X’ence ait daigné venir chez nous… chez un moujik, répondit Youkhvanka en faisant courir son regard sur le poêle, sur le portrait du général, sur les bottes du barine et sur tous les autres objets qui se trouvaient dans l’izba, mais fuyant cependant le visage de Nekhlioudov.

— Nous prions toujours Dieu pour Votre X’ence, ajouta-t-il.

— Pourquoi as-tu besoin de vendre un cheval ? répéta le barine en élevant la voix net en toussotant par contenance.

Youkhvanka poussa un soupir, secoua ses cheveux d’un mouvement de tête, parcourut de nouveau l’izba du regard et puis, apercevant un chat qui ronronnait sur le banc, il cria :

— Briss !… La vilaine.

Et, s’adressant au barine, il dit rapidement :

— Le cheval qui… X’ence… qui ne vaut rien… si c’était une bonne bête, je ne le vendrais pas, X’ence.

— Combien as-tu de chevaux ?

— Trois chevaux, X’ence.

— Et des poulains, n’en as-tu pas ?

— Comment donc, X’ence !… J’ai aussi un poulain.


VIII


— Allons, viens me montrer les chevaux… Ils sont dans ta cour ?

— Oui, X’ence… Je ferai comme vous l’ordonnerez, Votre X’ence… Est-ce que nous pouvons désobéir, Votre X’ence ?… Yakov Iliitch m’a ordonné de ne pas laisser aller mes chevaux aux champs. Il m’a dit que le prince viendrait les voir. Alors nous les avons gardés. Nous n’osons pas désobéir, Votre X’ence.

Tandis que Nekhlioudov, sortait, Youkhvanka prit la pipe sur la couchette et la jeta plus loin sur le poêle. Ses mains et ses lèvres étaient agitées et trahissaient une inquiétude qui n’échappa pas au barine.

Une maigre jument grise était sous l’avant-toit ; elle dévorait des brins de paille pourrie. Un poulain de deux mois d’une couleur indéfinissable, aux jambes grêles, ne quittait pas la queue mince et sale de sa mère. Au milieu de la cour, un cheval baizain, au ventre trop gros, était là, les yeux clos, la tête basse et songeuse. À première vue, l’animal paraissait un bon cheval de moujik.

— Ce sont là tous tes chevaux ? demanda le barine.

— Non, X’ence. Voilà encore une jument et un poulain, répondit Youkhvanka, en désignant les animaux qui étaient sous l’avant-toit et que, pensait-il, le barine n’avait pu apercevoir.

— Je vois, fit celui-ci. Eh bien, lequel veux-tu vendre !

— Eh ! celui-ci, X’ence, dit le moujik en désignant, avec le puni de son caftan, le cheval endormi, qui, au moment même, ouvrit les yeux et se tourna paresseusement vers son maître.

— Il ne semble pas vieux… C’est un cheval assez fort, remarqua Nekhlioudov. Amène-le et montre-moi ses dents. Je veux connaître son âge.

— Impossible de s’en emparer seul, X’ence. La bête est hargneuse, quoiqu’elle ne vaille pas un grosch. Elle se défend des dents et du poitrail, dit Youkhvanka en souriant d’un air joyeux et en laissant, de tous côtés, errer son regard.

— Quelle bêtise !… Amène-le, te dis-je.

Youkhvanka ne cessait de sourire et de piétiner. Le barine lui cria sévèrement : — Eh bien ! Il courut alors vers l’auvent, en rapporte un licou et se mit à poursuivre le cheval ; mais il ne réussissait qu’à l’effrayer, car il s’approchait par derrière, non de face.

Cela impatientait le jeune homme. Peut-être aussi voulait-il montrer son savoir-faire. Il cria au moujik :

— Donne-moi ton licou.

— Permettez… Comment donc ! Votre X’ence !… ne daignerait pas…

Sans écouter le moujik, Nekhlioudov alla au devant du cheval et, lui saisissant les oreilles, l’obligea à courber la tête avec une force telle, que l’animal, d’ordinaire paisible, ainsi que cela se voyait, s’ébrassa et chancela en essayant de se dégager.

Quand Nekhlioudov eut constaté qu’il était absolument inutile d’employer de tels efforts, il lui vint à l’esprit la pensée, toute naturelle à son âge, que Youkhvanka se moquait de lui et le prenait pour un enfant.

Il rougit, lâcha les oreilles du cheval et, sans s’aider du licou, lui ouvrit la bouche et regarda les dents. Les crochets étaient intacts, la couronne n’en était pas usée, ce que le jeune pomestchik savait déjà ; donc le cheval n’était pas vieux.

Pendant ce temps, Youkhvanka, resté sous l’avant-toit, s’aperçut que son araire n’était pas à sa place. Il la souleva et la redressa contre la haie.

— Viens ici ! lui cria le barine avec une expression de dépit sur le visage et des larmes de colère dans la voix. Eh bien ! est-ce un vieux cheval, cela ?

— Mais, X’ence… Il est très vieux. Il a une vingtaine d’années.

— Silence !… Tu es un menteur, un vaurien, car un honnête moujik ne ment pas ; il n’en a pas besoin ! dit Nekhlioudov, à demi suffoqué par les larmes qui lui montaient à la gorge.

Il se tut pour ne pas éclater en sanglots devant le moujik. Youkhvanka gardait également le silence et, de l’air d’un homme qui retient ses larmes, il reniflait et branlait la tête.

— Eh bien ! avec quoi laboureras-tu, si tu vends ton cheval ? reprit Nekhlioudov, suffisamment apaisé pour pouvoir reprendre son ton de voix ordinaire, — On t’envoie exprès aux travaux de piéton pour que tu puisses te relever avec tes chevaux, les laisser au labour, et tu veux vendre ton dernier cheval ? Mais, surtout, pourquoi mens-tu ?

Quand le barine se fut un peu calmé, Youkhvanka parut également calmé. Il se tenait droit, ses lèvres tremblaient et son regard ne cessait d’errer d’un objet à l’autre.

— Nous ne ferons pas notre travail plus mal que d’autres, Votre X’ence.

— Mais, avec quoi le feras-tu ?

— Soyez sans inquiétude ; nous ferons le travail de Votre X’ence, répondit Youkhvanka. Si on n’avait pas besoin d’argent, est-ce qu’on vendrait ?

— Pour quel usage en as-tu besoin d’argent ?

— Nous n’avons pas de pain, X’ence… Et puis, il faut payer ce que nous devons aux moujiks, X’ence.

— Comment ! pas de pain !… Comment ceux qui sont une famille en ont encore, et toi tu n’en as plus !… Qu’en avez-vous fait ?

— Nous l’avons mangé, X’ence. Il n’y en a plus une miette… Vers l’automne, j’achèterai un cheval, X’ence.

— N’ose même pas penser à vendre celui-ci.

— Eh bien, X’ence, si c’est ainsi, comment vivrons-nous ?… Pas de pain, défense de vendre… dit-il avec un tremblement de lèvres et en jetant tout à coup un coup d’œil insolent sur le barine. Il faut mourir de faim, alors !

— Prends garde, frère ! s’écria Nekhlioudov qui pâlit et sentit gronder en lui une violente colère. Des moujiks comme toi, je ne le souffrirai pas ici. Cela ira mal.

— Ce sera la volonté de Votre X’ence, répondit le moujik en fermant les yeux avec une apparente soumission. Si je n’ai pas pu vous plaire… Pourtant, je crois qu’on n’a remarqué aucun vice en moi… Mais cela se comprend, si je ne plais pas à Votre X’ence… Il en sera comme vous voudrez. Seulement, je ne sais pas pourquoi je dois souffrir.

— Voici pourquoi : d’abord, parce que ta cour n’est pas en ordre. Ton fumier est encore ici, au lieu d’être dans ton champ, tes clôtures sont en ruines et tu restes chez toi à fumer ta pipe au lieu d’aller travailler ; ensuite, tu ne donnes pas un morceau de pain à ta mère, elle qui t’a laissé tout ce qu’elle avait. Enfin, tu permets à ta femme de la battre à tel point qu’elle a dû venir se plaindre auprès de moi.

— De grâce, Votre X’ence !… Je ne sais même pas comment les pipes sont faites, répondit Youkhvanka d’un air confus, car il se montrait avant tout offensé qu’on l’accusât de fumer. — On peut tout dire d’un homme, ajouta-t-il.

— Voilà que tu mens encore… Je t’ai vu moi-même.

— Comment oserais-je mentir à Votre X’ence ?

Nekhlioudov se mordit les lèvres, tout en arpentant rapidement la cour. Youkhvanka demeurait immobile et, sans lever les yeux, suivait tous les mouvements du barine.

— Écoute, Épiphan, dit enfin Nekhlioudov en reprenant sa voix enfantine et douce.

Et s’approchant du moujik, il tâcha de contenir son irritation.

— On ne peut vivre ainsi, lui dit-il. Tu te perdras… Réfléchis bien… Si tu veux être un bon moujik, il faut que tu changes de vie… Abandonne tes mauvaises habitudes, ne mens plus, ne t’enivre plus, respecte ta mère… Je sais tout ce que tu fais : Occupe-toi de ton intérieur et ne vole plus le bois de l’État, ne fréquente plus le cabaret… Demande-toi à toi-même : Est-ce bien, ce que tu fais ?… Si tu as besoin de quelque chose, viens me trouver et dis-le moi franchement, dis toute la vérité… Certainement, je ne te refuserai rien. Je ferai pour toi tout ce que je pourrai…

— De grâce, X’ence !… Il me semble que nous pouvons, nous aussi, comprendre Votre X’ence, répondit Youkhvanka en souriant, comme s’il appréciait toute la finesse de la plaisanterie à laquelle le barine lui semblait se livrer.

Ce sourire et cette réponse ôtèrent à Nekhlioudov tout espoir de prendre le moujik par les bons sentiments. En même temps il lui sembla qu’il agissait au rebours de ce qui se passait. Ayant pour lui l’autorité, il n’eût pas dû essayer de faire entendre raison à Youkhvanka. En tout cas, il n’avait pas dit ce qu’il fallait dire. Il baissa tristement la tête et sortit de la cour. La vieille femme était assise sur le seuil de la porte et faisait entendre une sorte de gémissement en manière d’approbation aux paroles du barine, qu’elle avait entendues.

— Tiens ! Voilà pour du pain, lui dit Nekhlioudov à l’oreille, et il lui tendit un billet d’un rouble. Seulement, achète-le toi-même ne le donne pas à Youkhvanka, il le porterait au cabaret.

La vieille, en branlant la tête, s’efforçait de saisir, de sa main osseuse, le chambranle de la porte pour se lever et remercier le barine ; mais celui-ci était de l’autre côté de la rue avant qu’elle fût parvenue à se mettre debout.


IX


Le jeune homme reprit son carnet et lut, à la suite du nom de Youkhvanka : « Davidka le blanc demande du pain et des poutres. »

Il traversa plusieurs cours et, au tournant d’une ruelle, rencontra son gérant, Yakov Alpatich, qui, en apercevant de loin le barine, avait ôté sa casquette de toile cirée. Tirant un foulard de sa poche, il essuya son visage bouffi et rouge.

— Couvre-toi, Yakov, lui dit le jeune homme. Yakov, couvre-toi, te dis-je.

— D’où daignez-vous venir, Votre Excellence ? demanda Yakov, s’abritant du soleil avec son bonnet sans oser le remettre sur sa tête.

— J’étais chez le Bizarre… Dis-moi, je te prie, pourquoi il est devenu ainsi ? fit le barine sans s’arrêter.

— Qu’y a-t-il, Votre Excellence ? fit le Yakov en suivant le barine à distance respectueuse. Il avait remis son bonnet et lissait ses moustaches.

— Comment, ce qu’il y a !… Il y a que c’est un vaurien complet : paresseux, menteur, voleur… Il fait souffrir sa mère et semble être tombé si bas qu’il ne se relèvera jamais.

— Je ne sais pas, Votre Excellence, pourquoi il vous a tant déplu…

— Et sa femme, interrompit le barine. Elle me paraît être aussi une mauvaise créature. La vieille est vêtue comme une mendiante et n’a rien à manger, tandis que la jeune a de beaux habits, ainsi que lui… Que vais-je faire de cet homme ? Je n’en sais absolument rien.

Yakov semblait mal à l’aise, pendant que Nekhlioudov parlait de la femme de Youkhvanka.

— Eh bien, dit-il, puisqu’il est tombé si bas, Votre Excellence, il faut trouver le moyen de le relever… Il est vrai qu’il est dans la misère, comme tous les moujiks isolés. Pourtant, ses affaires sont en ordre, plus que celles des autres même. C’est un moujik intelligent. Il sait lire et je le crois honnête. Quand on prélève l’impôt par âme, on l’emploie ; il a déjà été staroste sous ma gérance pendant trois ans et je n’ai rien remarqué qui fût répréhensible dans sa conduite. Il y a trois ans, votre tuteur a voulu lui enlever cette fonction. Il est également actif à la corvée. Peut-être, au temps où il était employé à la poste de la ville, s’est-il mis à boire un peu ! Il faudrait trouver un remède à cela. Il lui est arrivé d’être un peu turbulent ; mais il a suffi de l’effrayer pour le faire rentrer dans l’ordre. Si vous ne voulez pas employer ce moyen, je ne sais quel autre prendre. On ne peut le porter comme soldat, il lui manque deux dents de devant… D’ailleurs, j’oserais vous rappeler qu’il n’est pas le seul à avoir perdu toute vergogne.

— Laisse, Yakov, laisse cela, dit Nekhlioudov avec un léger sourire. Nous en avons assez causé et tu sais ma pensée là-dessus. Tout ce que tu me diras à ce sujet ne me fera pas changer d’opinion.

— Certes, Votre Excellence, vous savez tout, fit le gérant en haussant les épaules derrière son maître, comme s’il n’augurait rien de bon de tout cela. Quant à la vieille, inutile de vous en inquiéter, continua-t-il. Il est vrai qu’elle a élevé des orphelins, nourri et marié Youkhvanka, etc. Mais c’est chose ordinaire chez les moujiks : dès qu’ils ont transmis leurs biens à leurs enfants, ces derniers deviennent les maîtres. La vieille doit gagner son pain dans la mesure de ses forces. Certes, son fils et sa bru n’ont pas de tendresse pour elle, mais c’est ainsi chez les paysans. J’oserais donc vous dire que cette vieille vous a dérangé inutilement. Elle est intelligente et ménagère, mais pourquoi déranger son maître à tout propos ?… Quoi ! Elle s’est peut-être querellée avec sa bru ; peut-être celle-ci l’aura-t-elle poussée un peu. Eh bien, ce sont affaires de babas, cela. Elles se seraient bien réconciliées sans vous. Vous prenez la chose trop à cœur, conclut le gérant sur un ton d’affectueuse condescendance.

Le barine continuait de monter la rue à grands pas et sans dire un mot.

— C’est à la maison que vous daignez vous diriger ? lui demande Yakov.

— Non. Je vais chez Davidka le blanc, ou le bouc… Comment le nomme-t-on au juste ?

— Eh bien, voilà encore un coquin que je vous recommande. Toute cette race de boucs est ainsi. Que n’ai-je pas fait pour lui déjà en pure perte ! Hier, en passant par les champs des paysans, j’ai remarqué qu’il n’avait pas encore serré la gretchikha[18]. Que peut-on faire de telles gens ? Si encore le vieux reprenait son fils ! Mais non, l’un est aussi coquin que l’autre. Il s’obstine, d’ailleurs, à ne pas vouloir travailler. Nous avons tout tenté, votre tuteur et moi. On l’a envoyé au poste, on l’a même puni à la maison d’une manière que vous n’aimez point.

— Qui ? le vieux ?

— Oui, le vieux. Que de fois votre tuteur l’a châtié devant toute la Skhodka !… Croyez-vous que cela lui faisait quelque chose ? Point du tout. Il se secouait et s’en allait comme s’il ne lui était rien arrivé… Et je dois vous dire que Davidka est un moujik assez intelligent, quoique timide. Il ne fume ni ne boit. Eh bien, il est pire qu’un ivrogne et n’est guère bon qu’à être porté comme soldat ou envoyé pour peupler quelque colonie… Il est bien de la race des boucs… Matriouchka, qui est aussi de cette famille, n’est pas moins coquin… Alors, vous n’avez pas besoin de moi, Votre Excellence ? demanda le gérant en voyant que le barine ne l’écoutait pas.

— Non, va-t-en, répondit le barine d’un air distrait. Et il se dirigea vers le logis de Davidka le blanc.

L’izba de Davidka se trouvait à l’extrémité du village. Isolée des autres maisons, cette construction n’était point entourée comme celles-ci d’une cour, d’une aire, d’un hangar, mais seulement de quelques étables basses, vraies léproseries, adossées à des murs chancelants. Derrière l’izba, un tas de menu bois et de poutres étaient jetés sans ordre. À la place où la cour eût dû entourer le logis, les mauvaises herbes avaient poussé hautes et drues. La maison semblait abandonnée. Cependant, un porc couché dans la boue grognait en fouillant la terre de son groin, près de la porte de l’izba.

Nekhlioudov frappa du doigt à la vitre cassée par laquelle l’izba prenait un peu de jour. Personne ne répondant, il s’approcha de la porte et cria :

— Eh ! patron.

La maison restait silencieuse ; Nekhlioudov en franchit le seuil, la porte étant grande ouverte, il pénétra dans l’intérieur.

Un vieux coq rouge et deux poules semblaient s’y trouver seuls, grattant la terre et la boue de leurs pattes avec un bruit sec et hérissant leur large collier de plumes courtes. En apercevant le jeune homme, ils battirent des ailes et, poussant des gloussements effarés, se dispersèrent dans les coins de l’izba. Ce logis, de six archines de superficie, contenait un poêle, dont la cheminée était brisée, un métier à tisser encore monté, bien qu’on fût en été, une table fendue, dont le centre était affaissé et formait cuvette. Quoiqu’il fît sec au dehors, une mare s’étendait devant le seuil, alimentée par la pluie qui filtrait à travers le toit et le plafond. Il n’y avait point de lit sur le poêle et l’on avait peine à croire que cette salle pût servir d’habitation, tant les objets qui la meublaient étaient délabrés et en désordre. L’intérieur de cette izba répondait vraiment bien à son extérieur. Et pourtant Davidka vivait là avec toute sa famille.

Malgré la chaleur de ce beau jour de juin, Davidka, la tête enveloppée d’un touloup[19], dormait d’un sommeil profond sur un coin du poêle. Une des poules s’y était réfugiée et marchait sur le dos du moujik sans que celui-ci se réveillât.

N’apercevant personne, Nekhlioudov se disposait à sortir lorsqu’un soupir prolongé lui signala la présence du maître du logis.

— Eh ! cria le barine. — Y a-t-il quelqu’un ici ?

Un second soupir, plus long que le premier, partit du poêle.

— Qui est là ? fit Nekhlioudov. — Viens ici.

Un nouveau soupir, un grognement et un bâillement bruyant répondirent aux appels du barine.

— Eh bien !

Quelque chose remua alors lentement sur le poêle et le pan d’un touloup usé se dressa. Puis, un grand pied, chaussé d’un lapot déchiré pendit hors du poêle, puis un second, enfin la silhouette de Davidka le blanc se montra tout entière. Il s’était assis sur le poêle et frottait ses yeux de ses gros poings, l’air mécontent et paresseux. Il bâilla de nouveau, baissa la tête et, apercevant enfin le barine, il se remua un peu, mais si lentement que Nekhlioudov pût aller trois fois de la mare au métier à tisser avant que Davidka fût descendu de sa couchette.

Davidka le blanc était bien nommé. Son visage et son corps étaient en effet extrêmement blancs. Il était de haute taille et très gras ; mais il était gras à la façon des moujiks, non du ventre mais de tout le corps. Néanmoins, cette graisse était molle et maladive. Sen visage assez beau, éclairé par des yeux bleus, doux et calmes, sa barbe large, tout en lui contribuait à lui donner un air de mauvaise santé. Son visage n’était point hâlé par le soleil, ses joues n’étaient point roses comme celles des gens qui vivent au grand air, son teint était pâle ou plutôt jaunâtre avec une légère teinte bleue auteur des yeux. Ses mains étaient gonflées et livides comme celles des hydropiques. Il était encore somnolent et pouvait à peine ouvrir les yeux. À peine aussi réussissait-il à se tenir debout sans chanceler et sans bâiller.

— N’as-tu pas honte, commença Nekhlioudov, — de dormir au milieu du jour, quand tu as ta cour à reconstruire, quand tu manques de pain !

Davidka était revenu à lui et comprenait enfin qu’il avait le barine devant lui ; il joignit les mains sur son ventre, baissa la tête en la penchant un peu et ne bougea pas. L’expression de son visage et son attitude semblaient dire : « Je sais, je sais. Ce n’est pas la première fois que j’entends cela… Eh bien ! battez-moi donc, si cela est nécessaire, je le supporterai. »

Le moujik semblait désirer que le barine cessât de parler, le battît au plus tôt, le frappât sur la joue, mais le laissât ensuite tranquille.

S’étant aperçu que Davidka ne le comprenait point, Nekhlioudov essaya par plusieurs questions de faire sortir le moujik de ce mutisme qui ne décelait qu’une soumission patiente.

— Pourquoi donc m’as-tu demandé du bois, puisque voilà un grand mois qu’il y en a ici sans que tu t’en sois servi… Eh ?

Davidka ne bougea ni ne répondit.

— Eh bien, réponds donc !

Davidka poussa un sourd mugissement et ses cils blancs s’agitèrent lentement.

— Il faut travailler, mon frère. Si tu ne travailles pas, que t’arrivera-t-il ? Voilà que tu manques de pain, à présent. Tout cela, pourquoi ? Parce que ta terre est mal labourée, la semence n’y a pas été déposée au bon moment. Tout cela, par paresse… Tu me demandes du pain. Soit, je t’en donnerai, car on ne peut pas te laisser mourir de faim. Mais cela ne devrait pas se faire. Quel pain te donnerai-je ? Qu’en penses-tu ? À qui est-il ? Réponds donc ! À qui est le pain que je te donnerai ?

— Au seigneur, murmura Davidka en levant sur le barine ses yeux timides et interrogateurs.

— Et ce pain du seigneur, d’où vient-il ?… Juge toi-même : Qui a labouré, semé, récolté ? Des moujiks, n’est-ce pas ! Eh bien, vois-tu ! s’il faut donner le pain du seigneur aux moujiks, il revient plutôt à ceux qui ont travaillé davantage… Tandis que toi, tu as travaillé le moins. On se plaint de toi, et pourtant tu demandes plus que les autres… Pourquoi, alors, te donner, à toi, et non aux autres ? Si tout le monde s’amusait comme toi à rester sur le flanc, nous serions tous de morts de faim depuis longtemps. Il faut travailler, mon frère… Ce n’est pas bien d’agir comme tu le fais ; entends-tu, David ?

— J’entends, dit le paysan entre ses dents.


X


En ce moment, une tête de paysanne se montra à la fenêtre. C’était la mère de Davidka, une femme d’une cinquantaine d’années, encore fraîche et alerte, qui rentrait avec une pièce de toile sur l’épaule. Son visage, sillonné de rides, n’était pas régulier ; mais son nez ferme et droit, ses lèvres minces et serrées, ses yeux gris, très vifs, décelaient l’intelligence et l’énergie. Ses larges épaules anguleuses, sa poitrine plate, ses bras secs et nerveux et le développement des muscles de ses pieds noirs et nus témoignaient qu’elle avait depuis longtemps cessé d’être une femme pour n’être plus qu’un instrument de travail.

Elle entra vivement dans l’izba, ferma la porte, étira sa jupe et regarda son fils avec colère. Nekhlioudov ouvrit la bouche pour lui parler, mais elle se détourna et se mit à faire des signes de croix devant un icône de bois noir dissimulé derrière le métier à tisser. Sa prière terminée, elle arrangea le crasseux foulard à carreaux qui retenait ses cheveux et salua très bas le barine.

— Je te souhaite un bon dimanche, Excellence. Que Dieu te sauve, ô toi, notre père !

L’embarras de Davidka avait augmenté à la vue de sa mère ; il courbe davantage le dos et inclina plus encore son front.

— Merci, Arina, répondit Nekhlioudov. Je parlais précisément de votre ménage à ton fils.

Arina, ou, comme on l’appelait quand elle était jeune fille, Arichka Bourlak[20], appuya sa joue sur son poing droit et, de sa main gauche soutenant son coude droit, interrompit le barine d’une voix bruyante et sèche qui emplissait l’izba, si bien que, du dehors, on aurait pu croire que plusieurs babas y criaient à la fois.

— Quoi ! mon petit père ! Tu raisonnes avec lui ! C’est inutile… Il ne sait même pas parler comme un homme… Vois, il se tient comme un idiot, fit-elle en montrant au barine le personnage massif et piteux de Davidka. Mon ménage ! Mon petit père, Votre excellence, mais nous n’avons rien. Il n’y a pas plus pauvre que nous dans tout le village… Nous ne pouvons rien faire, ni pour nous ni pour le barine… C’est une honte !… Et tout cela par sa faute. Nous l’avons mis au monde et nous l’avons nourri, nous étions impatients de le voir grandir et devenir un homme, et le voilà, le désiré… Il mange bien le pain ; mais, du travail, on en a de lui autant que de ces poutres pourries. Il ne sait que dormir sur le poêle, ou se tenir debout, occupé comme maintenant à gratter sa tête d’imbécile, déclara-t-elle en imitant son fils. — Peut-être, mon petit père, pourras-tu, toi, lui faire peur. Je te le demande pour l’amour de Dieu. Punis-le, envoie-le à l’armée. Au moins, ce sera tout à fait fini. Je n’ai plus la force de lutter contre lui, voilà !

— Eh bien, n’as-tu pas honte, Davidka, de faire parler ta mère ainsi ! fit Nekhlioudov au moujik d’un ton de reproche.

Davidka se tenait coi.

— Je comprendrais encore cela s’il était malade, reprit Arina avec une grande vivacité de paroles et de gestes. Au contraire, à le voir, on le prendrait pour un pourceau engraissé. Il peut donc travailler. Eh bien non, il est là comme un fainéant qui ne sait que rester étendu sur le poêle… Quand il se met au travail, mieux vaut que mes yeux ne le voient pas. Il se lève, se remue, et si lentement, dit-elle en traînant les mots et en balançant gauchement les épaules pour imiter son fils. — Aujourd’hui, le vieux est allé chercher lui-même du bois dans la forêt ; il avait dit à son fils de creuser des trous… Vois, il n’a pas même pris la pelle.

Elle se tut un instant.

— Qu’il me rend malheureuse !… Orpheline que je suis !… s’écria-t-elle tout à coup.

Et se rapprochant de son fils, elle s’écria, avec un geste menaçant vers la face bouffie de Davidka :

— Voyez ce groin ! Dieu me pardonne !

Elle se détourne en signe de mépris, cracha et, les larmes aux yeux, dit au barine :

— Toujours seule, notre nourricier… Mon vieux est malade, épuisé par l’âge, et je suis toujours seule à travailler. Une pierre n’y résisterait pas. Si au moins j’en mourais, ce serait fini… Il m’a laissée, ce vaurien… Ah ! notre père, je suis à bout de forces ; ma bru est tombée à la peine…

— Comment, tombée ? demanda Nekhlioudov d’un air méfiant.

— Oui, à la suite d’un effort, notre nourricier… Dieu m’est témoin que je dis la vérité, poursuivit-elle en changeant de ton.

— Son irritation était tombée et faisait place à une plainte dolente.

— C’était une bonne baba, fraîche et jeune. Quand elle était chez son père, elle était bien soignée et ne connaissait pas le besoin. Mais, chez nous, elle devait travailler à la corvée, et à la maison, et partout. Elle et moi étions les seuls travailleurs dans le ménage. Moi, cela ne fait rien, j’y suis habituée ; mais elle était enceinte et travaillait quand même plus qu’il ne l’eût fallu. Et, alors, elle est tombée, la pauvre femme ! Pendant l’été, à la fête de Saint-Pierre, elle accoucha d’un garçon, pour son malheur : il n’y avait pas de pain à la maison, mon petit père !… Le travail pressait, elle dut le faire ; alors son sein se tarit. Nous n’avions pas de vache. Chez nous autres, pauvres moujiks, comment nourrir un enfant au biberon ?… Les bêtises des babas, cela se comprend : elle se chagrinait de voir ainsi souffrir son premier né. Quand il est mort, elle a pleuré, pleuré ce malheur ; elle gémissait, gémissait… mais la peine et le travail rendaient la peine plus poignante encore. Chaque jour, elle s’affaiblissait davantage, et à la fin de l’été, vers la fête de Pokrov, elle mourut… C’est lui qui l’a tuée, le vaurien ! s’écria-t-elle avec un violent désespoir en désignant son fils. — Je voudrais te demander quelque chose, Votre Excellence, reprit-elle après un court silence, en baissant les yeux et en saluant le barine.

— Quoi ? demanda Nekhlioudov distraitement, car il était encore ému du récit que venait de lui faire la vieille femme.

— Il est encore jeune, et moi, quel travail peut-on encore attendre de moi ? Je suis vivante aujourd’hui, mais je puis mourir demain. Il ne peut pas rester sans femme ; il ne serait pas un moujik. Songe donc à nous, notre père.

— C’est-à-dire que tu veux le marier. Eh bien, c’est une bonne idée.

— Fais-nous cette grâce… Tu es notre père et notre mère.

La baba fit un signe à son fils. Ils tombèrent tous deux aux pieds du barine.

— Pourquoi me salues-tu jusqu’à terre ? dit Nekhlioudov avec impatience, en soulevant la baba pour l’aider à se relever. Tu sais bien que je n’aime pas cela… Marie ton fils, j’en serai très content, si tu as une jeune fille en vue.

La vieille se leva et de sa manche essuya ses yeux secs. Davidka l’imita en frottant ses paupières de son poing enflé. Il reprit son attitude patiente et soumise pour écouter ce qu’allait dire sa mère.

— Des jeunes filles ! Comment donc ! Oui, il y en a… Ainsi, Vassioutka, de Mikhey, est une jeune fille qui nous conviendrait, mais elle ne se décidera pas sans ta volonté.

— Elle ne consent pas ?

— Non, mon nourricier.

— Qu’y faire, alors ! Je ne puis pas la contraindre. Cherchez-en une autre, sinon ici, dans un autre village. Je l’achèterai si elle consent à épouser ton fils. Mais la contraindre, cela ne se peut pas. Il n’existe pas une loi pour cela. Puis ce serait un péché grave.

— Eh ! eh ! nourricier ! Qui donc, connaissant notre vie et notre pauvreté, viendra chez nous volontairement ?… Une veuve de soldat elle-même ne voudrait pas se charger d’un tel embarras. Quel moujik nous donnerait sa fille ? La plus désespérée ne voudrait pas… Nous sommes la pauvreté même. « On a fait mourir l’autre de faim », dirait-on, « on en fera autant de notre fille… » Mon Dieu ! qui voudrait de nous ! Juge toi-même, Votre Excellence, fit la vieille en hochant la tête d’un air de doute.

— Que puis-je en ce cas ?

— Songe donc à nous, dit Arina d’un ton pressant.

— Comment puis-je y songer ? Je ne puis rien faire.

— Qui donc, alors, songera à nous, si ce n’est toi, fit la baba, triste et perplexe, en baissant la tête.

— Vous avez demandé du pain, je donnerai des ordres pour que vous en receviez, fit le barine après un court silence pendant lequel Arine et Davidka poussaient alternativement des soupirs.

Nekhlioudov sortit de l’izba. La mère et le fils le suivirent jusqu’au dehors en le saluant.


XI


— Ô sort d’orphelin ! gémissait Arina en soupirant péniblement. Et, s’arrêtant, elle regarda son fils avec colère.

Davidka se détourne aussitôt et, d’un mouvement lourd, posant son gros pied sur le seuil, disparut dans l’izba.

— Que vais-je faire de lui, mon père ? continua la baba, en s’adressant au barine. Tu as vu toi-même comment il est. Il n’a pourtant pas un mauvais caractère, il ne s’enivre pas, c’est un moujik paisible qui ne ferait pas de mal à un enfant. Ce serait péché de dire le contraire. Mais Dieu sait pourquoi, il semble vouloir se faire du mal à lui-même. Il en est très fâché. Me croiras-tu, mon petit père ? Mon cœur saigne à voir son chagrin. Tel qu’il est, il est toujours mon enfant ; c’est mon ventre qui l’a porté. Oh ! que je le plains ! On ne peut pas dire qu’il va contre ma volonté, celle de son père ou des autorités. Non. C’est un moujik craintif comme un enfant… Comment pourrait-il rester veuf ? Pense donc, notre nourricier, répétait-elle, désireuse d’effacer la mauvaise impression que la réprimande à son fils avait pu produire sur le barine.

— Moi, petit père, Votre Excellence, continua-t-elle à voix basse et d’un ton de confidence, j’ai cherché à comprendre pourquoi il est ainsi. Sûrement, de mauvaises gens l’ont ensorcelé.

Elle garda quelques instants le silence.

— Si on trouvait quelqu’un pour le guérir ?

— Quelles sottises me dis-tu là, Arina ? On ne peut pas ensorceler un homme.

— Eh ! mon père, on l’a certainement ensorcelé, à tel point que de sa vie il ne pourra redevenir un homme. Il y a beaucoup de méchants sur la terre. Par méchanceté, on aura retiré une poignée de terre à l’endroit où il avait marché… ou bien, autre chose… Et voilà un homme perdu pour toute sa vie… J’y songe… Si j’allais chez Doundouk, le vieux qui demeure à Vorobiovka !… Il connaît certaines paroles et certaines herbes ; il sait conjurer le sort… Peut-être m’aidera-t-il. Peut-être me le guérira-t-il ?

« Voilà bien la pauvreté et l’ignorance », pensait le barine. Et, la tête tristement baissée, il descendit la rue à grands pas. Que puis-je faire pour lui ?… Le laisser dans cette situation, impossible. Pour moi, pour l’exemple à donner aux autres, pour lui-même, c’est impossible… Je ne puis le voir plus longtemps. Mais comment le changer ? Il lasse les meilleures intentions. Si pourtant on ne les transforme pas, ces moujiks, mes rêves ne se réaliseront jamais », se disait-il avec un dépit mêlé de colère à l’idée que ses projets étaient constamment entravés. « Le déporter, comme me le conseille Yakov, s’il continue à vouloir se faire du mal à lui-même, ou le porter comme soldat… Oui, je me débarrasserai de lui et le remplacerai au moins par un bon moujik. »

Il caressait cette pensée avec un certain plaisir ; mais, en même temps, sa conscience lui disait vaguement qu’il pensait seulement par un côté de son esprit et que ce n’était pas tout à fait bien ainsi. Il s’arrêta : « À quoi pensé-je, là » ? se dit-il. « Le faire soldat ! le déporter ! et pourquoi ? C’est un bon garçon, meilleur peut-être que beaucoup d’autres… Si je l’affranchissais ! » songeait-il en élargissant le cercle de ses réflexions. « Non, ce serait injuste et impossible ».

Tout à coup une idée lui vint, qui le rasséréna, car il souriait comme un homme qui a résolu un problème difficile. « Je le prendrai comme dvorovi et je le surveillerai moi-même. Par la douceur et la persuasion, en choisissant bien ses occupations, je lui apprendrai à travailler et je le corrigerai ».


XII


« Voilà ce que je ferai », se dit Nekhlioudov avec joie. Et, se rappelant qu’il avait à voir le riche moujik Doutlov, il se dirigea vers une grande izba, ornée de deux cheminées, qui occupait le centre du village. Chemin faisant, il rencontra, près d’une izba voisine de celle de Doutlov, une grande baba d’une quarantaine d’années qui venait au devant de lui.

— Je te souhaite un bon dimanche, mon petit père, lui dit la baba, qui n’avait pas l’air intimidée.

S’étant arrêtée devant le jeune barine, elle s’inclina et sourit joyeusement.

— Bonjour, nourrice, répondit Nekhlioudov. — Comment te portes-tu ?… Je vais chez ton voisin.

— C’est bien, petit père, Votre Excellence ; c’est une bonne chose… Mais pourquoi n’entrez-vous pas chez nous. Mon vieux en serait très content.

— Eh bien, allons-y, nous causerons, nourrice… C’est ton izba ?

— Oui, petit père, c’est elle.

Et prenant les devants, la nourrice entra en courant dans l’izba.

Nekhlioudov la suivit et s’arrêta dans le vestibule où il s’assit sur un tonneau. Il prit une cigarette et l’alluma.

— Il fait trop chaud là, restons plutôt ici, répondit-il à la nourrice, qui l’invitait à entrer dans l’izba.

Cette femme était encore jeune, belle et fraîche. Dans ses traits et surtout dans ses yeux noirs on lisait une grande ressemblance avec le barine. Elle croisa les bras, fixa le barine dans les yeux et, remuant la tête avec une flexion gracieuse du cou, elle dit :

— Et pourquoi, petit père, daignez-vous rendre une visite à Doutlov ?

— Je veux lui louer une trentaine de déciatines[21] de terre et acheter avec lui une forêt… Il a de l’argent, Doutlov. Pourquoi cet argent reste-t-il sans emploi ? Qu’en penses-tu, nourrice ?

— Eh bien, cela va sans dire, petit père… Les Doutlov sont riches. Ils sont peut-être les premiers moujiks du village, répondit la nourrice en hochant la tête. Ils ont beaucoup de chevaux, sans compter les poulains. Ils ont au moins six troïkas[22]… Et du bétail : des vaches et des moutons ! Quand on emmène les bêtes des champs, voit-on s’en engouffrer sous le portail ! Et des abeilles ! Ils ont peut-être deux cents ruches, si ce n’est plus… Ils sont riches, ces moujiks ; ils doivent en avoir, de l’argent.

— Crois-tu qu’ils soient réellement aussi riches ? demanda le barine.

— On dit qu’il en a beaucoup ; mais c’est peut-être par méchanceté. Lui ne s’en vante pas ; il n’en parle même pas à ses fils. Pourtant il doit en avoir. Pourquoi ne s’occuperait-il pas de cette forêt ? Peut-être craindrait-il qu’on apprît ainsi qu’il a beaucoup d’argent. Il y a cinq ans, il a eu une affaire de prairie achetée en commun avec Schkalik, le dvornik… Mais ce Schkalik l’a trompé. Doutlov y a perdu trois cents roubles et, depuis cette affaire, il ne risque plus son argent… Ah ! il n’y pas à dire : c’est un véritable propriétaire. Il est riche et tout lui réussit, au point que les gens s’en étonnent… Ainsi, du grain, des chevaux, du bétail, des abeilles… Il a de la chance jusque dans ses enfants. Les voilà tous mariés à présent. Il leur choisissait d’abord des jeunes filles de l’endroit. Mais, il a quelque temps, il a marié Iliouchka[23] à une jeune fille qu’il a rachetée lui-même. Eh bien ! elle fait tout de même une bonne baba.

— Vivent-ils en paix ?

— Quand il y a une tête à la maison, cela va toujours bien.

La nourrice resta quelques instants silencieuse.

— Mais on dit maintenant que le vieux veut mettre Karp, son fils aîné, à la tête de la maison, afin de ne plus s’occuper que de ses abeilles. Karp est certainement un bon moujik ; il est sage et ordonné, mais il y a loin de lui au vieux. Ce n’est plus la même tête.

— Eh bien, peut-être Karp voudra-t-il, lui, faire l’affaire des terres et de la forêt, fit le jeune barine désireux d’apprendre de la nourrice tout ce qu’elle savait sur son voisin.

— C’est peu probable, petit père, répondit la nourrice. Le vieux n’a pas donné son argent à son fils. Tant qu’il vivra, l’argent ne sortira pas de son coffre.

— Le vieux ne consentirait pas ?

— Il aura peur.

— De quoi donc aura-t-il peur ?

— Comment veux-tu qu’un moujik avoue à son barine qu’il a de l’argent ! Qui sait ! Les hasards sont si grands ! Il peut le perdre, cet argent. Ainsi, il a fait des affaires avec le dvornik et il n’a pas réussi. Ne pouvant aller en justice, son argent a été perdu. À plus forte raison, ne pourrait-il plaider contre un pomestchik. Là, certainement, il n’y aurait rien à faire.

— Oui, c’est vrai, dit Nekhlioudov en rougissant. — Adieu, nourrice.

— Adieu, petit père, Votre Excellence. Je vous remercie de votre visite.


XIII


« Ne ferais-je pas mieux de rentrer chez moi ? » pensait Nekhlioudov en s’approchant de la porte de Doutlov. Il se sentait sous le poids d’une tristesse indéfinissable et d’une réelle fatigue morale.

Mais, à ce moment, la porte charretière de bois neuf s’ouvrit devant lui en grinçant, et un beau garçon rose et blond d’environ dix-huit ans, vêtu comme un yamstchik[24], apparut conduisant une troïka de chevaux aux énormes jambes. Les animaux étaient tout en sueur. D’un mouvement de tête, le jeune homme rejeta ses cheveux en arrière.

— Ton père est-il à la maison, Ilia ? lui demanda Nekhlioudov.

— Il est à ses ruches, derrière la cour, répondit le jeune homme.

« Non ; je ne puis pas y renoncer. Je vais lui faire la proposition et tenter tout ce que je pourrai, » se dit le barine. Et après s’être rangé pour laisser sortir les chevaux, il entra dans la vaste cour des Doutlov.

Le fumier avait été récemment enlevé ; la terre était noire et humide et, çà et là, des brins étaient disséminés jusqu’à la porte charretière. Sous un auvent, plusieurs charrettes, des araires, des traîneaux, des tonneaux, des instruments de culture étaient rangés avec ordre. À l’ombre des piliers, des pigeons voletaient et roucoulaient. L’air était imprégné d’une odeur de goudron et de fumier. Dans un coin, Karp et Ignat réparaient le siège d’une grande charrette solidement garnie de ferrures. Les trois fils de Doutlov avaient presque le même visage. Le cadet, Ilia, que Nekhlioudov avait rencontré à la porte, était imberbe, moins grand, plus rose et mieux vêtu que ses aînés. Le second, Ignat, était plus brun et de taille plus élevée. Il portait une barbiche en pointe et, quoique chaussé de bottes, vêtu d’une chemise de yamstchikh et coiffé d’un chapeau de feutre, il n’avait pas la désinvolture de son frère cadet. L’aîné, Karp, était plus grand qu’Ignat. Avec ses laptis, son vieux caftan, sa chemise très simple de moujik et sa grande barbe rousse, il avait l’air beaucoup plus sérieux, presque morne.

— Ordonnez-vous que mon père vienne, Votre Excellence ? demanda Karp en s’approchant du barine qu’il salua gauchement.

— Non, j’irai moi-même au rucher. Je veux voir comment il s’y occupe. Viens, j’ai à causer un peu avec toi, fit Nekhlioudov en s’éloignant un peu pour qu’Ignat ne pût entendre ce qu’il avait à dire à Karp.

L’attitude assurée et quelque peu orgueilleuse du jeune moujik et les renseignements que lui avait donnés sa nourrice, faisaient hésiter le barine. Il se sentait embarrassé comme s’il avait eu une faute à avouer et croyait être plus à l’aise pour formuler sa proposition à l’un des deux frères sans que l’autre l’entendît.

Karp parut étonné que le barine voulût le prendre à l’écart ; néanmoins, il le suivit.

— Voici ce qu’il y a, dit Nekhlioudov d’un ton hésitant. Je voulais te demander si vous avez beaucoup de chevaux.

— Nous en avons cinq troïkas… Nous avons aussi des poulains, répondit Karp avec insouciance.

— Tes frères conduisent la poste ?

— Oui, nous conduisons la poste avec trois troïkas et Iliouchka est voiturier. Il vient de rentrer.

— Est-ce que cela vous rapporte ? Combien gagnez-vous à cela ?

— Eh ! quel gain, Votre Excellence ? C’est déjà beau que nous ayons de quoi manger avec nos chevaux.

— Pourquoi ne feriez-vous pas autre chose ? Ne pourriez-vous acheter une forêt ? ou bien louer de la terre ?

— Certainement, votre Excellence, on pourrait louer de la terre si une occasion se présentait.

— Eh bien, voici ce que je voudrais vous proposer : au lieu de faire le métier de voituriers, qui ne suffit qu’à vous nourrir, louez-moi donc une terre d’une trentaine de déciatines. Je vous donnerai toutes les parcelles qui se trouvent derrière Sapovo. Vous aurez alors une assez belle propriété.

Nekhlioudov, entraîné par son projet de ferme, auquel il avait maintes fois réfléchi, se mit sans hésitation à expliquer au jeune moujik l’idée dont il était possédé : créer une ferme de moujiks. Karp écoutait attentivement le barine. Celui-ci, quand il eut fini, regarda le jeune homme, attendant une réponse.

— Nous sommes très contents de votre bienveillance, fit Karp. Il n’y a certainement rien de mauvais dans cette proposition. Il convient mieux au moujik de travailler la terre que de manier le knout. Travailler chez des étrangers et voir une grande quantité de gens, cela nous gâte, nous autres. Rien ne vaut la terre pour un moujik.

— Alors, qu’en penses-tu ?

— Mais, tant que mon père vit, je n’en puis rien penser, Votre Excellence. Je dois faire sa volonté.

— Conduis-moi donc au rucher. Je veux lui parler.

— Daignez passer par ici, dit Karp.

Il ouvrit la porte qui conduisait au rucher, s’effaça pour y laisser passer le barine, la referma et revint silencieusement reprendre son travail auprès d’Ignat.


XIV


Nekhlioudov se courba et franchit la porte basse. Le rucher était un petit enclos palissadé, où les ruches étaient symétriquement installées. Çà et là, une abeille enivrée aux chauds rayons d’un soleil d’été tournoyait autour d’une ruche. Un petit sentier battu conduisait de la porte à une petite niche en bois posée sur un socle et dans laquelle une petite icône ornée de métal étincelait au soleil. Quelques jeunes tilleuls ombrageaient de leurs branches frisées les toits de paille de la cour voisine et balançaient leur feuillage d’un vert tendre, leur murmure imperceptible se mêlait au bourdonnement sourd des abeilles. Près du hangar entouré de tilleuls, le crâne chauve du vieux Doutlov luisait au soleil. Ayant entendu le grincement de la petite porte, le vieillard se retourna, essuya du pan de sa blouse la sueur qui inondait son visage tanné par le soleil, et vint à la rencontre du barine en ébauchant un timide sourire.

Tout dans ce rucher semblait léger, joyeux, doux, transparent. Ce petit vieillard courbé, aux rides en rayons autour des yeux, aux pieds nus dans de grands souliers, avait un air si bonhomme, si content, si accueillant que Nekhlioudov en oublia toutes ses mauvaises impressions de la matinée pour ne plus songer qu’à la réalisation de son rêve. Il voyait déjà tous ses paysans aussi riches et aussi bons que le vieux Doutlov : déjà tout le monde lui souriait de la même manière, avenants et satisfaits, car c’était à lui seul que tous devaient la richesse et le bonheur.

— Ne voulez-vous pas un masque, Votre Excellence ? Les abeilles sont méchantes en ce moment ; elles piquent, dit le vieillard en tendant au barine son sac de toile très sale. — Moi les abeilles me connaissent, elles ne me quittent pas, ajouta-t-il avec le sourire affable qui éclairait sans cesse son visage basané.

— Alors, je n’en ai pas besoin non plus… Eh bien ! tes abeilles travaillent-elles, demanda Nekhlioudov en souriant à son tour.

— Elles viennent seulement de commencer comme il faut, petit père Mitri Mikholaïevitch[25], répondit le vieillard, qui témoignait sa sympathie au jeune homme en l’appelant par son nom et celui de son père. Le printemps a été froid, comme vous le savez.

— Oui, j’ai lu dans un livre, commença Nekhlioudov en chassant une abeille qui s’était posée sur ses cheveux, j’ai lu que si la cire est posée droite dans le rayon, l’abeille produit plus tôt et mieux. Pour cela, on fait des ruches en planches…

— N’agitez pas vos mains, ce sera pis, dit le vieillard. Voulez-vous que je vous donne un masque ?

Nekhlioudov souffrait, mais par une sorte d’amour-propre enfantin, il ne voulait pas en convenir. Il parlait au vieillard de la construction des ruches d’après ce qu’il en avait lu dans la Maison rustique. Il indiquait telles dispositions moyennant lesquelles, pensait-il, les abeilles pouvaient donner deux fois plus de miel. Mais une abeille le piqua au cou et il s’arrêta au milieu de son discours.

— C’est vrai, mon petit père Mitri Mikholaïevitoh, fit le vieux en regardant le barine avec une bienveillance toute paternelle, — il est vrai qu’on dit cela dans les livres. Seulement, comment peut-on faire comprendre à l’abeille qu’elle doit déposer sa cire ici, non là ? Elle fait à sa guise. Si vous daigniez regarder, ajouta-t-il en soulevant le chaume d’une ruche.

Nekhlioudov contempla l’intérieur de la ruche. Les parois étaient couvertes d’abeilles bourdonnantes qui circulaient dans les rayons disposés irrégulièrement et de biais. Le vieillard apprit au barine comment travaillent les abeilles.

Puis, il referma la ruche, et promenant sa main sur son cou, il recueillit quelques abeilles. Elles ne l’avaient pas piqué. En revanche, Nekhlioudov ne pouvait plus cacher son désir de s’éloigner des ruches. Il était déjà piqué en deux endroits et une nuée d’insectes tourbillonnait autour de sa tête.

— As-tu beaucoup de ruches ? demanda-t-il en reculant vers la porte d’entrée.

— Autant que Dieu le permet, répondit Doutlov avec son sourire. — Il ne faut pas les compter ; les abeilles n’aiment pas cela… Je voulais vous prier, Votre Excellence, reprit le vieillard en désignant un rucher plus pauvre que le sien et que la clôture de paille seule séparait, — je voulais vous prier de bien vouloir dire au moujik Ossip qu’il agit en mauvais voisin.

— Comment cela ?… Aïe ! mais elles piquent ! dit le barine en saisissant le loquet de la petite porte.

— Voici : Tous les ans, il envoie ses abeilles sur mes jeunes. Alors, les siennes m’enlèvent toute ma cire, fit le vieillard, sans remarquer l’agitation du barine.

— C’est bien… Après… Tout à l’heure, dit Nekhlioudov, incapable de supporter davantage les piqûres. Il franchit la petite porte en courant.

— Frottez-vous un peu avec de la terre, ce n’est rien ! cria le vieillard en suivant le barine dans la cour.

Le jeune homme frotta ses piqûres avec de la terre et, jetant un regard furtif sur Karp et Ignat, qui ne faisaient pas attention à lui, il rougit et fronça le sourcil.


XV


— J’ai à demander quelque chose à Votre Excellence pour mes enfants, dit le vieux Doutlov, comme s’il ne remarquait pas l’air mécontent du barine.

— Quoi ?

— Si votre bienveillance permettait à mes fils Iliouchka et Ignat de travailler hors du village, avec des troïkas, peut-être gagneraient-ils quelque chose… Ils vous payeraient une redevance.

— C’est précisément de cela que je voulais te parler, dit le barine ainsi ramené à son projet de ferme. Dis-moi, je te prie, est-ce donc plus lucratif de conduire des troïkas que de travailler la terre ?

— Certainement, Votre Excellence, dit Ilia. On n’a pas de quoi donner à manger aux chevaux à la maison.

— Bien… Que peux-tu gagner pendant un été ?

— Depuis le printemps, bien que le fourrage soit cher, nous sommes allés avec des marchandises à Kiev, à Koursk, puis à Moscou. Eh bien, sans compter ce que nous avons mangé, nous et nos chevaux, nous avons pu rapporter quinze roubles à la maison.

— Eh bien, Votre Excellence, fit le vieillard, — faites-nous donc l’honneur d’entrer dans notre izba. Vous n’y êtes pas venu depuis que nous y avons fêté notre installation.

Et il fit un signe à son fils.

Iliouchka courut à l’izba. Son père et Nekhlioudov l’y suivirent.


XVI


En entrant dans l’izba, le vieillard salua encore une fois le barine, et, essuyant un banc du pan de son caftan, il lui demanda avec son éternel sourire :

— De quoi vais-je vous faire honneur ?

L’izba, toute neuve et très vaste, était meublée de bancs et de couchettes de bois. La femme d’Ilia, une jeune paysanne maigre, à la physionomie rêveuse, était assise sur une couchette, balançant un berceau dans lequel dormait un enfant. Ce berceau était suspendu par des cordes attachées aux poutres du plafond. La femme de Karp, robuste baba aux joues rouges, dont les manches, retroussées au-dessus du coude, laissaient voir les bras musculeux et brûlés par le soleil, coupait des oignons dans une écuelle. Une autre baba, au visage marqué de petite vérole, se tenait près du poêle. Les traits tirés de cette femme et l’ampleur de sa taille indiquaient un état de grossesse assez avancé. On sentait, dans la pièce, la bonne odeur du pain fraîchement cuit. Deux petites têtes blondes, celles d’un gamin et d’une fillette, venus là en attendant le dîner, émergeaient d’une couchette et regardaient curieusement le barine.

Nekhlioudov, bien que satisfait de constater cette aisance, se sentait gêné des regards de ces babas et de ces enfants. Il s’assit sur le banc en rougissant.

— Donne-moi un morceau de pain chaud ; je l’aime beaucoup, fit-il.

Et il rougit davantage.

La femme de Karp coupa un gros morceau de pain et l’apporta sur une assiette au barine. Tous se taisaient ; le vieillard avait toujours son sourire bénin sur les lèvres.

« Pourquoi donc ai-je honte comme si je me sentais des torts envers eux ? » se demandait Nekhlioudov. « Pourquoi ne parlerais-je pas de mon projet de ferme ?… Quelle sottise ! »

Cependant, il se taisait.

— Eh bien, mon petit père Mitri Mikholaïevitch, fit tout à coup le vieux Doutlov, que décidez-vous au sujet de mes enfants ?

— Je te conseille de ne point les laisser voyager et de leur trouver de l’occupation ici… Sais-tu ce que je vais te proposer ? fit brusquement Nekhlioudov. Achète, de moitié avec moi, une partie des bois dans la forêt de l’État, puis de la terre…

— Comment cela, Votre Excellence ? Où prendrons-nous l’argent ?

— Eh ! c’est une toute petite partie… Deux cents roubles, par exemple, fit observer le barine.

Le vieux eut un sourire mécontent.

— Ce serait très bien si je les avais. Oui, pourquoi n’achèterais-je pas ? dit-il.

— Tu ne les as donc pas ? demanda le barine d’un ton de reproche.

— Oh ! mon petit père, Votre Excellence, répondit le vieillard avec tristesse en examinant la porte. — Je dois nourrir les miens avant de songer à acheter du bois.

— On dit que tu as de l’argent. Pourquoi le laisses-tu sans emploi ?

Doutlov parut très ému. Ses yeux brillaient et ses épaules étaient agitées d’un mouvement convulsif.

— Peut-être, ce sont de méchantes gens qui vous ont dit cela, fit-il d’une voix tremblante. Eh bien ! aussi vrai que vous croyez en Dieu, ajouta-t-il, de plus en plus agité et jetant les yeux sur l’icône, que je perde la vue, que je m’effondre sur place si je possède autre chose que les quinze roubles rapportés par Iliouchka… Et j’ai à payer l’impôt par âme, vous le savez bien… Puis la construction de l’izba en a mangé, de l’argent…

— C’est bien, c’est bien, dit le barine en se levant. Adieu, patron.


XVII


« Mon Dieu ! mon Dieu ! se disait Nekhlioudov en regagnant à grands pas la demeure seigneuriale, et en dépouillant d’une main distraite les arbustes qui étendaient leurs branches en travers des allées ombreuses de son jardin. Alors, tous mes rêves sur le but de ma vie étaient vains ! Pourquoi donc suis-je triste comme si j’étais mécontent de moi ? Je m’imaginais, au contraire, qu’une fois engagé dans la voie choisie par moi, j’éprouverais sans cesse la complète satisfaction morale que je ressentais le jour où ces idées se présentèrent pour la première fois à mon esprit. »

Et avec une promptitude et une lucidité extraordinaires, son imagination le rapporta un an en arrière, à l’heureux moment qu’elle venait d’évoquer.

Un jour, il s’était levé de grand matin, à l’heure où tout le monde était encore endormi, et, plein d’une fièvre juvénile, il était entré, sans but, dans le jardin, puis dans la forêt. Là, il s’était trouvé en face de la nature, alors en plein travail de germination. Longtemps, il avait erré sans pensée, souffrant seulement de ne pouvoir exprimer le sentiment qui l’oppressait. Tantôt, son imagination lui présentait la voluptueuse image d’une femme, avec tous les attraits de l’inconnu, et il lui semblait que c’était là l’objet de son désir inexprimé. Mais un sentiment supérieur lui disant : « Ce n’est pas cela », le contraignait à chercher un autre idéal. Tantôt, son esprit inexpérimenté et ardent s’élevait par degrés insensibles dans les sphères de l’abstraction et semblait découvrir les lois de l’existence des êtres. Et, avec une jouissance orgueilleuse, il s’arrêtait à ces pensées. Mais de nouveau un sentiment supérieur l’avertissait que « ce n’était pas cela » et le poussait à chercher ailleurs. Enfin, il s’étendit sous un arbre, sans pensée et sans désirs, comme il arrive toujours après un travail excessif, et se mit à contempler les légers et transparents nuages qui passaient au-dessus de lui dans le ciel profond, infini.

Tout à coup et sans cause apparente, ses yeux s’emplirent de larmes, et, Dieu sait par quelle voie, une pensée lui vint, qui s’empara de toute son âme. Cette pensée, à laquelle il s’attacha aussitôt avec joie, était celle-ci : l’amour et le bien sont la vérité et le bonheur, la seule vérité et le seul bonheur possibles au monde. Cette fois, la voix intérieure ne lui disait plus : « Ce n’est pas cela ! ce n’est pas cela ! » Il se leva et analysa sa pensée : « C’est bien cela ! c’est bien cela ! » répétait-il, plein d’allégresse, en comparant ses anciennes convictions avec la vérité nouvelle qu’il croyait avoir découverte. « Tout ce que je savais, tout ce en quoi j’avais foi, tout ce que j’aimais n’était que futilités », se disait-il. « L’amour et l’abnégation, voilà le seul bonheur qui ne dépende pas du hasard », se répétait-il en souriant. « Donc, pour être heureux, je dois faire le bien. » Et tout son avenir se présenta à lui, non plus d’une manière abstraite, mais sous une forme très réelle, celle de la vie de pomestchik.

Il voyait devant lui un immense champ d’activité pour toute son existence, qu’il consacrerait au bien et qui, par conséquent, lui donnerait le bonheur. « C’est ici que tu dois exercer ton activité. Ici, le champ est tout indiqué et tu as un devoir bien défini : Tu as des paysans. Et quelle tâche agréable ! Agir sur ces gens du peuple, si simples, si impressionnables, si neufs. Les débarrasser de leur pauvreté, leur donner l’aisance, leur transmettre cette instruction que, par bonheur, tu possèdes, corriger leurs vices engendrés par l’ignorance et la superstition, les développer moralement et leur apprendre à aimer le bien… Quel radieux avenir ! Et moi qui ferai tout cela en vue de mon propre bonheur et m’approcherai chaque jour davantage du but entrevu, je jouirai de leur reconnaissance. Merveilleux avenir ! Comment n’y ai-je pas songé plus tôt ! »

« Et puis, se disait-il encore, qui m’empêche, moi aussi, de trouver le bonheur dans l’amour d’une femme et la paix dans la vie de famille ? » Son imagination d’adolescent l’entraînait vers des perspectives plus séduisantes encore : « Moi et ma femme que j’aimerai, que j’aimerai comme jamais personne au monde n’aura aimé, nous vivrons au milieu de cette nature champêtre si tranquille et si poétique. Nous aurons des enfants, peut-être avec nous une vieille tante. Nous augmenterons notre amour mutuel de notre amour pour nos enfants ; sachant tous les deux que notre but est le bien, nous nous entr’aiderons à la poursuite de ce but. Je donnerai des ordres en maître, je secourrai avec équité, je bâtirai une ferme-modèle, je fonderai des caisses d’épargne et des ateliers. Elle, avec sa jolie petite tête et sa robe blanche si simple, relevée au-dessus de ses jolis petits pieds, elle visitera, à travers la boue, l’école des paysans, l’hôpital, les malheureux, et partout elle soulagera, elle consolera… Les enfants, les vieillards, les baba la vénéreront et la regarderont comme un ange envoyé par la Providence. Puis, au retour, elle me cachera qu’elle est allée chez un pauvre moujik à qui elle aura donné de l’argent ; mais je le saurai, moi ; je saurai tout. Et je la presserai dans mes bras, et je baiserai tendrement, longuement, ses beaux yeux, ses joues empourprées d’une rougeur pudique, ses lèvres souriantes et fraîches. »

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .


XVIII


« Où sont ces rêves ? » se demandait à présent le jeune homme, lassé par toutes les visites qu’il venait de faire. « Voilà déjà plus d’un an que je cherche le bonheur dans cette vie. Qu’ai-je trouvé ? Il est vrai que j’ai lieu parfois — cela, je le sens, — d’être content de moi, mais quel vide et que ce contentement est purement cérébral !… Non, à dire vrai, je ne suis pas content de moi. Je suis mécontent parce que je n’ai pas trouvé le bonheur ici ; et pourtant je désire, je désire passionnément le bonheur. Je n’ai éprouvé aucune joie et je me suis privé de tout ce qui aurait pu m’en procurer. Pourquoi ? À quoi bon ? Qui en a profité ?… Ma tante disait vrai : Il est plus facile de faire son propre bonheur que celui des autres… Mes moujiks sont-ils devenus plus riches ? Sont-ils instruits ? Leur être moral s’est-il développé ? Point. Eux ne s’en trouvent pas mieux ; et, à moi, la vie pèse tous les jours davantage. Si j’avais entrevu un succès quelconque à mon entreprise, si on s’était montré seulement reconnaissant de mes efforts… Mais, non, la routine, les vices, la méfiance, l’inertie subsistent, tandis que je gaspille en vain les meilleures années de ma vie. »

Tout à coup, sans savoir pourquoi, il se souvint avoir entendu dire par sa niania[26], que ses voisins l’appelaient « un enfant en retard ». Ils disaient aussi de lui qu’il n’avait plus beaucoup d’argent, que le moulin mécanique qu’il avait acheté ne faisait que siffler, aux grands éclats de rire des moujiks, sans rien moudre, et que l’on devait s’attendre, d’un jour à l’autre, à voir saisir ses biens, ses différentes entreprises l’ayant ruiné. La promenade dans la forêt lui revint à l’esprit, il revécut son rêve, puis sa vie d’étudiant à Moscou et ses conversations nocturnes dans sa chambre, à la lueur d’une bougie, avec l’ami de la seizième année. Pendant cinq heures consécutives, ensemble, ils lisaient d’ennuyeuses notes sur le droit civil ; puis, ce travail terminé, ils envoyaient chercher de quoi souper, se cotisaient pour acheter une bouteille de champagne et rêvaient tout haut à l’avenir qui les attendait. Comme ils se le représentaient tout autre, alors ! Ils entrevoyaient une existence heureuse, toute militante, et, par la route du succès, ils marchaient à leur propre perfectionnement, et, comme il leur semblait, vers le bien de tous — vers la gloire.

« Il y va ! Il marche à grands pas sur cette route ! » se disait Nekhlioudov, en songeant à son ami. « Et moi ! »

Il était en ce moment devant sa maison ; près du perron, se tenaient une douzaine de moujiks et de dvorovis attendant le barine pour lui présenter leurs requêtes. Il sortit de son rêve pour revenir à la réalité.

Dans la foule, une femme échevelée et ensanglantée se plaignait de son père qui avait voulu la tuer. Il y avait aussi deux frères qui, pendant deux ans, avaient partagé leurs biens de moujiks, mais qui, maintenant, se lançaient des regards haineux. Un dvorovi à cheveux gris, auquel son ivrognerie invétérée faisait trembler les mains, avait été amené là par son fils, las de sa conduite irrégulière ; une baba, que son mari avait chassée parce qu’elle n’avait pu travailler de tout le printemps, était assise près du perron et montrait son pied enflé, mal enveloppé d’un torchon sale…

Nekhlioudov, après avoir écouté les doléances des uns, donné des conseils aux autres, opéré des réconciliations, fait des promesses, se réfugia dans sa chambre, accablé sous le poids de la fatigue, de la honte, de son impuissance et de ses regrets.


XIX


La petite chambre occupée par Nekhlioudov était fort simplement meublée d’un vieux divan recouvert de cuir et garni de clous dorés, de quelques fauteuils assortis au divan, d’une table à jeu ouverte, avec incrustations et ornements de cuivre et sur laquelle des papiers étaient entassés. Entre les deux fenêtres était accroché un grand miroir dans un vieux cadre doré. Par terre, près de la table, des papiers, des livres, des notes étaient jetés pêle-mêle. Cette chambre en désordre n’avait pas de caractère et contrastait étrangement avec l’ameublement sévère des autres chambres de la vieille maison seigneuriale.

Nekhlioudov entra dans la chambre, jeta avec colère son chapeau sur la table, s’assit sur une chaise qui se trouvait devant le piano et baissa la tête.

— Est-ce que Votre Excellence veut déjeuner ? demanda une vieille servante ridée et maigre, en courbant sa haute taille devant son maître. Elle portait une robe de cotonnade, un grand châle et, sur la tête, un bonnet.

Nekhlioudov se tourna vers elle et lui dit, après un court silence :

— Non, je n’ai pas faim, niania.

Il se replongea dans sa rêverie. La niania hocha la tête d’un air mécontent et soupira.

— Eh ! mon petit père, Dmitri Nikolaïevitch, fit-elle. Pourquoi tant vous chagriner ? Il y a de pires chagrins que les vôtres… Et, tout passe, mon Dieu !

— Mais, je n’ai pas de chagrin… Où prends-tu que j’aie du chagrin, Malania Finoguénovna ? fit Nekhlioudov en s’efforçant de sourire.

— Comment, vous ne vous ennuyez pas !… Mais, ne vois-je pas clair ? dit la niania. Vous prenez tout à cœur et voulez trop faire par vous-même. Vous ne mangez presque rien. Est-ce bien cela ? Si encore vous alliez vous distraire à la ville ou chez les voisins ! Ce n’est point à votre âge qu’on doit se donner tant de soucis à propos de tout.

Et, tutoyant le barine, elle ajouta :

— Excuse-moi, mon petit père, je vais m’asseoir.

— Est-ce que les seigneurs agissent ainsi ? reprit-elle. Cela ne vaut rien. Tu te perds et tes paysans prennent des habitudes d’indépendance trop grandes. Vois comme ils sont : Ils n’apprécient même pas tes bienfaits, crois-moi. Si tu retournais chez ta tante ! elle au moins t’a écrit la vérité.

Ces réflexions de la niania avaient accru la tristesse de Nekhlioudov. Inconsciemment, sa main droite se leva de dessus son genou, et, paresseusement, alla frapper le clavier. Un accord se produisit, puis un second, puis un troisième… Nekhlioudov s’approcha alors tout à fait du piano, ôta son autre main de sa poche et se mit à jouer. Les accords qu’il plaquait étaient improvisés, irréguliers, souvent simples jusqu’à la banalité, ne dénotant, d’ailleurs, aucun talent musical. Telle quelle, cette occupation lui procurait une joie infinie, mélangée de tristesse cependant. À chaque nouvel accord, il attendait, le cœur serré, les sons qui devaient suivre et complétait ensuite l’improvisation. Il lui semblait alors entendre des mélodies par centaines, puis des chœurs, puis un orchestre, le tout en harmonie avec ses pensées. Son imagination surexcitée lui représentait, avec une netteté merveilleuse, les images les plus fantastiques, inextricablement enchevêtrées, de son passé et de son avenir.

Il voyait le profil enflé de Davidka le blanc, puis sa nourrice qui s’en allait, de village en village, recommandant aux moujiks de cacher leur argent aux pomestchiks. Et il répétait inconsciemment : « Oui, il faut cacher l’argent aux pomestchiks. » Il voyait ensuite sa blonde fiancée toute en larmes. Elle s’appuyait sur son épaule en poussant de profonds soupirs. C’était encore Tchouricenok qui regardait de ses yeux bleus si bons son fils unique au ventre énorme, cet enfant lui représentant non-seulement son fils, mais son aide, son sauveur. « Voilà de l’amour, » murmura Nekhlioudov. Il se rappela aussi la mère de Youkhvanka, et l’expression de patience et de mansuétude répandue sur les traits de cette vieille femme, en dépit de la dent qui la défigurait. « Elle a soixante-dix ans. Eh bien ! je suis probablement le premier qui ait fait cette remarque. C’est étrange ! »

Le jeune homme continuait à promener ses doigts au hasard sur le clavier. En écoutant les sons qu’il produisait, il se rappelait sa fuite du rucher, la figure de Karp et d’Ignat, qui n’osaient rire de lui et se détournaient pour ne rien laisser voir. Ce souvenir le fit rougir, il se retourna malgré lui vers la niania, toujours assise près de la porte. Elle le regardait, silencieuse, en hochant sa tête grise.

Nekhlioudov voyait encore une troïka de chevaux en sueur, conduite par Iliouchka, et, très nettement, la gracieuse silhouette du jeune moujik aux cheveux blonds et bouclés, aux petits yeux bleus et étincelants, au visage rose à peine estompé par un duvet clairsemé sur la lèvre et autour du menton. Il se rappela qu’Iliouchka avait émis la crainte qu’on ne lui laissât pas continuer son métier de voiturier, et les arguments mis en avant en faveur de ce métier qu’il aimait. Il aperçut la grande route humide, par un matin gris et brumeux ; et, lentement, s’avançant, une longue file de voitures lourdement chargées et couvertes de grandes toiles d’écorce, marquées d’énormes lettres noires ; les chevaux bien repus, aux jambes épaisses, faisaient sonner leurs grelots, tendant les cordes de l’attelage et tirant avec ensemble pour monter la côte. La poste venait à la rencontre de l’oboze[27] ; elle descendait la pente avec un grand bruit de clochettes dont l’écho se répercutait au loin dans la forêt, bordant les deux côtés de la route.

— Aïe ! aïe ! criait le yamstchik de devant d’une voix claire. Il était coiffé d’un chapeau de feutre orné d’une plaque et brandissait un knout au-dessus de sa tête. Il revoyait Karp avec sa barbe rousse, chaussé d’énormes bottes, marchant morne et lourd, à côté de la première voiture, la jolie tête d’Iliouchka émergeant de la seconde. Les trois troïkas de la poste, chargées de malles, passaient au galop avec un grand bruit de roues, de clochettes et de cris. Iliouchka cachait sa tête sous la toile d’écorce et s’endormait.

Il rêvait encore d’un beau soir d’été. La porte charretière de l’auberge s’ouvrait devant les troïkas poudreuses ; les voitures aux toiles d’écorce disparaissaient l’une après l’autre sous le porche, en faisant trépider la planche qui en facilitait l’accès. Iliouchka saluait joyeusement la patronne au visage blanc et rose, à la forte poitrine, qui lui demandait, en regardant le jeune homme avec ses yeux doux et brillants, s’ils venaient de loin et s’ils voulaient souper. Après avoir pris soin des chevaux, il entrait dans une izba pleine de monde où il faisait très chaud ; il se signait, s’attablait devant une écuelle de bois pleine de nourriture et causait joyeusement avec la patronne et les compagnons. Puis, c’était la couchée sous un beau ciel étoilé, qu’on apercevait de l’auvent où l’on s’était étendu sur un foin odorant, près des chevaux qui, piétinant, s’ébrouant, tiraient avec bruit leur provende du râtelier. Il se tournait alors vers l’Orient, faisait une trentaine de signes de croix sur sa large poitrine, et, rejetant ses cheveux en arrière, commençait sa prière.

Enfin, il s’enveloppait la tête de son caftan et s’endormait d’un sommeil profond et sain, comme s’endorment les hommes jeunes et robustes. Dans son rêve, il apercevait encore la ville de Kiev, ses saints et sa foule de pèlerins. Il voyait Romen et ses marchandises, Odessa et la lointaine mer bleue couverte de voiles blanches, Constantinople avec ses maisons dorées et ses turques aux poitrines blanches et aux sourcils noirs. Porté par des ailes invisibles, il volait, léger et libre, plus haut, toujours plus haut, voyant au-dessous de lui des villes en or inondées d’une lumière transparente, le ciel infini et ses myriades d’étoiles, la mer bleue et ses voiles blanches, et il savourait la joie de voler plus haut, toujours plus haut.

« Que c’est beau ! » murmura Nekhlioudov. Et cette pensée lui vint : « Pourquoi ne suis-je pas Iliouchka ! »

  1. Diminutif de Vassili.
  2. Diminutif d’Ivan.
  3. Diminutif de Dmitri.
  4. Seigneur rural.
  5. Réunion des chefs de famille d’un même village.
  6. Chaumières.
  7. Réunion des chefs de famille en plein air.
  8. Femme.
  9. Serfs attachés particulièrement au service du seigneur.
  10. Soupe aux choux.
  11. Cidre.
  12. Un demi-kopek, soit un peu plus d’un centime.
  13. Aubergiste.
  14. Impôt direct payé par le paysan russe.
  15. Grandes bottes de feutre.
  16. Diadème.
  17. Youkhvanka est le surnom d’Epiphan.
  18. Sarrasin.
  19. Pelisse en peau de mouton.
  20. Bourlak, Haleur sur la Volga.
  21. Une déciatine vaut un hectare environ.
  22. Attelage de trois chevaux.
  23. Diminutif d’Ilia : Élie.
  24. Cocher de poste.
  25. Dmitri Nikholaïevitch.
  26. Bonne d’enfants.
  27. File de voitures.