et Georges Spitzmuller
Le Matin (p. 91-92).

X

LES CUANGARIS

Et toujours flottante, la vague forme blanche transparente précédait le pionnier d’occasion.

Il songeait aux forêts enchantées, au génie de Vercingétorix qui l’accompagnait en la Bretagne sauvage, et dans les bois déserts des environs d’Alésia. Et il eut encore une chance : le mulâtre venait de reconnaître l’arbre du voyageur, ce bienfaisant végétal aux larges et épaisses feuilles dressées en gobelet et qui conserve en lui-même une eau fraîche et pure.

L’indigène y courut, perça une tige à sa base… et tous deux tendirent leurs lèvres sèches et brûlante.

Ah ! quel bienfait ! Un filet limpide coulait abondamment.

Georges, ravi, buvait à longs traits, rafraîchissant copieusement sa gorge aride. Puis, avec une joie non moindre, il procéda à ses ablutions.

Tout ragaillardi, il marcha plus allègrement.

Les traces de nombreux passages s’accentuaient. Des branches brisées, des fruits écrasés… enfin des douilles de cartouches jetées à terre.

Georges se baissa pour étudier le sol, et, quand il se releva, une dizaine de noirs, nus et grimaçants, l’entouraient.

D’où avaient-ils bondi ?

Ces sauvages, adroits et subtils à triompher des Européens, étaient réellement terrifiants.

L’officier de l’armée impériale d’Alaxa mit aussitôt en joue, tira deux coups, étendant dans l’herbe deux naturels, et voulut passer, mais un terrible lasso s’abattit sur lui en tournoyant, le paralysant, le réduisant à l’impuissance.

Il jeta un regard inquiet, comptant encore sur le secours de son guide, le mulâtre. Mais celui-ci avait disparu…

Le langage des nègres lui était parfaitement incompréhensible ; pourtant, le jeune homme devina qu’on l’emportait au village, parmi de grandes démonstrations de joie.

La vache sur laquelle on l’attacha trottait ainsi.que presque tous les boes-cavalhos de ce pays, ce qui n’avait rien d’agréable pour le malheureux, dont les reins étaient soumis à une rude épreuve.

Au bout d’une heure, on déboucha dans une clairière, où étaient élevées les tentes des sauvages. L’arrivée fut des plus bruyantes. Tous criaient, dansaient. Le village entier accourait voir la nouvelle capture.

Le prisonnier restait beaucoup moins ému qu’il n’eût pu le penser au premier abord.

Il se sentait bien en une situation critique, car tout laissait croire qu’il était tombé entre les mains des Cuangaris ; mais Georges comptait invariablement sur sa bonne étoile.

Il ne pouvait pas échouer. Il apercevait toujours devant lui son Esprit-Guide — et cela suffisait à le consoler.

On le déchargea comme un colis, on resserra encore ses liens ; mais à sa grande joie les sauvages n’eurent pas l’idée de le fouiller pour chercher son revolver et son poignard.

Ils se contentèrent de son sac, qu’ils éventrèrent, et de son fusil, qu’ils regardèrent avec une crainte superstitieuse.

Le jour baissait sensiblement, mais à cette distance de l’équateur, le crépuscule a encore une certaine durée. Aussi, Georges, couché sur le dos, pouvait-il quand même voir autour de lui dans un rayon assez étendu.

Un groupe bizarre attira de suite son attention. Au milieu des herbes où elles disparaissaient presque, il aperçut des formes immobiles… Des vêtements clairs tachaient l’ombre naissante.

Il ne pouvait faire un mouvement pour mieux voir, deviner qui était là. Ce n’étaient pas des nègres, pourtant ; les sauvages ne s’habillent pas ainsi… Seraient-ce des prisonniers comme lui ?

Alors, le jeune comte éleva la voix en français, bien sûr qu’aucun de ces noirs ne comprendrait une langue absolument inconnue dans la région.

— Qui est là ? cria-t-il, des prisonniers comme moi ?

L’effet fut magique.

Trois têtes se levèrent aussitôt… Trois voix crièrent :

— Ciel ! Qui êtes-vous ?

Georges ne put répondre tout d’abord. Une émotion inouïe venait de lui couper la respiration.

Il avait reconnu la voix claire, la voix de caresse et d’autorité de Roma…

Roma ici ?… Était-ce possible… Ne rêvait-il pas ?… Aurait-elle quitté la plantation de Michel Romalewsky ?… Était-elle perdue, elle aussi, dans la brousse infinie ?

Les nègres toujours gesticulant, hurlant, sautant, vinrent reprendre le comte sans ménagements et allèrent le jeter auprès des autres, prisonniers, ficelés comme lui.

Puis un cercle de femmes et d’enfants horribles, nus, avec des ventres difformes, comme en ont tous ces malheureux indigènes, vinrent les regarder curieusement, pendant que les hommes se livraient à des préparatifs des plus inquiétants.

Ils dressaient quatre poteaux, au milieu desquels ils rassemblaient un mas de branches et de feuilles sèches.

D’autres affutaient des flèches, taillaient des lanières dans des peaux de bêtes.

Maintenant, Georges distinguait… voyait ses compagnons de supplice…

Roma !… c’était bien Roma qui gisait à quelques pas de lui, drapée dans sa robe blanche, les mains et les pieds liés, elle aussi.

— Vous ! parvint à articuler le jeune homme… Vous retrouver dans une telle situation !

Une voix faible répondit :

— Qui donc me parle ? Je crois vous avoir entendu déjà, mais où ?

— À Paris… Je suis venu d’au-delà des mers pour vous joindre… Je suis Georges Iraschko.

— Georges ! Mais Boris l’a tué !… Au moment où mon âme va enfin se dégager du corps de souffrance qu’elle habite, l’âme de mon ami dévoué vient au-devant de moi.

— Oui, son âme d’abord, mais aussi son corps, avec sa force et son courage pour vous délivrer. Madame, nous nous sauverons !

— Hélas ! mon ami, mes compagnons et moi avons été capturés ce matin, au moment où nous venions de fuir la plantation des Romalewsky…

— Vous avez pu vous enfuir ?

— Oui, grâce au docteur Stéphan Worsky, qui nous a aidées, Hanna et moi, à rompre notre chaîne, à nous éloigner de nos prisons… Et maintenant, on nous destine à quelque fête sanguinaire, à quelque repas monstre, dont les Cuangaris sont coutumiers…

— Non, madame… Une lumineuse forme blanche que je prenais pour votre double, pour un fluide émanant de votre être psychique, m’a dirigé pour ainsi dire ici, auprès de vous.. Ce n’est pas pour mourir avec vous…

— Qui sait ?

— Monsieur, dit l’homme qui se trouvait de l’autre côté de Roma, se mêlant soudain à la conversation, je vois que vous êtes une victime comme nous. Je crois impossible de nous sauver, à moins d’un miracle.

— Je l’attends, monsieur, ce miracle, et avec une entière confiance.

— Je ne partage pas votre optimisme… Je ne m’effraie pas pour moi. Je saurai mourir. Mais ce qui m’épouvante, c’est le sort réservé aux malheureuses femmes qui sont là.

— Oh ! être impuissant, ligoté ! s’écria Georges avec rage.

— La torture nous attend, monsieur, reprit le docteur Stéphan Worsky, le voisin de Roma. Mais ce n’est pas le pis pour nos compagnes… Possédez-vous une arme ?

— Oui, j’ai un revolver chargé et un couteau.

— Il faudra trouver moyen de briser vos cordes pendant la nuit. Peut-être pourrai-je me glisser vers vous et avec mes dents vous aider. Ensuite, sans hésiter, et d’un seul coup, vous tuerez nos compagnes, pour leur éviter le sort affreux qui nous attend…

— Grand Dieu ! gémit Georges.

— Je vous en supplie, mon ami ! articula Roma faiblement.

— Par pitié, monsieur ! fit Hanna.

— Ne précipitons rien, peut-être le salut nous viendra-t-il au moment suprême. Nous avons encore la nuit devant nous, puisque les nègres cannibales et féroces ne font leurs sacrifices sanglants qu’au soleil.

— Oui, mais on commencera par nous, sans doute, au premier rayon… Vous voyez quelle urgence il y a de nous débarrasser mutuellement de la vie avant le jour.

— Tant qu’il y a le souffle il y a de l’espoir, répliqua Georges, ardemment convaincu, malgré tout.

— Peut-être auriez-vous raison d’espérer… si notre heure n’était venue, reprit Roma, d’une voix faible comme une voix d’enfant.

— Notre heure n’est pas venue, madame. Trop de joie vous attend, là-bas, d’où je viens, à travers tant de périls… Mais seriez-vous blessée ?… Votre voix paraît brisée ?

— Non… Seulement ces cordes m’entrent dans les chairs… et la soif me brûle.

Des larmes venaient aux yeux du jeune homme. Sa bien-aimée souffrait si près de lui, inerte, incapable du moindre effort.

Il se roulait avec colère sur l’herbe, essayant de délier ses bras, n’arrivant qu’à les meurtrir davantage.

Maintenant, la nuit était tout à fait tombée. Une lueur d’argent brillait là-haut. Les nègres faisaient rôtir une antilope devant un grand feu, dont le reflet arrivait jusqu’aux prisonniers, qui commençaient à souffrir du froid nocturne.

Quand les sauvages furent installés pour leur souper, Georges se mit à ramper vers le docteur Stéphan avec le plus de précautions possibles. C’était long, difficile, à cause de ses liens.

Soudain, une angoisse l’arrêta.

Une troupe arrivait au pas de course. La flamme montra une vingtaine de nègres, à la tête desquels s’en trouvait un autre, plus panaché de plumes et de colliers de verre, qui devait être le chef.

Les mangeurs firent place immédiatement aux nouveaux venus, et ce fut une discussion sans fin, des cris de joie, des gestes désignant les malheureux martyrs.

Le chef eut un rire féroce, saisit une torche et, avant de songer à manger, il se dirigea vers le groupe des Européens.

Ses pareils le suivaient en gambadant.

— Toi aller retrouver tes pères, fit-il à Georges en le poussant du pied. Nous, faire des flûtes avec les os de tes jambes.

Le comte Iraschko n’avait pas compris le langage moitié portugais, moitié nègre du sauvage. Mais il en devina le sens en voyant les rires horribles qui accueillirent la sinistre plaisanterie.

Alors le chef approcha sa torche du visage atrocement pâle de Roma.

Sa physionomie changea subitement. Il tendit sa torche à l’un de ses acolytes, s’agenouilla et se mit en devoir de couper avec un empressement adroit les cordes de fil de bananier qui liaient la jeune femme.

Celle-ci, surprise, remuait à peine :

— L’heure est donc venue ? soupira-t-elle. Dieu m’aidera.

Mais loin d’agir avec brusquerie, le chef nègre se montrait d’une attention et d’un respect extrêmes. Il caressait de ses doigts noueux les poignets meurtris de la jeune femme. Il se fit apporter de l’eau dans une calebasse, l’offrit aux lèvres de celle qu’il délivrait avec tant d’égards.

Roma but avec délices, puis, soulevant la tête de sa voisine avec ses pauvres mains enflées, elle lui présenta la coupe végétale.

Une angoisse horrible se lisait dans les yeux du docteur. Une confiance absolue dans ceux de Georges.

Roma, surprise, examinait son libérateur. Elle dit :

— Délie ma compagne, à présent.

L’homme hésita :

— Ta compagne pas sauvé moi. Toi avoir sauvé moi, toi avoir coupé cordes qui attachaient moi à l’arbre.

— Ah ! s’écria Roma stupéfaite, c’est toi que j’ai détaché. il y a quelques semaines, à la fin de l’hivernage, aux portes de la plantation ?

— Oui, moi. Je reconnais toi, blanche comme la fleur d’oranger, et moi veux sauver toi aujourd’hui.

— Alors, dit la jeune femme, puisque tu es content de me rendre la pareille, détache mes compagnons. Ils t’auraient sauvé, eux aussi, s’ils t’avaient vu comme je t’ai vu.

Le nègre secoua la tête :

— Moi détacherai la femme qui est avec toi, parce que toi sauvé la vie d’un homme et qu’un homme vaut bien deux femmes.

— C’est tout à fait juste, acquiesça Roma. Tu vas donc aussi détacher les deux hommes qui sont là, parce que deux hommes blancs peuvent payer un noir.

— Moi pas refuser à toi rien. Toi bonne, belle comme la lune… Seulement, je donnerai toi le jeune, pas l’autre, lui il a voulu tuer moi.

— Tu te trompes…

— Non. Moi avoir mené lui, lui avoir fait attacher moi pour faire manger moi par les bêtes féroces, la nuit…

— Ah ! l’animal ! gémit le docteur Worsky, c’est mon voleur, il me reconnaît. Je suis perdu, mes amis. Abandonnez-moi à mon triste sort et sauvez-vous. Mais, je vous en prie, tuez-moi avant.

— Nous vous enlèverons plutôt, fit Georges.

Les sauvages avaient maintenant la mine déconfite, mais aucun n’hésita à obéir au chef.

Celui-ci alla chercher des tranches d’antilope, qu’il déposa sur des feuilles devant Roma.

— Toi manger, après dormir. Le jour venu, moi te conduirai hors du territoire des Cuangaris.

— Avec mes compagnons, avec mes trois compagnons. Conduis-nous jusqu’à la frontière du Damara-Land, nous te donnerons après des armes, des colliers, de l’eau de feu (alcool).

— Moi veux toi contente. Si toi être noire, moi te vouloir pour femme.

« Grand merci de l’honneur ! » pensa Roma.

Les prisonniers mangeaient avec une évidente satisfaction, Fram aussi, qu’on venait de détacher à son tour (car il était là) et qui avait failli périr avec sa maîtresse.

Georges ne pouvait détacher ses regards du beau visage de Roma. Il baisait ses mains follement. Il avait des sanglots dans la gorge.

Roma, un peu réconfortée, demandait :

— Mais que s’est-il passé. Comment vivez-vous ?

— Dieu l’a voulu. Mes adversaires m’ont cru mort. J’étais en effet gravement blessé… Des moines m’ont rendu à la vie pour que je puisse accomplir près de vous la mission à laquelle la Providence me destinait… Mais vous, madame ?

— Moi, je vous l’ai dit, j’ai réussit à fuir enfin la geôle où j’agonisais depuis tant d’années ; je suis venue à bout de me souvenir, pas de tout, sans doute, mais assez pour comprendre le rôle odieux que jouaient mes bourreaux. À présent, je crois à l’avenir. Vous avoir retrouvé en de telles circonstances, mon fidèle ami, cela prouve une protection divine.

À regret, le sauvage avait délié le docteur, et bien malgré lui, c’était évident.

N’importe ! Stéphan Worsky profitait du bien-être de l’heure, partageant le souper et le repos qui suivit.