et Georges Spitzmuller
Le Matin (p. 92-94).

XI

LE CHEVALIER DE LA BROUSSE

Le lendemain, à l’aube, on se hâta de partir, de fuir ces lieux d’où l’on avait cru ne pas revenir. Le nègre voulut lui-même servir de guide à la petite troupe, sachant les dangers qu’il y avait encore à courir dans ce pays sauvage, avant d’arriver à la Baie des Tigres, où le Brise-Lames attendait Georges et les fugitifs.

L’Africain avait un tel désir d’être utile à Roma, sa bienfaitrice, qu’il paraissait en oublier ses rancunes contre le docteur Worsky — provisoirement, du moins. On eût pu voir pourtant luire dans son regard un éclair de haine et de férocité, lorsqu’il regardait le docteur, auquel il ne parlait jamais.

— Suivre moi sans varier, dit le guide noir à Roma, en la faisant monter sur un cheval ; moi pas vouloir perdre toi dans la molassa.

— Où nous mènes-tu ?

— Là-bas…

Il désignait du geste une large plaine où ondulaient de grandes plantes aquatiques. Des canards, des oies sauvages planaient au-dessus en tournoyant.

— Tu sais que nous voulons aller à la baie des Tigres ?…

— Moi mettre toi sur le chemin… Toi être tranquille, Bango jamais mentir…

Roma, en effet, ne doutait pas de la parole du chef Bango, ce chevalier de la brousse. Elle le sentait sincèrement reconnaissant et dévoué.

Et, très calme, elle remerciait à présent la Providence qui l’avait guidée vers le sauvetage de l’Africain, le soir de pluie torrentielle où, pendant la première accalmie, elle s’était sentie poussée à sortir de la villa Hélios.

Hanna la suivait, à cheval, elle aussi — comme chacun des voyageurs, auxquels on avait redonné leurs montures. Mais de l’épouvante récente, la fiancée de Yousouf restait affaiblie, craintive…

Moins aguerrie que Roma, l’âme moins haute, elle gardait une telle impression d’effroi que les paroles restaient figées dans sa gorge.

Sa pensée allait à Yousouf… à Yousouf qui aurait dû être à ses côtés, qui l’aurait rassurée, protégée, environnée de son touchant et vigilant amour, mais que le prince Michel avait envoyé en Europe, quelques jours avant la fuite de la plantation…

Il avait fallu obéir au maître, sous peine de voir tous les projets échouer.

Le docteur, remis de ses craintes de la nuit précédente, s’occupait d’observations scientifiques.

Fram gambadait joyeusement devant les chevaux.

Bango, le chef nègre, monté sur une vache boé-cavalho, dirigeait la petite troupe avec une connaissance parfaite des terrains, la brousse alternant avec des marécages invisibles à des yeux d’Européens.

— Comment devines-tu les terrains solides ? demanda Roma, car le sauvage affectait de ne comprendre qu’elle et ne répondait qu’à elle seule.

— Bango savoir terre dure quand pousse roucou, terre molle où monte kuroc.

— Montre-nous ces plantes, Bango.

D’un bond léger, le noir sauta de sa monture, cueillit une petite plante à tige rougeâtre, à fleurs blanches, sous laquelle pendait une sorte de petite baie verte :

— Roucou, dit-il.

Il cueillit à côté, en étendant le bras, un autre végétal dont la molle et sinueuse racine se brisa, après avoir filé sous la marne plus de deux mètres de long.

— Kuroc, désigna Bango. Où vit kuroc, homme pas marcher, homme enterré vif. Ou pousse roucou, homme courir aucun danger.

À ce moment, un incident troubla la caravane.

Fram, qui vagabondait à droite et à gauche, happant des moustiques, s’immobilisa tout à coup dans la vase. Il se mit à hurler lamentablement, faisant des efforts désespérés pour échapper à l’emprise de la molassa, le marécage redoutable et mortel qui s’étendait tout près du chemin suivi par la caravane.

La pauvre bête s’épuisait. Tous les encouragements étaient vains. Roma sauta à terre et allait s’élancer au secours de son chien, quand Georges, d’un bras vigoureux, la retint.

— Par grâce ! ne faites pas une telle imprudence !

Le chef, surpris de cette scène, comprenait mal qu’on pût songer à sauver un chien ; mais, tout de suite ému par les yeux attristés de celle qu’il vénérait, il déplia son lasso.

Un cercle rapide vint s’enrouler autour du corps de Fram. Une lente et sûre traction l’arracha peu à peu au supplice et il arriva pantelant, la langue pendante, épuisé, sur la toute petite chaussée étroite comme un gué où l’attendait la troupe des voyageurs.

Le guide l’attacha à sa selle, et force fut à l’indocile quadrupède de marcher dans la bonne voie.

Soudain, un son guttural sortit de la gorge du guide. Bango s’arrêta, sauta à terre, se pencha sur le sol, y colla son oreille, puis il se releva, inquiet :

— Nous poursuivis, dit-Il.

— Ciel ! s’écria Hanna épouvantée. Encore par des sauvages ?

— Non, blancs, accentua Bango.

— Comment le sais-tu ?

— Eux avoir chevaux rapides… Pas frères noirs.

— Les émissaires de Michel ! fit Roma. Bango, cache-nous. Tu dois savoir un endroit dans tes bois..

— Trotter vite, fit Bango. Mettre pieds chevaux dans pieds vache à moi… atteindre forêt.

Ils s’élancèrent, les bêtes bondissant par-dessus des trous d’eau croupissante. Le roucou devenait rare. Bango, inquiet, enlevait sa bête, criant :

— Pas arrêter, molassa prend nous.

Les pauvres chevaux enfonçaient jusqu’au jarret, ne se tiraient qu’à force d’énergie et d’élan.

Le bois approchait sensiblement, mais aussi le son d’un cor de chasse devenait distinct.

L’anxiété donnait des ailes aux fugitifs. Ils atteignirent le bord du marais. Là, le roucou manquait tout à fait.

Bango sauta à terre, coucha les herbes les unes sur les autres pour donner de la consistance au sol, fouailla sa bête, qui partit devant et put passer.

Il saisit Roma, la posa à terre, l’entraîna, courant de manière à appuyer le moins possible sur le sol et à décharger les animaux. Tous suivirent l’exemple donné et accomplirent ainsi la dernière partie du trajet jusqu’au couvert libérateur.

Il était temps !

À peine Bango avait-il relevé sur les bords les derniers roseaux qu’une apparition de cavaliers vêtus de blanc frappa les regards des fugitifs.

Ceux-ci s’étaient massés dernière les arbres, parfaitement invisibles, mais suivant tous les mouvements d’un homme qui promenait une lorgnette dans tous les sens, du côté opposé au marais.

— Nous partir vite, dit Bango.

Tous sautèrent en selle rapidement. Hanna elle-même, fatiguée et souffrant de la fièvre, fit un dernier effort.

Enfin, on fut dans la forêt. Elle était plus aisée à parcourir. Les arbres immenses avaient étouffé à leurs pieds les parasites, et le sous-bois restait relativement découvert. Les chevaux pouvaient souvent trotter, leur pas, assourdi par la mousse, ne serait pas révélateur.

Que se passait-il à travers la molassa ?

Impossible de rien apercevoir à présent des cavaliers de tout à l’heure. Et il ne fallait pas songer à regarder en arrière. On avança pendant plusieurs heures encore.

Depuis le matin, ni bêtes, ni gens n’avaient mangé, tous étaient exténués.

— Repos ! dit le docteur. J’aperçois une sorte de fourré, c’est un baobab, je crois. Ses branches ont pris racine en se penchant vers le sol. Pénétrons dessous, nous serons cachés.

— Bango ! appela Roma, arrêtons-nous.

Le baobab formait une véritable salle ronde entourée de colonnes. Des singes sautaient alentour, mangeant le gros fruit sec et amer de l’arbre. Aucune autre végétation, sous cette ombre épaisse.

En route, Georges avait cueilli des oranges sauvages, des mulandas, des n’boto ; mais ce n’était guère nourrissant.

Heureusement, le nègre sortit d’un sac en fibre d’aloès, que sa vache portait attaché sur ses cornes, un paquet noirâtre. Il le délia, et de plates, dures, longues tranches de buffle se devinèrent sous cet aspect des moins alléchants.

Cependant, il n’y avait pas à hésiter. Tous se mirent à déchirer comme ils purent la viande séchée et fumée.

Roma déclara en riant qu’elle n’avait jamais eu si faim, et Hanna, enfin allongée de tout son long, éprouva une infinie volupté à sucer des oranges.

De grosses outardes voletaient bas. D’une flèche silencieuse, Bango en abattit une, arracha vivement les plumes et la fourra dans son sac vide en vue du souper.

Bientôt, il fit absolument nuit sous le baobab. La forêt bruissait sous le vent d’ouest qui n’apportait aucun son inquiétant.

— Nous repartir, conseilla Bango.

Depuis un moment, il assemblait de longues lianes souples, de manière à composer un ruban de plusieurs mètres.

Lorsque la troupe fut en selle, le nègre attacha à la sienne l’extrémité de son câble et le donna à tenir à chacun.

— Nuit noire, fit-il. Nous pas nous perdre, vous pas lâcher corde.

Comme d’habitude, le docteur Worsky fermait la marche, qu’ouvrait Bango.

Aucune lueur de lune ne pénétrait sous le couvert des arbres. Il fallait vraiment que l’Africain eût un flair de chien pour se frayer une route à travers l’ombre opaque.

— Tu vas nous perdre, observa Roma. Par quel moyen peux-tu te diriger ?

— Vent apporte odeur d’eau, cascade pas loin. Nous arriver au jour dans la vallée où ferons feu. Vous sauvés à l’aurore… Ennemis dépistés.

— Marchons donc.

Ils allaient lentement, tristes comme on l’est malgré soi dans l’obscurité, tenant leurs doigts serrés sur la liane qui les reliait les uns aux autres. Somnolents, ils en arrivaient à croire rêver…

Ils n’avaient non plus aucune idée de l’heure, ne pouvant entrevoir une seule étoile.

Georges et le docteur possédaient bien chacun un chronomètre à répétition, mais ils leur avaient été enlevés par les Cuangaris.

On commença enfin à percevoir un sourd grondement dont le bruit augmenta à mesure que le terrain fuyait sous les pas des chevaux.

« La cascade ! » pensèrent-ils.

En effet, une nappe blanchâtre parut bientôt à leur gauche. Une brise fraîche saupoudra leurs visages.

Soudain, une secousse rapide ébranla la corde de ralliement. Georges crut entendre un cri étouffé… puis, plus rien… La caravane ne s’était pas arrêtée…

— Qu’y a-t-il ? demanda Roma, inquiète.

— Bois, répondit Bango en lui tendant la gourde qu’il venait de remplir.

Elle ne se fit pas prier.

Les chevaux allongèrent leurs naseaux vers l’onde tentatrice et se mirent à se désaltérer.

— Pas descendre, ordonna le guide.

Ce fut très court, mais réconfortant. La pénible nuitée continua vers le jour…

Quand l’aube pointa, la caravane sortait de la forêt et commençait à descendre une pente rapide, semée d’arbustes enchevêtrés à travers lesquels, à chaque instant, les chevaux risquaient de tomber.

Un grand souffle d’Orient venait avec le soleil, semblait l’apporter sur son aile rosée d’aube. Les voyageurs, las, levèrent la tête.

Enfin, ils voyaient donc le ciel !

Ce leur fut un encouragement. Roma se retourna, voulant voir ses compagnons.

— Bonjour, docteur Stéphan, s’écria-t-elle joyeusement mutine. Je vous salue avec l’aurore.

Mais aucune voix ne répondit la sienne. Le cheval du docteur trottait sans cavalier.

Tous se retournèrent.

— Docteur Stéphan ! docteur Stéphan ! crièrent-ils, inquiets déjà.

Bango, lui, ne disait rien, son rire muet aux lèvres.

Il devait avoir perdu son lasso, car il ne pendait plus sur son épaule.

— Qu’est devenu notre camarade, Bango ? Le sais-tu ? demanda Georges Iraschko.

Le sauvage se rapprocha de lui, pour dire voix basse, les yeux flambants de joie cruelle :

— Docteur blanc servir de dîner aux chacals.

Georges pâlit, et retint le chef par le bras :

— Tu l’as tué, misérable ?

— Pas tué, non. Lui ficelé, comme moi au nopal.

Le jeune homme était atterré.

— Quoi ? le brave docteur, leur fidèle compagnon, victime de l’odieuse vengeance de ce nègre !

Georges s’écria :

— Tu l’as emmené pour mieux le perdre ! traître, animal venimeux !

— Moi, traiter lui comme il a traité moi. Toi venir, plus penser… et pas dire à la Fleur Blanche…

Georges baissa la tête.

L’homme des forêts inconnues avait agi selon sa nature il avait appliqué la loi de lynch, toujours en honneur au désert, et maintenant, connaissant la bonté de Roma — la Fleur Blanche — il voulait lui épargner cette peine.

Il sentait qu’elle le maudirait lui-même… et il eût voulu, en sa conscience très fruste, ne pas mériter la haine de Roma.

Une angoisse horrible tordait le cœur de l’officier.

Il revint vers ses compagnes.

— Ce pauvre docteur était le dernier de la caravane, disait Roma ; il a été pris par une bête féroce, sans doute…

— À moins qu’il ne soit tombé de cheval en dormant, répondait Hanna. Alors, il pourrait encore arriver à nous rejoindre.

— Rassurez-vous, mesdames, rassurez-vous, dit Georges. Je vais retourner sur nos pas jusqu’à la cascade. Je le retrouverai, je vous le jure. Attendez-moi en vous reposant.

Bango, impassible, avait allumé du feu sous des pierres, et rapidement posé dessus des tranches de l’outarde tuée la veille. Maintenant, il avalait avec un plaisir visible cette viande rôtie, donnant à Fram sa part de victuailles.

Ensuite, arrangeant avec des herbes sèches une couchette confortable.

— Toi dormir, dit-il Roma. Toi être tranquille. Ennemis pas venir ici. Nous bien cachés.

Roma, brisée, s’étendit, et bientôt s’endormit.

Hanna s’allongea à ses pieds. Bango, son rire muet toujours aux lèvres, les contempla avec une expression de parfait contentement, et se couchant à son tour, après avoir couvert le feu, il s’endormit lui-même.

Georges retournait seul par le sentier parcouru le matin. Quoique bien fatigué, lui aussi, et persuadé de l’inutilité de sa démarche, il marchait.

C’était son devoir.

Il ne songea même pas à prendre un cheval. Les pauvres animaux n’en pouvaient plus…

La course fut des plus pénibles. La chaleur grandissait à mesure que montait le soleil.

Sous les arbres touffus, les lianes enchevêtrées, il dut s’asseoir un instant, les jarrets brisés.

Le torrent courait tout près ; il céda à la tentation de s’y plonger. Ce bain le remit, lui rendit la vigueur dont il avait tant besoin, et il alla de nouveau, explorant le chemin parcouru.

Il était impossible que le malheureux docteur pût être loin de la voie suivie, car le nègre avait à peine laissé stopper deux minutes la petite caravane. Bango avait dû agir avec une rapidité et une adresse inouïe.

Georges tremblait de découvrir des débris de vêtements, des traces sanglantes. Il venait de dépasser la cascade, et navré il songea à revenir, trouvant impossible que l’acte criminel eût eu lieu avant… et se reprochant d’avoir laissé les deux jeunes femmes seules sous la garde de Bango.

Qui sait si le sauvage n’aurait pas une autre idée féroce ?

Sa reconnaissance et sa vénération pour Roma empêcheraient-elles, à un moment donné, ses instincts cruels de reprendre le dessus ?

Inquiet, désolé, le comte Iraschko allait rebrousser chemin, lorsqu’il aperçut soudain un cavalier vêtu de blanc, le visage blanc aussi, armé comme un chasseur, qui accourait vers lui.

— Miséricorde ! songea l’officier, c’est Michel Romalewsky ! Je ne l’ai jamais vu, mais j’ai trop vu ses frères pour m’y méprendre… Mon cher beau-frère, à votre tour, après vos deux aînés… C’est le désert que nous choisirons pour notre petite scène de famille !