Le Poulailler/Chapitre29

Librairie agricole de la Maison rustique (p. 263-281).

TROISIÈME PARTIE

CROISEMENTS. — ENGRAISSEMENT. — MALADIES

CHAPITRE PREMIER

Des Croisements.



Beaucoup de personnes m’ont pressé de leur donner des indications pour la marche qu’elles auraient à suivre dans le repeuplement de leur basse-cour, décidées qu’elles sont à convertir d’une façon profitable cette masse de nourriture employée, dans la plupart des grandes comme des petites fermes, à entretenir des animaux d’un rapport inférieur à leur consommation. Il convient, en effet, de remplacer ces indignes parasites par des espèces de volailles qui, employées avec discernement, doivent donner des produits en rapport avec ceux que fournit notre gros bétail.

Ceux qui voudront suivre hardiment mes avis trouveront, dans cette branche de l’industrie agricole, un bénéfice qui dépassera de beaucoup, proportion gardée, celui que donnent les autres animaux de la ferme. La production assurée des grands animaux a fini par établir et fixer des cours, tandis que les produits en volaille de premier choix, comme taille et qualité, sont et seront encore longtemps destinés aux tables somptueuses, qui se les disputent à prix d’or. Les volailles de moyenne force, mais excellentes, comme la moins grosse variété des poules de la Flèche, comme la crèvecœur moyenne, etc., etc., donnent cependant un bénéfice considérable, puisque beaucoup de personnes les élèvent de préférence. En effet, ces volailles sont encore délicieuses, elles sont plus précoces et d’un débit général, à cause de leur moindre volume. Quoi qu’il en soit, grosses et moyennes variétés sont, dans les pays d’élèves, le sujet d’un commerce très-lucratif, tant pour les éleveurs que pour les engraisseurs.

Partout où l’on élève et engraisse bien, on voit chaque semaine, au marché, des milliers de pièces grasses ou demi-grasses de tout prix.

Si l’on ajoute aux considérations ci-dessus que les nombreuses personnes qui ont pris le goût de la campagne consacrent maintenant une partie de leur intelligence à la culture des choses utiles, qu’il est du meilleur goût de s’occuper un peu de ce qu’on dédaignait si ridiculement autrefois, et que, parmi les occupations de la vie des champs, celle d’élever de bonnes volailles est une des plus amusantes, on trouvera que plaisir et utilité sont attachés à notre sujet. Cherchons donc les moyens d’atteindre le but proposé, de produire ces délicieux morceaux qui flattent l’œil, l’odorat et le goût de ceux qui les achètent, moyennant une rémunération en rapport avec le soin et l’intelligence de ceux qui les produisent.

Il n’est point embarrassant de trouver d’excellentes races, elles abondent dans les grandes circonscriptions, qui semblent en avoir le privilège. Ainsi le nord de la France compte un grand nombre d’admirables variétés dont le crèvecœur est le principal type. En Hollande et en Belgique, nous trouvons la bruges, la bréda, la gueldre ; en Angleterre, la dorking, cette volaille aristocratique ; dans le centre de la France, la fléchoise, et au midi de l’Europe, l’espagnole. J’espère que voilà de quoi mettre en branle toutes les fourchettes. Si donc quelqu’un voulait peupler sa basse-cour ou sa ferme de bonnes volailles, il penserait sans doute, comme on l’a pensé jusqu’ici, qu’il n’y aurait que l’embarras de choisir la plus grosse, la plus belle, la plus précoce, la plus délicieuse de ces races, et que le tour serait fait.

Eh bien, il faut qu’on le sache, il n’en peut être ainsi. L’espèce de poules qui réunit le plus de qualités dans son pays peut être détestable ailleurs. Mais ce qu’on a cent fois constaté, sans en tirer profit, c’est que des races étrangères, croisées sur un sol étranger, donnaient toujours d’excellents résultats, pourvu que ces résultats fussent l’objet d’une culture sensée et suivie, et qu’on ne refusât pas de faire les sacrifices nécessaires.

Pourquoi voudrait-on que les poules rapportassent, plutôt qu’autre chose, sans nourriture et sans soins suffisants ? Fait-on venir du blé dans un champ mal fumé et mal façonné ?

Parmi les nombreuses races de volailles, il y en a d’excellentes, mais elles le sont pour les pays qui les ont constituées et qui les conservent par des traitements rationnels. Ces races peuvent servir comme souche aux pays qui veulent faire de leurs poulaillers improductifs une source de profits et d’agréments, mais non servir de race définitive ; il est un fait avéré, c’est qu’au bout de quelques générations une race transportée dégénère fatalement. Que faire alors ? Il faut s’en faire une. Comment s’y prendre ? C’est ce que nous allons voir.

Beaucoup de personnes ont fait venir des poules indigènes de différentes races des contrées qui les produisent, ou en ont acheté aux marchands. Certains amateurs sont parvenus, en prenant les précautions nécessaires, à conserver plus ou moins longtemps ces poules dans un état de pureté convenable (quand elles étaient déjà pures, s’entend). Mais la plupart des essais d’acclimatation ont échoué, surtout dans les fermes. Ainsi j’ai parfaitement su que la poule houdan, si précieuse, si complète dans son pays, avait bientôt donné des produits inférieurs dans différentes localités de la France, principalement dans le Nord et la Picardie, où l’on a essayé de la répandre, et ainsi des autres espèces. Mais c’eût été une circonstance tout particulièrement heureuse qui eût déterminé la réussite de ces essais, et je ne comprends pas que les gens spéciaux n’aient pas bientôt reconnu les raisons de pareils résultats.

Les races diverses se sont constituées sous certaines influences climatériques et par une continuité de nourriture propre à chaque pays, ce qui fait que, dans la contrée même où elles se sont formées, une promiscuité considérable ne saurait en détruire le type, tandis qu’il n’en peut être ainsi dans une basse-cour composée d’animaux étrangers au pays, où un lien d’étroite parenté unit tous les reproducteurs, où la nourriture et l’air ne sauraient être semblables à ceux du pays d’où on a fait venir ces producteurs.

L’expérience a démontré que les essais tentés à différentes époques dans chacune des contrées où l’on a cultivé les poules avaient eu pour résultat de constituer et de fixer chaque race à la suite d’un mélange résultant de plusieurs variétés de bonnes poules introduites dans ces moments d’essais, les sujets définitif savant été triés par un choix judicieux.

L’expérience a encore démontré, quoique récemment, que les deux espèces exotiques cochinchine et brahma-pootra[1] donnaient en Europe des produits d’une force et d’une rusticité bien au-dessus de la force et de la rusticité des produits des espèces indigènes, surtout quand ces dernières ont changé de contrées ; que la cochinchine et le brahma-pootra communiquaient aux produits des espèces indigènes un poids et un volume considérables, ainsi qu’une fécondité et une aptitude à couver souvent inconnues chez ces dernières, sur leur sol même, et cela sans changer d’une façon dangereuse la finesse de la chair et l’aptitude à l’engraissement.

Mais cette vérité a été reconnue par quelques amateurs qui ont pu disposer de beaux sujets, et non par la masse des éleveurs qu’on a saturés d’horribles animaux soi-disant pourvus de précieuses qualités, mais bien plus faits pour détruire les basses-cours que pour les rétablir.

Je dois dire que le brahma et la cochinchine pures de race donnent de bonnes volailles, non pas à l’état d’engraissement, mais comme poulets de grain. Leur engraissement n’est praticable qu’après croisement. Mais, je le répète, il faut qu’elles soient pures et non indignement dégénérées.

La plupart du temps on a pris, pour faire des croisements, de mauvaises poules de Cochinchine déjà croisées avec des poules dites russes, ou, si l’on veut, avec des malaises dégénérées elles-mêmes. À l’exception de rares personnes, la plupart des amateurs n’ont expérimenté qu’avec ces animaux déplorables, et c’est un fait acquis que dans toutes les variétés de Cochinchine, et surtout dans la variété fauve qui est si répandue maintenant, il se trouve peut-être une bête pure entre cent mille horriblement dégénérées. Que conclure d’expériences faites avec de pareils éléments ?

Il n’est pas difficile de déduire de ce qui précède que, lorsqu’on veut établir une basse-cour d’un grand produit, tant pour la ponte que pour le volume, l’excellence et la précocité des volailles, il faut prendre des poules indigènes, c’est-à-dire d’Europe, comme la dorking, l’andalouse, la houdan, la crèvecœur, la bruges, etc., dont l’excellence est parfaitement reconnue, quand elles sont pures, et croiser ces espèces avec des coqs de Brahma-Pootra et des coqs de Cochinchine de n’importe quelle variété, mais de sang pur et d’une belle taille, c’est-à-dire pesant de 4 kil. 1/2 à 5 kil., lorsqu’ils ont atteint leur entier accroissement.

Ces croisements donnent des produits énormes, précoces et délicieux, si l’on nourrit les élèves à satiété, et s’ils sont tenus dans de bonnes conditions hygiéniques. Au bout de deux ans l’on doit détruire les coqs et jeter de nouveau quelques étalons de race dans la basse-cour, afin de renouveler le sang. Mais il est préférable d’employer, dans cette opération, les coqs indigènes crèvecœur, houdan, dorking, une espèce après l’autre, chacune pendant deux ans et ensuite le coq exotique, cochinchine, pour le même temps. De cette façon, on entretient la basse-cour dans un état splendide ; on peut même, dès la première année, si l’on a deux fermes, ou deux basses-cours, en peupler une par le moyen ci-dessus, et l’autre, en y mettant les poules exotiques avec les coqs indigènes, ce qui fera la contre-partie, et sera un intéressant sujet d’étude. C’est ici l’occasion de faire une remarque bien importante :

On sait que les espèces indigènes donnent presque toutes des produits assez difficiles à élever, surtout en dehors de leur pays, et l’on sait aussi, mais à n’en pas douter, que la cochinchine et la brahma donnent des poussins d’une rusticité inouïe. Sur trente brahmas et dix cochinchines élevées dans un clos de huit ares environ, bien fourni de gazon, il s’est élevé trente brahmas et dix cochinchines tous beaux, vigoureux, sans un seul accident et sans une seule maladie. Quoique je n’aie pas fait l’expérience avec des races indigènes, il n’est pas probable que, si elle avait été faite, ce résultat eût été obtenu. Je pense donc que les produits venus de poules indigènes et de coqs exotiques doivent être d’une éducation bien plus difficile que ceux venus de poules exotiques et de coqs indigènes, sans qu’il y ait grande raison de croire ces derniers inférieurs aux premiers. Mais, malgré toutes probabilités, il ne faudrait pas abandonner un essai pour faire l’autre ; il faut les faire tous les deux, ou s’entendre avec quelqu’un pour partager les sujets qu’on aura obtenus, de façon que la première expérience soit faite par l’un et la seconde par l’autre.

Ce n’est pas sans de très-sérieuses raisons que je recommande les grands mélanges et le renouvellement tous les deux ans, tantôt par une espèce, tantôt par l’autre ; outre l’avantage, incontesté par les connaisseurs, du croisement de deux espèces transportées sur un nouveau sol, outre la grande probabilité de la réunion des qualités de chacune des espèces réunies dans les produits définitifs, il y a une raison déterminante au premier degré ; c’est que tous ces enfants venus de mères si éloignées, ne pouvant avoir aucun lien de parenté entre elles, et de pères différents, ne se trouvent cousins et cousines, et rarement frères et sœurs qu’après plusieurs générations ; ce qui établit un renouvellement de sang continuel, surtout si tous les deux ans on introduit de nouveaux étalons ; et, d’ailleurs, il est aussi facile de mettre avec un coq brahma et un coq cochinchine deux poules dorking, deux andalouses, deux houdans, deux bruges et deux crévecœur que cinq poules de l’une ou l’autre de ces espèces avec un brahma ou un cochinchine.

Vingt à trente bêtes suffiraient pour monter, dès la première année, une immense basse-cour, si l’on voulait faire couver le millier d’œufs fournis dans la bonne saison.

Des soins intelligents doivent aussi présider aux choix des sujets à garder pour constituer définitivement la basse-cour. Il faut préférer dans chacun des croisements les sujets les plus lourds, les plus larges, les mieux portants, ceux qui ont la peau la plus blanche, et les pattes roses, grises, noires, blanches, etc., indices de la meilleure qualité ; les poules qui pondent le plus d’œufs et les plus gros (ce qui promet un meilleur emplacement pour les poulets) ; les coqs les plus ardents et les plus forts ; enfin, écarter toujours le type cochinchine et ramener aux qualités des indigènes les sujets définitivement gardés. À la longue, et peut-être après un, deux ou trois renouvellements de sang, ces animaux, sous l’influence de nouveaux climats et de différentes nourritures, constitueront sans doute de nouvelles et puissantes races qui feront d’un produit la plupart du temps négatif un produit important.

Une quantité considérable de nourriture, gaspillée par de détestables poules, servira à produire d’excellentes et magnifiques volailles qui remplaceront ces affreuses cocottes dont le souvenir ne restera, pour les générations de gourmets à venir, que dans les anciens tableaux. On dit que les artistes regrettent le perfectionnement des animaux, parce que ces animaux ne prêtent plus au pittoresque. Je ne suis, ma foi, guère de l’avis de messieurs les artistes, car les bestiaux qui figurent dans les concours me semblent bien plus beaux et d’une allure bien plus noble que ces pauvres bœufs, soi-disant pittoresques, où la peau et les os jouent un plus grand rôle que les muscles. Est-ce que Géricault n’a pas fait d’aussi belles choses avec ses magnifiques chevaux que Dujardin, Pierre de Laer et Paul Potter avec leurs chevaux usés ? S’il leur est quelquefois inférieur, c’est par le talent, mais jamais dans les moyens pittoresques. D’ailleurs, que les peintres se consolent, ils pourront au moins manger leurs modèles après s’en être servis, et si les choses tristes et malheureuses disparaissaient de la terre, entraînant avec elles leurs impressions poétiques, il n’y aurait pas de quoi s’en chagriner beaucoup, puisque leur reproduction ne serait plus un besoin. Mais revenons à nos poules.

Dans les essais et les croisements, il ne faut rien précipiter, surtout quand on opère sur une assez grande échelle, ce que toutes les fermes finiront bien par être forcées de faire.

Ainsi, quand on entend parler d’une nouvelle espèce, il ne faut pas, à tout hasard et sans l’avoir éprouvée, la jeter au milieu de sa basse-cour, à moins qu’elle n’ait été l’objet d’une étude spéciale et sincère d’hommes sérieux et compétents.

D’après notre méthode de croisements, on peut avec avantage essayer plusieurs espèces indigènes dont nous donnons la nomenclature, ainsi que les deux grandes espèces exotiques et leurs variétés.

Nous avons parlé des grandes organisations et des grandes basses-cours, touchons un mot des petites.

Une douzaine d’animaux suffisent pour monter dans une saison la basse-cour d’une grande maison ou d’une petite ferme : deux coqs exotiques et dix poules indigènes. On voit bien qu’il n’y a rien d’effrayant dans cette opération, devant laquelle on recule longtemps, parce que les premiers reproducteurs coûtent fort cher, et parce qu’on craint d’être trompé, même en y mettant le prix. Mais il faut espérer que, lorsque les types seront bien connus, et que des éleveurs auront su se monter d’espèces absolument pures, ce qui est encore, on doit en convenir, extrêmement rare ; il faut espérer, dis-je, qu’on ne reculera plus et que ceux qui sont à la tête d’exploitations rurales se mettront au courant, pour cette branche de leur industrie, comme ils le font ou l’ont déjà fait pour les autres.

Au reste, les croisements, quels qu’ils soient, pourvu qu’ils proviennent de sujets de bonnes races différentes, mais sans parenté ou de parenté éloignée, ne peuvent donner que d’excellents résultats.

On verra dans la note suivante, insérée au Bulletin de la Société d’acclimatation, toute l’importance qu’y attache l’auteur de cette note, ainsi que les hommes pratiques qui en ont ordonné l’insertion.

Cette note, due à M.  le docteur Ch. Aubé, a pour objet les inconvénients qui peuvent résulter du défaut de croisement dans la propagation des espèces animales :

« Dans une des réunions de la Société, M.  Guérin-Menneville l’a entretenue des maladies qui accablent le ver à soie et des moyens qu’on pourrait mettre en pratique pour parer à un mal si préjudiciable à notre industrie. M.  Guérin insiste avec beaucoup de raison sur les moyens préventifs, qui ont une bien une autre valeur que ceux qu’on peut considérer comme curatifs. Prévenir est plus rationnel que guérir. Je regrette cependant que notre habile collègue, qui a étudié avec tant de soin les questions qui se rattachent à toutes les branches de la sériciculture, ait négligé de signaler un procédé que j’ai indiqué il y a plus de deux ans, et qui a été, d’un autre côté spontanément, je crois, mis en pratique par des éleveurs italiens : je veux parler du croisement des races ; non que je veuille revendiquer le mérite d’en avoir eu la première idée, puisque, si j’ai parlé le premier, d’autres ont probablement agi avant la publication de ma note. Je ne pense pas non plus voir dans ce moyen un remède infaillible contre toutes les affections qui peuvent atteindre le ver à soie ; mais je crois fermement qu’en en faisant une application judicieuse l’on devra rendre cet insecte plus vigoureux et plus apte à résister aux influences fâcheuses.

« En indiquant le croisement comme pouvant contribuer à soustraire les vers à soie à la destruction qui paraît les menacer, ce n’est pas une application restreinte que je propose ; c’est un grand principe que je défends ; et, à ce sujet, je demande la permission d’entrer plus avant dans la question, de l’examiner d’une manière générale, et de signaler les désastres résultant des infractions aux lois immuables de la nature, qui défendent impérieusement les alliances successives entre parents, sous menace de destruction complète. Le but de cette note n’est pas de donner un traité de la matière, je n’ai pas étudié, j’ai regardé ; je n’ai pas cherché les faits, je les ai rencontrés ; je viens naïvement raconter ce que j’ai vu.

« Lorsque les animaux, l’homme compris, abandonnés à eux-mêmes dans des conditions de séquestration restreinte, sont obligés, pour répondre au but de la nature, de s’unir entre parents, il en résulte toujours, pour les produits, des altérations plus ou moins profondes : chez les mammifères, disposition à la cachexie ganglionnaire et tuberculeuse, aux hydatides du foie, etc. ; chez les autres animaux, diminution dans la taille, altération dans les formes, état maladif et souvent stérilité complète. Mais ce qui est digne de fixer notre attention, c’est la tendance bien marquée à la dégénérescence albine, qu’on observe dans ce cas, et surtout chez les animaux à sang chaud.

« Cette altération, fréquente dans certaines espèces, ne se produit que difficilement chez d’autres ; quelques-unes enfin semblent y échapper tout à fait, si l’on ne veut voir d’albinos que là où toute couleur a disparu, et où même la matière colorante de l’œil fait défaut. Quant à moi, j’envisage la question sous un point de vue plus large, et je tiens pour albinos, ou au moins en vue d’albinisation, une grande partie de nos races blanches, dont les types, dans la nature, sont toujours colorés. Ce qui donne quelque force à ma manière de voir, c’est que toutes ces races sont plus petites, plus chétives et d’une éducation plus difficile. Nos volailles blanches, poules, dindons et canards, n’arrivent jamais à l’état adulte dans les mêmes proportions numériques que nos volailles aux brillantes couleurs. J’ai vu beaucoup de ces sujets albins, et tous provenaient d’unions successives entre proches parents. J’ai même produit, à ma volonté, des albinos, et cela à la quatrième ou cinquième génération, chez le lapin domestique, cette pauvre victime qui se prête si docilement à toutes nos expériences d’histoire naturelle, de médecine et de physiologie.

« L’homme nous offre des exemples encore assez frappants d’albinisme, et cette altération se rencontre surtout chez les peuplades peu nombreuses et à demi sauvages où les unions entre parents doivent être fréquentes ; nous l’observons également dans les pays civilisés, et principalement dans les petits centres de population, où certaines familles cherchent volontiers des alliances dans leur propre sein. J’ai été à même de voir trois albinos humains, deux nés de la même mère, mais dont l’origine paternelle est restée couverte d’un voile qu’il n’a pas été possible de soulever. Le troisième provenait d’un mariage entre cousins germains, qui habitent une commune du département de l’Oise ; comme ses semblables, il était d’une bien chétive constitution, et traîna sa triste existence jusque vers sa seizième année, époque il laquelle il mourut.

« Chez les animaux, nous trouvons des sujets albins dans nos parcs trop restreints et dans nos basses-cours, lorsque la reproduction, entièrement abandonnée à elle-même, ne reçoit aucune direction. En 1848, j’ai vu à la montre d’un restaurateur de Paris, exposés derrière les vitres, deux daims albinos, provenant de la destruction du gibier faite à cette époque dans le parc du Raincy. Je ne crains pas d’attribuer l’état de ces animaux à la cause que je signale.

« Les lapins dans leurs cabanes, les furets dans leurs tonneaux, où nous les tenons ordinairement renfermés, passent très-vite à l’albinisme. Le dernier de ces animaux se présente même plus fréquemment sous ce dernier état que sous celui qu’il nous offre dans la nature, à tel point que Linné, et après lui Cuvier, en le décrivant, le premier, dans son Systema naturæ, et le second, dans le Règne animal, lui donnent pour caractères un pelage d’un blanc jaunâtre et les yeux roses, tandis que tout nous porte à croire que notre furet n’est en réalité qu’un putois (mustela putorius) depuis longtemps domestiqué.

« Les paons, faisans et pintades, que nous avons seulement pour l’ornement de nos maisons de campagne et que nous ne possédons qu’en petit nombre, s’albinent aussi très-rapidement. Je possède actuellement chez moi des pintades à plumage mélangé de blanc, provenant d’une troisième génération seulement, et il est probable que, si je n’apporte aucun remède à ce commencement d’altération en changeant les mâles, cet été ou le suivant m’offrira des albinos complets.

« Les souris et les rats blancs, que nous montrent sur les places publiques les jongleurs et les charlatans, proviennent d’éducations claustrales, et ont tous le même genre primitif d’origine ; je dis primitif, parce que, ainsi que les lapins et quelques autres animaux arrivés à cet état, ils conservent encore la force de se reproduire.

« Comme je l’ai dit précédemment, le lapin est un des animaux mammifères qui se modifie avec le plus de rapidité ; mais ce qu’on ne remarque pas sans étonnement, ce sont les changements de couleur qui s’opèrent successivement dans son pelage avant qu’il soit arrivé à les perdre toutes. Ainsi, lorsqu’on fait couvrir une femelle par un mâle de la même portée, les petits sont ou gris maculés de blanc, ou, plus fréquemment encore, d’un roux pâle avec ou sans maculature ; si l’on accouple deux individus provenant de cette union, l’on obtient des lapins noirs ou noirs et blancs ; l’expérience poursuivie, la quatrième génération offre des sujets d’un gris ardoisé bleuâtre, résultant du mélange de poils noirs et de poils blancs ; si, enfin, l’on réunit encore deux élèves de cette dernière portée, il est à peu près certain qu’il naîtra des albinos parfaits, c’est-à-dire entièrement blancs avec les yeux roux.

« La singularité du passage au blanc par l’intermédiaire du noir est un phénomène bien digne de remarque et qui se présente d’une manière peut-être plus curieuse chez notre mouton. Lorsque, par négligence ou économie mal entendue, les béliers d’un troupeau, n’ayant pas été changés, ont servi à la saillie de brebis issues d’eux-mêmes, ou qu’un jeune mâle, conservé intentionnellement, a dû couvrir ses sœurs, il naît souvent de ces alliances des agneaux d’un brun noir. Nous voyons ici le noir servir de passage du blanc naturel au blanc albin, car, tout en paraissant en contradiction avec moi-même, je ne puis voir dans nos belles races de moutons que des variétés fixées de l’espèce primitive et que je pense être le mouflon d’Europe.

« La dégradation albine n’est pas renfermée dans le cercle de nos éducations particulières ; elle se rencontre également dans la nature, où, sans être fréquente, elle n’est cependant pas très-rare. À ce sujet, je crois avoir remarqué qu’elle affecte principalement les oiseaux et surtout les espèces qui se cantonnent et quittent peu les lieux qui les ont vus naître : les perdrix dans nos champs cultivés, les choucas qui établissent leurs habitations dans les clochers des églises, et les moineaux dans les villes et villages qu’ils abandonnent peu. En effet, j’ai eu occasion de voir trois perdrix, un choucas et deux moineaux entièrement blancs.

« Recherchons maintenant quelles sont les altérations que peuvent présenter les animaux à sang froid, non soumis au renouvellement du sang. Mes observations, quoique peu nombreuses, peuvent avoir cependant quelques résultats économiques. J’ai été à même, en ma qualité de propriétaire d’étangs et de pisciculteur praticien depuis plus de quinze ans, d’observer des faits qui démontrent jusqu’à l’évidence que la loi des croisements est universelle, et que toujours, et partout, elle doit être respectée, chaque fois que l’homme veut intervenir pour se procurer certains produits particuliers ou des produits en plus grand nombre que les conditions naturelles ne le permettent.

« Si dans un étang d’une étendue déterminée et propre à la reproduction des carpes, prenons deux hectares, l’on veut obtenir un grand nombre d’alevins, acceptons ici le chiffre de quinze mille, un mâle seul et deux femelles, s’il ne leur arrive pas d’accident, suffiront amplement. Les carpillons qui en naîtront, ne pouvant rester plus de deux ou trois ans dans un aussi petit volume d’eau, devront, au bout de ce laps de temps, être retirés, placés ailleurs ou vendus ; ils sont alors superbes, d’une forme bien allongée et d’un beau jaune brun doré. Supposons encore que, l’étang devenu libre, l’on veuille l’utiliser à la production de nouvel alevin, et qu’on suive les mêmes errements, en n’y mettant encore que trois de ces carpeaux de trois ans (c’est à cet âge qu’ils sont préférables), les produits seront plus courts, plus plats et moins colorés. Si enfin, poursuivant le même principe, l’on continue de prendre sur soi la reproduction dans les conditions numériques indiquées précédemment, les carpes deviennent blafardes, plates, raccourcies et stériles, avec les ovaires et les testicules presque entièrement atrophiés. Les marchands de poisson les disent brêmées, en raison de l’analogie de formes qu’elles offrent avec la brème ; dans le département de l’Oise, elles sont considérées comme appartenant à une espèce distincte, portant le nom de carouges, nom qui ne doit s’appliquer qu’au cyprinus carassius, avec lequel, il est vrai, les carpes ont quelques points de ressemblance. Elles sont généralement rejetées comme poissons inférieurs.

« Si, dans ces conditions, la forme et la couleur ont subi des modifications fâcheuses, la chair n’a pas été plus épargnée : elle est molle, fade, et n’offre jamais, chez les individus de quelques kilogrammes, cette belle teinte rose saumoné et le goût fin qui font le mérite des carpes de ce volume et de bonne nature. On a donc par ce moyen, et en quelques années, complètement annihilé ses produits, et l’on se trouve contraint de chercher ailleurs d’autres types dont l’origine est souvent inconnue, et qui peuvent déjà porter en eux un commencement d’altération.

« Si les altérations que je viens de signaler chez les carpes se rapprochent beaucoup de la dégénérescence albine, que faudra-t-il penser de celles que présentent les magnifiques cyprins de la Chine, aux couleurs si vives et si brillantes, et qui, renfermées dans nos bassins, leur reproduction livrée à toutes les chances du hasard, deviennent entièrement blancs ? Sont-ce là de véritables albinos ? Je ne conserve aucun doute à cet égard.

« Je dois, pour compléter la série de mes observations, vous signaler encore ce qui se passe dans l’élevage des insectes, qu’en raison de mon goût pour l’histoire naturelle entomologique j’ai dû pratiquer assez souvent. Si, après avoir trouvé une femelle fécondée d’un lépidoptère considéré comme rare, l’on veut élever les chenilles nées des œufs qu’elle aura pondus, les produits, si tous les soins qu’ils réclament leur ont été donnés, sont aussi beaux que ceux qu’on rencontre dans la nature. Élève-t-on des vers provenant de cette première éducation, l’on éprouve plus de difficulté pour en amener un certain nombre jusqu’au moment de leur transformation en chrysalides, et les papillons sont généralement plus petits et moins vivement colorés que leurs ascendants ; si enfin l’on obtient de ces derniers des accouplements et des œufs fécondés, l’esclavage des chenilles est impossible, ces vers meurent tous dans la crise des mues et des transformations. Ces faits ont été observés par tous les lépidoptérologistes, parmi lesquels je citerai M.  Boisduval, si compétent en cette matière, et M.  Bélier de la Chavignerie, président actuel de la Société entomologique de France, et qui chaque année élève un nombre considérable de chenilles.

« Quoique l’albinisme doive être généralement repoussé de nos éducations, il est cependant des cas exceptionnels où l’homme peut en tirer un grand parti pour obtenir un produit plus recherché ou d’un prix plus élevé ; mais, dans le cas où les sujets doivent être conservés, il faut qu’il le dirige avec sagesse et sache l’arrêter à temps. Qui se refuserait à voir un albinos imparfait dans cette belle race de chèvres d’Angora, telle que nous l’a si bien dépeinte M.  Bourlier dans notre précédente séance ? Ce pauvre et chétif animal, nous offrant dans sa dégradation une toison si fine et si soyeuse, mérite bien de fixer notre attention, comme elle a su fixer celle des peuples qui le possèdent. Ces peuples comprennent parfaitement qu’ils ont affaire à un animal en voie de dégénérescence, et que, si l’on veut ne pas le perdre tout à fait, il faut pour ainsi dire le retremper de temps à autre, en faisant couvrir par des boucs angoras des chèvres à poils rudes et coloriés, et prises en dehors du troupeau.

« Nous trouvons encore un exemple du parti qu’on peut tirer des animaux dégénérés dans ces éducations de volailles blanches pratiquées en grand par certains cultivateurs de la Brie, dans le but presque exclusif de les plumer deux fois, et souvent trois, dans le cours d’une année et d’en vendre les dépouilles à des prix qui dépassent souvent celui de l’animal vendu comme aliment ; il peut même être quelquefois nécessaire de provoquer l’albinisme, lorsque, pour se procurer un produit tout spécial, le sacrifice de l’animal est indispensable ; dans l’emploi, par exemple, de la peau du lapin blanc, soit comme fourrure, soit en en feutrant le poil pour la chapellerie.

La dégénérescence albine n’est pas la seule altération qui puisse dériver du défaut de croisement chez les animaux, dont quelques-uns sont pour ainsi dire réfractaires à cette affection, du moins dans sa manifestation la plus complète ; ce qui pourrait trouver son explication dans le défaut de temps accordé aux générations qui se succèdent et dont les dernières, devenues stériles, ne permettent pas de continuer l’observation. Je n’ai jamais vu de moutons avec les yeux roux ; peut-être faut-il l’attribuer à l’état de débilité qui doit chez eux précéder l’albinisme qui les fait livrer préventivement à la boucherie. Échappent-ils à cette cause de destruction, ils sont atteints de diverses affections qui les font rentrer dans la loi commune, telles que la phthisie pulmonaire, et l’altération qui porte le nom de pourriture, caractérisée surtout par la présence d’hydatides dans les lobes du foie. Les chèvres d’Angora, en Asie Mineure, où elles sont cependant l’objet de soins tout particuliers, sont souvent affectées de pleuro-pneumonie qui les fait périr et qui est due très-probablement à la présence de tubercules dans les poumons.

« J’ai été témoin, il y a quelques années, d’un fait relatif à la race canine, qui doit ici trouver sa place, et prouve une fois de plus l’importance du croisement. Un cultivateur avait reçu en cadeau une paire de magnifiques chiens couchants, griffons blancs, de très-haute taille et à poils très-rudes ; ces chiens, mâle et femelle, provenant d’une même portée, étaient parfaits pour trouver, arrêter et rapporter le gibier ; ils joignaient à cela une force de résistance telle qu’ils étaient toujours prêts à suivre le maître. L’on comprend que, possesseur d’une race de chiens aussi précieuse, ce cultivateur ait voulu la reproduire et la répandre ; il fit donc couvrir la sœur par le frère, les produits furent de suite modifiés : perte de taille, tête et train de derrière relativement plus forts que chez d’autres chiens de leur taille ; colonne vertébrale en arc de cercle à convexité inférieure, forme dite ensellée : telles étaient les altérations produites chez ces animaux ; ils avaient conservé leurs principales qualités, mais perdu leur aptitude à résister à la fatigue. À la troisième génération, soit qu’on eût allié le père et la fille, ou un frère à sa sœur, je ne puis le dire, la race était perdue ; les produits moururent jeunes.

« Je ne crains pas d’affirmer qu’au moyen de croisements bien entendus et successifs l’on eût pu fixer cette belle race, comme ont été fixées beaucoup d’autres, le carlin, par exemple, qui lui aussi a disparu, et peut-être par la même cause, à une époque où les besoins si impérieux de la mode, poussant à la reproduction rapide, firent négliger les conditions de conservation. Ce n’est pas du reste que cette race soit en quoi que ce soit regrettable.

« Que conclure de ce qui précède, si ce n’est que, sans croisement, aucun animal ne peut résister ; il faut qu’il disparaisse ; que de l’alliance successive entre proches parents découle l’albinisme, qui peut-être même n’a pas d’autre cause ; que nous devons éviter avec grand soin ce dernier degré de la dégradation physique de l’animal, et qu’enfin nous pouvons toujours l’éviter dans nos éducations, puisque notre seule volonté suffit, et que les moyens sont toujours à notre disposition.

« Nous trouvons encore dans l’examen des faits un enseignement qui peut avoir son application immédiate ; je veux parler des soins que doivent recevoir les animaux appartenant à notre société de la part des personnes auxquelles ils sont confiés, soins qui, négligés, devront amener des insuccès complets qu’on ne manquerait pas d’attribuer à des causes climatériques, tandis que notre négligence seule les aurait provoquées.

« Je conseille donc, pour assurer l’acclimatation de nos yaks, de déplacer les produits obtenus dans un de nos dépôts et de les diriger vers un autre, pour les unir aux produits de ce dernier, et, par ce moyen, éviter les alliances entre ascendants et descendants, et entre frères et sœurs. Je demande en outre, si la chose est praticable, que la Société fasse tous ses efforts pour obtenir un ou deux autres mâles nés au Thibet et pris dans deux localités différentes (toutes conditions égales d’ailleurs, les foncés en couleur devront être préférés). Ces mâles pourraient servir à de nouveaux croisements avec nos femelles primitives ou celles nées en France. C’est avec toutes les précautions et des soins bien dirigés que nous pourrons obtenir un jour assez de branches collatérales éloignées pour que tout rapprochement cesse d’être à craindre. C’est alors, et seulement alors, que l’acclimatation sera complète, si d’autres causes ne viennent l’entraver.

« Ce que je dis ici doit nécessairement s’appliquer à tous les animaux dont la Société poursuit avec tant de zèle l’introduction et l’acclimatation. »



  1. Cette dernière variété de Cochinchine est presque perdue par l’incurie et la cupidité des éleveurs.