Le Porte-Chaîne/Chapitre 24

Traduction par Auguste-Jean-Baptiste Defauconpret.
Furne, C. Gosselin (Œuvres, tome 26p. 257-268).


CHAPITRE XXIV.


Celle que j’aime est jeune ; mais il y a bien des jeunes filles ; elle est belle, mais d’autres le sont aussi. — Un air divin révèle son origine. Lors donc que vous verrez cet air divin, vous saurez celle que j’aime.
Shenstone.


Jamais scène plus douce n’eut un dénouement plus brusque et plus violent. J’étais trop bien au fait de ce qui s’était passé précédemment pour ne pas sentir tout ce que notre position avait de grave ; mais Ursule n’éprouva alors que l’embarras d’une jeune fille qui vient de révéler à des yeux profanes son secret le plus sacré. Cet attachement, qu’un mois plus tard, lorsque des serments solennels auraient été échangés, elle eût été fière de manifester à la face de l’univers, elle était toute confuse de le voir surpris ; et, dans sa pudeur virginale, c’était ce qui lui avait rendu surtout pénible la brusque intervention des squatters. Car elle n’avait pas une idée très-exacte de leur véritable caractère ; et son désir le plus vif était de pouvoir rejoindre son oncle. Mais Mille-Acres ne tarda pas à nous faire comprendre à tous deux combien il était loin de plaisanter.

— Ainsi donc, mon jeune major, vous vous laissez prendre dans le même nid, vous aussi ! Choisissez, ou de retourner paisiblement ou vous savez bien, ou d’être garrotté et porté comme une bête fauve qu’on viendrait de tuer à quelque distance dans les bois. Vous ne connaissez ni Mille-Acres ni sa famille, si vous avez pu croire nous échapper ainsi, lorsqu’il y a vingt milles de forêt autour de nous !

Je me résignai de bonne grâce, et certes je n’aurais pas été tenté de prendre la fuite, lorsque Ursule était emmenée devant moi. L’aiguille ne se tourne pas plus invariablement vers le nord que je n’aurais suivi mon aimant, quand même j’aurais été libre.

On me permit d’aider ma compagne à traverser quelques broussailles, et à franchir une ou deux barrières. Les squatters, qui étaient tous armés, formaient un cercle autour de nous, à une distance suffisante pour nous permettre d’échanger quelques mots. Ursule avait beaucoup de courage pour une femme, et je crois pouvoir dire, sans qu’on m’accuse de vanité, que nous étions l’un et l’autre si heureux des explications que nous venions d’échanger, que ce nouveau malheur ne pouvait nous abattre entièrement, tant que nous n’étions pas séparés.

— Courage, chère Ursule ! lui dis-je tout bas, en arrivant au magasin ; après tout, ces misérables n’oseront se porter à aucun excès qui leur ferait encourir la rigueur des lois.

— Je me sens tranquille, lorsque je suis près de vous et de mon oncle le porte-chaîne, répondit-elle en souriant. Nous ne pouvons tarder à entendre parler de Frank, qui, comme j’ai dû vous le dire, est allé à Ravensnest pour demander main-forte. Il est parti en même temps que nous, et il doit être en route pour revenir.

Je serrai tendrement la main d’Ursule qui me répondit par une douce étreinte, car je sentais que j’allais être séparé d’elle. J’avais hésité à lui apprendre les épreuves qui l’attendaient sans doute ; mais comme on ne pouvait faire aucune tentative pour la forcer à épouser Zéphane avant l’arrivée du magistrat, je ne voulus pas l’alarmer inutilement d’avance ; d’ailleurs, je connaissais le caractère ferme et décidé d’Ursule, et je savais que, maintenant qu’elle s’était prononcée si formellement en ma faveur, aucune menace ne pourrait lui arracher son consentement à une union avec un autre.

Notre séparation eut lieu à la porte de la première habitation. Ursule fut confiée à la garde de la femme de Tobit, digne compagne de son brutal mari. Néanmoins aucune violence ne fut exercée envers elle ; on lui laissa même sa liberté ; seulement quelques-unes des femmes ne la perdaient pas de vue un seul instant.

Comme nous avions suivi un nouveau sentier pour revenir, le porte-chaîne ne connut que par moi l’arrestation de sa nièce. Il ne sut même qu’on m’avait repris qu’en me voyant rentrer. Quant à Susquesus, il ne manifestait d’ordinaire ni surprise ni émotion d’aucun genre, quoi qu’il pût arriver.

— Eh bien ! Mordaunt, je savais que vous aviez trouvé moyen de vous éclipser, mon garçon ; mais je craignais bien que vous n’eussiez de la peine à dérouter ces damnés squatters, s’écria André en venant me serrer vivement la main. Nous voilà donc de nouveau réunis tous les trois ; et il est heureux que nous soyons aussi bons amis, car notre cellule n’est ni des plus grandes, ni des plus commodes. Dès que l’Indien eut appris que j’étais seul, il a repris sa parole, et le voilà prisonnier comme nous, quoique, dans un sens, il ait recouvré sa liberté. Vous pouvez maintenant déterrer la hache contre ces squatters quand vous voudrez, n’est-ce pas, Susquesus ?

— Certainement. — La trêve est finie. — Susquesus est prisonnier comme les autres ; — il a rendu à Mille-Acres sa parole ; — il est libre à présent.

Je compris ce que l’Onondago voulait dire, quoique sa liberté fût assez problématique. Il voulait dire seulement que, étant venu se remettre entre les mains des squatters, il se trouvait dégagé des conditions de sa parole, et qu’il n’était plus astreint à cette neutralité qu’il avait promis de garder. Par bonheur, Jaap s’était échappé ; car rien n’indiquait du moins que sa présence eût été remarquée de Mille-Acres ou de ses fils ; et il était du plus haut intérêt pour moi qu’il pût rejoindre Frank Malbone. Frank devait être alors à peu de distance avec la force armée. Mais les squatters ne se soumettraient pas aisément ; et s’ils voulaient engager une lutte, malgré leur petit nombre elle pouvait être sérieuse. Dans une semblable famille les femmes comptaient aussi bien que les hommes, et souvent elles n’étaient ni les moins intrépides, ni les moins acharnées.

— Dieu seul, Mordaunt, sait ce qui adviendra de tout ceci, répondit le porte-chaîne à une de mes remarques, en allumant tranquillement sa pipe ; rien n’est plus incertain que la guerre, comme Susquesus peut vous le dire par une longue expérience, et, au surplus, comme vous le savez vous-même, puisque, tout jeune que vous êtes, vous avez déjà été au feu plus d’une fois. Frank n’en est pas non plus à son coup d’essai, et sans doute il va charger vigoureusement les squatters. C’est à nous de faire tous nos efforts pour être en mesure de le seconder efficacement.

— Mais êtes-vous certain que l’écuyer Newcome, qui est en rapports si intimes avec ces squatters, accordera le mandat d’arrêt qu’il est allé demander  ?

— C’est une question que je me suis déjà faite, Mordaunt, et elle est pleine de sens. Je crois que du moins il fera prévenir, sous main, Mille-Acres de ce qui se prépare, et qu’il cherchera à gagner du temps le plus possible. La justice n’a pas toujours de très-bonnes jambes, et il est bien des fripons qui savent la devancer à la course. Néanmoins celui qui a le bon droit de son côté a toujours de grandes chances en sa faveur. C’est ce que j’ai toujours senti depuis mon enfance, et ce que je comprends encore mieux depuis que je suis de retour, et que j’ai Ursule auprès de moi. La chère enfant n’apprend une foule de choses que j’ignorais ; et cela vous réjouirait le cœur de la voir le dimanche seule avec un vieil habitant des bois, simple et ignare, essayant de lui enseigner sa religion, et comment on doit craindre et aimer Dieu.

— Comment, mon vieil ami, Ursule remplit ce pieux devoir, et montre un intérêt si tendre et si éclairé pour votre bonheur à venir ! J’avais déjà pour elle autant de vénération que d’estime, à cause de son dévouement pour vous ; mais j’avoue que cette nouvelle preuve de sa tendresse me touche encore plus que toutes les autres.

— Voyez-vous, mon garçon, Ursule à elle seule vaut mieux que vingt ministres pour faire passer un vieil endurci tel que moi, dont la conscience s’est toute ratatinée dans le commerce du monde, des voies de la perdition dans celles de la paix et du bonheur Vous le savez, Mordaunt, le métier de porte-chaîne n’est pas celui qui porte le plus à la religion ; car elle n’est guère florissante dans les bois, sans que je puisse dire pourquoi, puisque, ainsi qu’Ursule me l’a expliqué mainte et mainte fois, Dieu est dans les arbres, sur les montagnes, dans les vallées, et que sa voix se fait entendre au milieu des solitudes du désert, tout aussi bien et même mieux que dans les clairières et dans les villes. Mais, enfin, la vie que je menais avant la guerre n’était point une vie religieuse, et la guerre n’est pas une profession où l’on pense, comme on le devrait, à la mort, bien qu’on l’ait, pour ainsi dire, jour et nuit devant les yeux.

— Ainsi donc, à toutes ses autres qualités, Ursule, si bonne, si sincère, si charmante, joint encore ce mérite admirable ? Non seulement elle se distingue par sa piété ; mais sa tendre sollicitude s’étend à cet égard sur ceux qu’elle aime ?

— On ne connaît pas Ursule en un jour, mon ami. Vous ne sauriez croire tout ce que son âme renferme de trésors cachés. Il faut avoir vécu longtemps avec elle pour découvrir tout ce qu’il y a en elle de douceur, d’affection, de vertus et de piété ! Vous l’apprendrez quelque jour, Mordaunt !

— Quelque jour ? moi qui, déjà, l’aime avec une ardeur que je n’aurais jamais crue possible il y a trois mois ; moi qui ne vois qu’elle, ne pense qu’à elle, même dans mes rêves ; moi dont elle n’a point rejeté les vœux, quand je lui à promis solennellement de l’épouser !

Le vieil André fut surpris de la chaleur de cette déclaration ; et l’Indien, lui-même, tourna la tête de mon côté d’un air de satisfaction. Entraîné par une impulsion irrésistible, j’avais été trop loin pour ne pas achever.

— Oui, ajoutai-je en saisissant la main du porte-chaîne, j’accomplirai le vœu que vous avez si souvent formé ; Que de fois ne m’avez-vous pas dit que tout votre désir serait de me voir épouser votre charmante nièce ! Eh bien, aujourd’hui je viens vous prendre au mot, et vous dire que mon plus grand bonheur sera de pouvoir vous appeler mon oncle.

À ma grande surprise, le porte-chaîne ne manifesta point de joie. J’avais bien remarqué que, depuis mon arrivée à Ravensnest, il ne m’avait plus ouvert la bouche de son projet favori ; et, maintenant que j’étais non-seulement disposé à le satisfaire, mais que c’était même le plus ardent de mes vœux, il montrait plus que de la froideur. Je ne revenais point de mon étonnement, et j’attendis avec inquiétude qu’il s’expliquât.

— Mordaunt ! Mordaunt ! me dit-il du fond du cœur ; voilà une parole que j’aurais voulu ne vous entendre jamais prononcer. Je vous aime, mon garçon, presque autant que j’aime Ursule elle-même ; mais je suis fâché, très-fâché de vous entendre parler de l’épouser !

— Vous m’affligez autant que vous m’étonnez, mon vieil ami. Vous ne désiriez qu’une chose, c’était que je connusse votre nièce, que j’en devinsse amoureux et que j’en fisse ma femme. La connaissance est faite, l’amour est venu, et maintenant vous me refusez sa main, comme si j’en étais indigne !

— Non, mon garçon, non. Vous savez bien que telle ne peut être ma pensée, et que c’est un tout autre motif qui dicte ma conduite Je ne me souviens que trop que je vous ai tenu le langage que vous dites. Que voulez-vous ? j’étais un vieux fou, un vieux radoteur qui ne voyait pas plus loin que le bout de son nez. J’étais alors dans l’armée ; nous étions tous deux capitaines ; j’étais votre ancien ; il me semblait que nous étions égaux, et que c’était un honneur d’épouser ma nièce ; mais, depuis que je suis revenu dans les bois, que j’ai repris ma chaîne, que je travaille pour vivre, que je sens ma misère ; en un mot, que je me vois tel que je suis, tout a bien changé de face. Non, non, Ursule Malbone n’est pas un parti sortable pour le fils du général Littlepage !

— Voilà un langage qui est si contraire à toutes vos idées, à tous vos principes, qu’il ne peut venir de vous, André ; il faut qu’il vous ait été suggéré.

— Je ne m’en défends pas, et c’est Ursule elle-même qui, avec sa gentille manière de s’exprimer, a fait naître ces scrupules.

— Ursule ! Et comment a-t-elle pu supposer que jamais il pourrait être question de mariage entre nous ?

— Asseyez-vous là, mon garçon, et je vous conterai toute l’histoire. Susquesus, vous n’avez pas besoin d’aller vous retirer dans un coin, comme si vous n’aviez pas une bonne figure à montrer. Revenez, mon ami, reprenez votre ancienne place à côté de moi, comme vous étiez lorsque l’ennemi nous chargeait hardiment en face ; je n’ai pas de secrets pour vous. — Voici, Mordaunt, le fort et le faible de la chose. À mon retour du camp, la tête encore tout échauffée par les fumées de la gloire, et par le souvenir des épaulettes, je me mis à parler de vous à Ursule, tout comme je vous parlais d’elle. Je lui dis quel beau garçon vous étiez, brave, généreux, honnête, — que le lecteur me pardonne de répéter ce que la partialité du porte-chaîne lui suggérait en ma faveur ; — je lui parlai de vos campagnes et de votre esprit, comment vous nous faisiez tous rire, même en marchant au combat, quel père et quel grand-père vous aviez, enfin tout ce qu’un ami dévoué doit dire de son ami, quand ce qu’il dit est vrai, et qu’il parle à une jeune et jolie personne dont il voudrait le voir aimé. Et ces conversations, je ne les ai pas eues une fois, Mordaunt, mais vingt fois et plus, je vous en réponds.

— Je serais curieux de savoir ce qu’Ursule pouvait répondre.

— Ce sont justement ses réponses qui m’ont éclairé. D’abord elle se contentait de rire, ou de prendre de petits airs malins, et elle en était plus gentille encore. Mais enfin, un jour que je revenais à la charge, elle prit son air sérieux et me dit qu’une pauvre orpheline comme elle ne pouvait point songer à une union semblable ; que vous aviez des parents qui n’y consentiraient jamais, ou qui du moins ne pourraient qu’avec une grande répugnance voir entrer dans leur famille la nièce d’un porte-chaîne ; que ce serait une mésalliance aux yeux du monde, et que le fils et l’héritier du général Littlepage ne pouvait jamais épouser une pauvre fille des bois.

— Et vous avez réfuté toutes ces misérables considérations, mon bon André ?

— Ah bien oui ! J’aurais voulu vous voir à ma place ! Si vous saviez avec quelle grâce elle parlait, comme tout ce qu’elle disait partait du cœur ! Vous auriez trouvé comme moi, Mordaunt, qu’il n’y avait rien à répondre.

— Comment, André ? est-ce que sérieusement vous me refuseriez Ursule ?

— C’est Ursule que cela regarde. Votre position n’est pas changée : elle est toujours la nièce d’un porte-chaîne, et vous le fils d’un général. Parlez-lui : vous verrez ce qu’elle vous dira.

— Je lui ai parlé, et elle ne m’a rien dit de semblable.

— Voilà qui est étrange ! Comment, vous n’avez pas été repoussé avec perte ?

— Nullement. Que j’aie le consentement de mes parents, et celui d’Ursule ne se fera pas attendre.

— Je n’en reviens pas ! Ce que c’est alors que de voir les gens, de leur parler, de chanter, de rire avec eux ! Moi, j’ai toujours été garçon, Mordaunt, et j’avoue que je ne suis pas fort pour lire ce qui se passe dans le cœur d’une jeune fille ; mais il paraît que quand on a dit blanc, cela n’empêche pas de dire noir ensuite. Mais enfin Ursule n’en a pas moins pour oncle un pauvre porte-chaîne.

— André Coejemans, je vous le jure, on me proposerait d’épouser la fille de Washington lui-même, s’il en avait une, que je préférerais devenir votre neveu ; Mais brisons là pour le moment. Voici les squatters qui viennent en masse. Qu’il soit bien entendu seulement qu’Ursule sera ma femme, pourvu que nous puissions la protéger contre ces mécréants.

André me serra la main affectueusement. Il ignorait la conversation que j’avais entendue dans le moulin, et ne partageait pas au même degré mes inquiétudes. Je ne craignais point qu’Ursule cédât à des considérations ordinaires pour devenir la femme de Zéphane ; mais on pouvait l’effrayer en se portant devant elle à des menaces contre son oncle et contre moi. Et ces menaces pouvaient finir par être mises à exécution. On se trouve quelquefois entraîné par les circonstances à franchir les limites qu’on s’était imposées de sang-froid, et alors le crime ne s’arrête pas à moitié chemin. Mais la crise approchait, et j’en attendis le dénouement avec le calme dont j’étais capable.

Le soleil était couché et l’obscurité s’était répandue autour de nous, au moment où Tobit et ses frères se présentèrent à la porte de notre prison, et me dirent ainsi qu’au porte-chaîne de les suivre ; il ne fut pas question de Susquesus. Nous obéîmes avec empressement ; car c’était déjà quelque chose de se trouver en plein air, malgré la surveillance sévère dont nous étions l’objet. Nous marchions l’un et l’autre entre deux hommes armés ; mais nous ne pensions qu’au bonheur de toucher au moment où nous entendrions sans doute parler d’Ursule.

Nous pouvions être à mi-chemin entre le magasin et l’habitation de Mille-Acres, quand tout à coup André s’arrêta, et demanda la permission de me dire quelques mots en particulier. Tobit, dans le premier moment, ne savait trop s’il devait accéder à cette demande ; mais j’avais déjà pu remarquer qu’on avait des ménagements pour le porte-chaîne, et Tobit finit par consentir à former avec ses frères un grand cercle au centre duquel on me laissa avec mon vieil ami.

— Il faut que je vous communique une idée qui me vient, commença André à voix basse. Malbone ne peut tarder à arriver avec du renfort. Si nous disions à ces gueux-là que nous n’avons pas la tête assez libre ce soir pour une nouvelle conférence, et que nous préférons attendre le matin, peut-être nous reconduiraient-ils à notre prison, et pendant ce temps Frank serait ici ?

— Il vaut beaucoup mieux, André, tâcher de prolonger notre conférence, de manière à ce que nous soyons libres ou à peu près, au lieu d’être renfermés dans le magasin, quand Malbone se présentera. Dans la confusion nous pourrons trouver moyen de nous échapper et de rejoindre nos amis.

André inclina la tête en signe d’assentiment, et, à partir de ce moment, il ne parut plus chercher qu’à traîner les choses en longueur.

L’obscurité était si grande que Mille-Acres avait résolu cette fois de siéger dans l’intérieur de la maison, en plaçant une garde suffisante à l’entrée. Il y a peu de variation dans la distribution intérieure d’une chaumière américaine. Deux tiers environ de l’espace sont donnés à la pièce principale où se trouve le foyer, et qui sert à la fois de cuisine et de salon, tandis que le reste du bâtiment est partagé en trois subdivisions : une petite chambre à coucher, un endroit pour le beurre, et la cage de l’escalier ou de l’échelle par laquelle on descend à la cave ou l’on monte au grenier. Le fermier qui prospère ne se contente pas longtemps d’une demeure aussi étroite et aussi modeste ; et bientôt la maison à deux étages et à cinq croisées de face succède à l’humble chaumière. Quelques maisons de campagne ont jusqu’à huit et même neuf croisées ; mais elles sont rares, et ce sont des résidences privilégiées qui font exception.

Dans la forêt, et surtout dans les parties les plus récemment défrichées de l’État de New-York, les soirées sont généralement froides, même en plein été. Ce soir-là, en particulier, l’air était si piquant qu’il gelait presque, et Prudence avait allumé un grand feu dans l’âtre de la grossière cheminée. C’est à la clarté de ce feu ardent, constamment entretenu par des broussailles sèches qu’on y jetait, que se passèrent les scènes qu’il me reste à raconter.

Nous trouvâmes, en entrant, presque toute la famille rassemblée dans la grande salle que j’ai décrite. La femme de Tobit et une ou deux de ses sœurs étaient absentes ; sans doute elles étaient auprès d’Ursule. Laviny, debout près de la cheminée, avait l’air triste et pensive. On ne m’accusera pas de vanité si j’ajoute que, dans ma pensée, la vue d’un jeune homme qui, par ses manières et sa tournure, était si supérieur à ceux au milieu desquels elle passait sa vie, avait produit une certaine impression, je ne dirai pas sur le cœur, mais du moins sur l’imagination de la jeune fille. C’est ce qui expliquait sa conduite antérieure et les attentions qu’elle avait eues pour moi ; tandis que le nuage qui couvrait alors son front provenait autant de la scène dont elle avait été témoin entre Ursule et moi près du rocher, que de ce qu’elle me voyait de nouveau prisonnier. L’amitié de Laviny pouvait encore m’être très-utile, et j’avoue que l’idée de l’avoir perdue ne m’était rien moins qu’agréable. Au surplus le temps seul pouvait m’apprendre là quoi m’en tenir à ce sujet.

Mille-Acres eut la politesse de nous faire donner des sièges. En regardant toutes les figures de ce cercle grave et attentif, je ne surpris aucune trace d’hostilité ; au contraire, les physionomies étaient plus calmes que lorsque nous avions été renfermés. J’en augurai que mon vieil ami et moi nous allions recevoir des propositions d’une nature assez pacifique. Je ne me trompais pas : les premières paroles qui furent prononcées furent dans à ce sujet.

— Il est temps, porte-chaîne, commença Mille-Acres en personne, que cette affaire entre nous arrive à une solution. Elle empêche les garçons de se livrer à leur travail, et elle met toute la famille sens dessus dessous. Je suis raisonnable, et jamais je n’ai cherché à embrouiller les choses. Que de différends n’ai-je pas amenés à bonne fin dans ma vie ! et je ne suis pas trop vieux pour en faire encore autant. Quand il a suffi de bonnes raisons, tant mieux ; quand il a fallu en venir à des arguments plus solides, j’étais encore là ; néanmoins tout finissait par s’arranger. Une ou deux fois dans ma vie, j’ai pu être accablé par le nombre, et terrassé par votre maudite justice, comme vous l’appelez ; j’étais jeune alors, sans expérience ; il a bien fallu filer doux et décamper. Mais l’habitude nous rend parfaits. Je n’ai pas vécu soixante-dix ans sans apprendre qu’il faut saisir l’occasion par les cheveux, et que les affaires demandent à être menées rondement. Je vous ai toujours jugé du même caractère que moi, porte-chaîne, c’est-à-dire un homme raisonnable, expérimenté, et prêt à entrer en accommodement. Je ne vois donc pas grande difficulté à arranger cette affaire à l’instant, afin qu’il n’y ait plus entre nous ni gros mots ni sentiments haineux. Voilà ma manière de voir ; est-ce aussi la vôtre ?

— Puisque vous me parlez si poliment, Mille-Acres, je suis prêt à vous entendre et à vous répondre sur le même ton, répliqua André dont la figure s’était sensiblement adoucie à ce langage conciliant ; il n’y a rien qui convienne mieux à un homme, et surtout à un vieillard, que la modération. Je ne crois pas néanmoins qu’il y ait beaucoup de points de ressemblance entre vous et moi, Mille-Acres, si ce n’est l’âge. Nous sommes l’un et l’autre assez avancés dans la vie pour méditer les grandes vérités qui se trouvent dans la Bible. Voyez-vous, Aaron, c’est un livre qu’on ne lit pas assez, dans les bois. Si je dis cela, ce n’est pas pour me vanter. Si j’en sais quelque chose, c’est à Ursule, ma nièce, que je le dois. C’est qu’elle vous explique tous ces beaux dogmes mieux qu’un révérend. Je voudrais que vous l’entendissiez, vous et Prudence. Rien n’est plus édifiant ni plus profitable. Et tenez, à présent que vous paraissez dans des dispositions convenables, vous en retireriez un grand profit. Il paraît qu’elle n’est pas loin d’ici, et…

— Non, elle n’est pas loin, et je suis charmé que vous ayez prononcé son nom ; car j’allais vous en parler moi-même. Je vois que nous avons la même opinion de la jeune personne, et j’espère que grâce à elle nous pourrons nous réconcilier et redevenir bons amis. Je l’ai envoyé chercher ; et elle va venir avec la femme de Tobit, qui s’est déjà prise pour elle d’une affection étonnante.

— Voilà qui est étonnant en effet ! s’écria le porte-chaîne, qui croyait réellement que la grâce opérait tout à coup dans la famille du squatter, et qu’il se préparait quelque chose dans le genre d’une conversion générale. — Oui, oui, les prodiges arrivent au moment où on les attend le moins ; et c’est ce qui les rend si prodigieux.