Le Porte-Chaîne/Chapitre 23

Traduction par Auguste-Jean-Baptiste Defauconpret.
Furne, C. Gosselin (Œuvres, tome 26p. 243-256).


CHAPITRE XXIII.


Seuls, au milieu des ombrages, ils vivaient de la vie des champs et parlaient le langage du cœur ; ou bien ils soupiraient, et leurs regards disaient ce que leur bouche était impuissante à exprimer.
Thompson.


Ma situation, pour n’être pas tout à fait désespérée, n’en était pas moins critique. L’anxiété avec laquelle j’écoutais le moindre son qui eût pu indiquer que j’étais découvert, était vraiment pénible. Je crus un moment que j’entendais crier. Je me sentis perdu, et il me semblait même qu’on approchait du moulin pour me saisir. Le bruit des pas retentissait déjà à mes oreilles. C’était l’effet de mon imagination malade. Le seul bruit qui troublât le calme de la nature était celui des eaux qui se précipitaient au-dessous de moi. J’eus le temps de respirer et de me reconnaître.

On pense bien que le moulin était d’une construction grossière. Ce qu’on appelait le comble ne consistait qu’en quelques planches de rebut jetées çà et là sur les poutres, de manière à former une espèce de plancher ; et mon premier soin fut de rapprocher plusieurs de ces planches et d’en placer deux ou trois les unes sur les autres, de manière à me former une espèce d’abri qui me dérobât à la vue de ceux qui pourraient entrer dans le moulin. Tout en prenant ces dispositions, j’eus soin de faire le moins de dérangement possible, afin d’éviter tout ce qui aurait pu attirer l’attention.

À peine avais-je terminé mes arrangements à ma satisfaction, que je regardai autour de moi pour voir s’il y avait quelque moyen d’observer ce qui se passait au dehors. À l’aide de mon couteau, je parvins à faire entre deux des ais grossiers qui formaient la toiture, un trou grand comme l’œil ; c’était tout ce qu’il me fallait pour pouvoir découvrir à quelque distance.

Les recherches se poursuivaient toujours activement. Les squatters savaient bien que je n’avais pas eu le temps de gagner les bois ; ils étaient donc certains que j’étais caché quelque part. Toutes les huttes avaient été visitées avec le plus grand soin ; mais personne n’avait eu l’idée d’entrer dans le moulin, parce qu’il semblait évident que je n’avais pu prendre qu’une direction tout opposée. On continua à chercher partout, dans les plus petits coins, derrière les moindres haies ; puis enfin, lorsque tout eut été exploré, mes ennemis s’arrêtèrent, ne sachant plus de quel côté tourner leurs pas.

Ils étaient trop accoutumés à leur situation et à tout ce qu’elle avait de précaire pour ne pas savoir quels expédients ils devaient adopter dans des circonstances semblables. Ils commencèrent à placer les plus jeunes enfants en observation sur les points qui semblaient les plus favorables pour ma retraite ; puis le père, rassemblant autour de lui ses grands fils, au nombre de sept, se dirigea lentement avec eux vers le moulin. Dès qu’ils furent entrés, ils se formèrent en cercle immédiatement au-dessous de moi, ce qui me permit d’entendre, sans être vu, tout ce qu’ils dirent.

— Ici, du moins, nous serons hors de la portée des longues oreilles de nos petits curieux, dit Mille-Acres en s’asseyant sur l’arbre qui devait être scié le premier. Voilà qui est vraiment inexplicable, Tobit, et je n’aurais jamais cru qu’un de ces jeunes citadins sût si bien faire usage de ses jambes. Où donc peut-il s’être caché ?

— C’est que s’il nous échappe, c’en est fait de tout notre avoir, vociféra Tobit. À peine arrivé à Ravensnest, il n’aura rien de plus pressé que de nous faire arrêter, et Newcome n’est pas homme à soutenir des squatters quand il les verra dans l’embarras.

— Allons, vous êtes trop sévère pour l’Écuyer, reprit Mille-Acres. Je suis sûr que du moins il nous dépêcherait un messager, afin que nous eussions tout le temps de déguerpir.

— Et alors, adieu les planches qui sont déjà sur l’eau ! adieu tous les bois qui sont préparés ! Songez donc qu’il n’y en a pas un morceau que je n’aie arrosé de mes sueurs ! Ah ! on ne me les enlèvera pas impunément, et je saurai bien les défendre !

Il était étonnant qu’un homme qui attachait tant de prix à ce qu’il regardait comme sa propriété fit si bon marché de celle des autres. En cela, Tobit ne faisait qu’obéir aux mauvais instincts de notre nature, qui nous font envisager la même question sous des points de vue tout différents, suivant notre intérêt.

— Et moi, rien au monde ne me fera abandonner mes bois et ma clairière ! s’écria Mille-Acres avec énergie. Nous avons combattu contre le roi George pour la liberté ; pourquoi ne nous battrions-nous pas pour notre bien ? Et que nous servirait la liberté après tout, si nous nous laissions dépouiller ainsi ?

Tous les fils témoignèrent hautement qu’ils partageaient ces sentiments, et une sorte d’ardeur guerrière se peignit sur tous les visages.

— Mais, père, si nous reprenons ce jeune insolent, qu’en ferons-nous ? demanda Zéphane. — Je redoublai d’attention ; car la question était d’un certain intérêt pour moi. — Nous ne pourrons le retenir longtemps sans que sa disparition fasse du bruit, et tôt ou tard nous en pâtirons. Nous avons beau avoir un droit incontestable sur l’ouvrage de nos mains ; nous ne pouvons nous dissimuler que le pays n’est pas favorablement disposé pour les squatters.

— Je me soucie bien du pays ! répondit fièrement Mille-Acres. S’il a besoin du jeune Littlepage, qu’il vienne le chercher, et il trouvera à qui parler. Pour moi, je déclare que si cet écervelé retombe entre mes mains, il n’en sortira vivant qu’à la condition de me faire la cession en bonne forme de deux cents acres de terres et du moulin, et de me donner quittance de tout le passé. Voila mes deux conditions, et je n’en démordrai pas.

À cette déclaration positive succéda une longue pause, et je craignis que le bruit étouffé de ma respiration ne finît par se faire entendre. Heureusement Zéphane reprit la parole, et je me convainquis que ce silence n’avait pas eu pour but d’écouter quelque bruit étrange qui aurait pu parvenir jusqu’à eux, mais bien de réfléchir à ce que leur père venait de dire.

— J’ai entendu dire, répondit-il, que des actes faits dans des circonstances semblables n’ont aucune valeur aux yeux de la loi. L’écuyer Newcome l’a expliqué lui-même devant moi la dernière fois que j’allai à Ravensnest.

— Ah ! ça, mais qu’ils s’entendent donc une bonne fois avec leurs lois ! hurla le vieux squatter. Ils font des lois, et tiennent la main à ce qu’on les observe ; puis, si l’on se présente en justice avec un acte en bonne forme à la main, voilà que ce n’est plus ça ! la loi n’est plus la loi. J’avais pensé justement à soutirer un bout d’écrit à ce jeune Littlepage, et au moment où j’étais décidé à le faire, dès que nous serions parvenus à remettre la main sur lui, vous venez me dire que cet écrit ne serait bon à rien ! Zéphane, Zéphane ! vous allez trop souvent dans leurs établissements, et vous laissez pervertir votre esprit par leurs inventions et par leurs propos.

— J’espère que non, père, quoique j’avoue que j’y vais avec plaisir. Je suis arrivé à une époque de la vie où un homme songe à se marier ; et comme il n’y a point ici d’autres filles que mes sœurs, il est naturel que je cherche dans le voisinage. Je ne cacherai pas que tel est l’objet de mes fréquentes visites à Ravensnest.

— Et vous avez trouvé cet objet charmant ? parlez franchement. Vous savez que j’ai le mensonge en horreur, et que je me suis toujours efforcé de vous apprendre à tous à dire la vérité. Voyons, quel est-il ? Notre famille est du nombre de celles où l’on peut entrer en le demandant.

— Bon Dieu, mon père ! il s’agit bien qu’Ursule demande à y entrer ! Voilà trois fois que je me propose, et trois fois qu’elle me répond, dans les termes les plus clairs du monde, qu’elle ne donnera jamais son consentement, et que je ne dois plus songer à elle.

— Quelle est donc la jeune fille, dans cette partie du pays, qui croit pouvoir lever la tête plus haut qu’aucun des fils de Mille-Acres ? demanda le vieux squatter de l’air d’un Bourbon qui verrait refuser son alliance parce qu’on ne trouverait pas son sang assez noble ; je voudrais la voir et causer avec elle ! Comment l’appelez-vous, Zéphane ?

— Ursule Malbone, mon père, c’est la nièce du porte-chaîne.

— La nièce du porte-chaîne ! Et vous lui avez offert par trois fois de l’épouser ; l’ai-je bien entendu, Zéphane ?

— Oui, père, par trois fois ; et chaque fois elle m’a répondu par un non très-positif.

— Eh bien ! la quatrième fois, elle changera d’idée. Ne pourrait-on pas la surprendre et l’amener ici ? Est-ce qu’elle est venue demeurer dans la forêt avec le vieil André ?

— Oui, mon père.

— Et savez-vous si elle est très-attachée à son oncle ; ou bien est-ce une de ces jeunes évaporées qui ne pensent qu’à leur toilette ?

— Je sais qu’elle aime le vieil André comme un père.

— Alors, Zéphane, pourquoi n’iriez-vous pas la prévenir que son oncle est dans la peine, que vous ne savez pas ce qui pourra lui arriver, et qu’elle devrait venir le voir ? Quand nous la tiendrons ici, vous mettrez vos plus beaux habits, nous enverrons chercher l’écuyer Newcome, et, qui sait ! vous vous trouverez peut-être marié beaucoup plus vite que vous n’auriez jamais osé l’espérer.

Cette proposition reçut l’accueil le plus favorable, surtout de la part du jeune Zéphane qu’elle intéressait particulièrement.

— Père, dit-il, appelez Laviny, et parlez-lui un peu d’Ursule Malbone. Tenez ! elle est là-bas avec la femme de Tobit et avec notre mère, qui furète au milieu des choux, comme si elle pensait qu’un homme pût s’y trouver caché.

Mille-Acres appela sa fille d’un ton d’autorité, et j’entendis bientôt le pas tremblant de la pauvre enfant. Elle pensait naturellement qu’on ne la faisait venir que parce qu’on la supposait de complicité dans mon évasion, et c’était la cause de ses angoisses.

— Venez, Laviny, commença Mille-Acres avec ce ton austère qu’il avait d’ordinaire en parlant à ses enfants. Savez-vous quelque chose sur une certaine Ursule Malbone, qui est nièce du porte-chaîne ?

— Merci du ciel, père, quelle peur vous m’avez faite ! je pensais que vous aviez trouvé le jeune homme, et que vous pensiez que j’avais pu aider à le cacher.

Quelque singulier que cela puisse paraître, cette parole imprudente échappée à la conscience n’éveilla aucun soupçon. Quand Laviny se trahit ainsi elle-même, je crus qu’on la soumettrait à un interrogatoire sévère, et que la vérité allait se découvrir. Mais ni le père ni aucun des fils n’attacha d’importance à une remarque qui ne parut provoquée que par l’impression générale que mon inexplicable évasion avait produite sur tous les esprits.

— Qui parle à présent du jeune Littlepage ? répondit Mille-Acres avec une certaine aigreur. Je vous demande ce que vous savez de la nièce du porte-chaîne ?

— Ce que j’en sais, père ? répondit Laviny, assez disposée à révéler un des secrets qui lui pesaient sur le cœur, afin de mieux cacher l’autre qui était de beaucoup le plus important ; — je vais vous le dire, quoique je ne l’eusse jamais vue avant aujourd’hui. Zéphane m’a parlé bien des fois de la jeune fille qui porta la chaîne avec le vieil André pendant un mois entier, et il voudrait bien l’épouser.

— Vous ne l’aviez jamais vue avant aujourd’hui ! Qu’est-ce à dire ? où donc l’avez-vous vue aujourd’hui, enfant ? Est-ce que toute la création s’est donné rendez-vous dans ma clairière ? où donc l’avez-vous vue, encore une fois ?

— À l’entrée de la clairière avec son oncle, et je…

— Eh bien, je….. Pourquoi n’achevez-vous pas, Laviny ?

J’aurais pu dire aisément à Mille-Acres pourquoi sa fille hésitait ; mais elle sut se tirer d’affaire par sa présence d’esprit et par son adresse. Je crois que la maligne pièce n’en était pas à son début en ce genre.

— C’est que, voyez-vous, j’ai été cueillir des mûres dans l’après-midi, et en entrant dans le champ aux mûriers, juste sur la limite du bois, je vis une jeune fille qui n’était autre que Ursule en personne. Nous causâmes ensemble et elle me raconta toute son histoire. Elle attend son oncle pour s’en retourner.

— Vraiment ! Voilà une nouvelle, mes garçons ! Et savez-vous où elle est à présent, Laviny ?

— Pas précisément ; car elle m’a dit qu’elle allait s’enfoncer dans la forêt, de peur d’être vue ; mais une heure avant le coucher du soleil, elle doit revenir au pied du grand châtaignier qui est dans le champ aux mûriers, et j’ai promis d’aller l’y rejoindre, ou pour la ramener avec moi coucher dans une de nos maisons, ou pour lui porter de quoi souper et se faire un lit.

Ces paroles dites avec franchise, et empreintes de cette sympathie que les jeunes personnes ne manquent jamais d’éprouver l’une pour l’autre, inspirèrent une confiance entière, et le vieux squatter se détermina aussitôt à agir en conséquence. Je l’entendis se lever, et dire en s’en allant :

— Tobit, et vous tous, mes fils, venez avec moi. Nous allons faire encore une recherche dans les huttes et derrière toutes les piles de bois, pour voir si ce Littlepage n’aurait pas trouvé moyen de s’y glisser, pendant que nous avions les yeux tournés d’un autre côté. Vous, Laviny, vous n’avez pas besoin de venir avec nous. Vous autres filles, vous avez une manière de chercher, en courant toujours comme des effarées, qui fait plus de mal que de bien.

J’attendis que tout bruit de pas, même lointain, eût cessé de se faire entendre, et alors je me hasardai à bouger une main pour trouver une ouverture que j’avais laissée à dessein, et à travers laquelle je pouvais voir au-dessous de moi. Sur la pièce de bois que son père venait de quitter, Laviny s’était assise, et son regard inquiet semblait me chercher. Enfin, elle dit à voix basse :

— Êtes-vous toujours là ? Mon père et les garçons ne sauraient nous entendre à présent, si vous avez soin de ne pas parler trop haut.

— Je suis ici, ma bonne Laviny, grâce à votre bienveillante amitié, et j’ai entendu tout ce qui s’est passé. Vous avez vu Ursule Malbone, et vous lui avez remis mon billet ?

— Aussi vrai que je vous vois ; et elle l’a lu tant de fois que je suis sûr qu’elle doit le savoir par cœur.

— Mais qu’a-t elle dit ? ne vous a-t-elle chargé d’aucun message pour son oncle, d’aucune réponse à ce que j’avais écrit ?

— Oh ! elle m’en a dit long, car vous savez que les jeunes filles aiment à babiller lorsqu’elles se trouvent ensemble ; et nous sommes restées, Ursule et moi, une grande demi-heure à causer. Mais je ne saurais rester ici à vous répéter tout ce qu’elle a dit ; on pourrait s’étonner que je sois si longtemps dans le moulin.

— Vous pouvez me dire si elle vous a chargée de quelque réponse à mon billet ?

— Elle n’a pas soufflé le mot sur votre lettre. Oh ! c’est une fille qui est très-réservée quand elle reçoit un billet d’un jeune homme. La trouvez-vous aussi étonnamment belle que le dit Zéphane ?

Cette question n’annonçait rien de bon, mais il était politique d’y répondre, et de manière à ne pas effaroucher Laviny ; car je n’avais d’espoir qu’en elle.

— Elle n’est pas mal ; pourtant j’ai vu récemment des personnes tout aussi jolies. Mais jolie ou non, elle est de votre sexe, et il ne serait pas bien de l’abandonner quand elle est dans la peine.

— Et, dût mon père me chasser, je ne l’abandonnerai pas non plus, répondit Laviny avec une expression qui prouvait que tous les bons sentiments de son cœur avaient repris le dessus ; je suis fatiguée de toute cette vie de squatter, et je ne vois pas pourquoi l’on ne vivrait pas toujours dans le même endroit. Voyons ; qui y a-t-il de mieux à faire pour Ursule Malhone ? Peut-être ne serait-elle pas fâchée d’épouser Zéphane ?

— Pendant que vous étiez avec elle, avez-vous rien vu, rien entendu qui ait pu vous le faire supposer ? Voyons, que vous a-t-elle dit ?

— Mon Dieu ! une foule de choses ; mais elle n’a presque parlé que du vieux porte-chaîne. Elle n’a pas prononcé une seule fois votre nom.

— Je conçois que ce soit surtout son oncle qui l’inquiète… Mais que compte-t-elle faire ? Restera-t-elle près de cet arbre jusqu’à votre retour ?

— Elle est sous un rocher très-près du châtaignier, et c’est là qu’elle doit m’attendre. Il n’est point difficile de la trouver.

— Que se passe-t-il au dehors dans ce moment ? ne pourrais-je pas descendre, me glisser jusqu’au lit de la rivière, et aller ainsi par un circuit rejoindre Ursule Malbone, pour l’avertir du danger qu’elle court ?

Laviny ne répondit pas sur-le-champ, et je commençai à craindre de l’avoir mécontentée. Elle parut réfléchir ; mais lorsqu’elle releva la tête, je ne vis sur sa figure que l’expression d’une tendre sympathie.

— Sans doute, il y aurait de la cruauté à forcer Ursule à épouser Zéphane, si elle ne l’aime pas, dit-elle avec chaleur. Peut-être, en effet, serait-il mieux de lui apprendre ce qui se passe, afin qu’elle choisisse elle-même.

— Elle m’a dit, répondis-je avec une parfaite franchise, que sa foi était engagée à un autre ; et il y aurait plus que de la cruauté à lui faire épouser un homme, quand elle en aime un autre.

— Il n’en sera rien, reprit-elle avec une énergie qui n’effraya presque. Et, sans me donner le temps de répliquer, elle m’indiqua aussitôt la manière dont je devais m’y prendre pour accomplir ce que je désirais.

— Voyez-vous cette poutre qui s’avance à l’angle du moulin ? ajouta-t-elle en pressant ses paroles. Elle descend jusqu’au roc d’où l’eau se précipite. Il vous est facile d’y arriver sans être vu ; le toit vous cachera. et, une fois là, vous attendrez que je vous dise de passer sur la poutre. Arrivé sur le roc, vous trouverez un sentier qui vous conduira le long du bord de l’eau jusqu’à un petit pont en bois. En le traversant, et en suivant le chemin à gauche, vous atteindrez l’extrémité de la clairière, et vous n’aurez qu’à suivre un peu la lisière du bois pour arriver au châtaignier. Le rocher est à droite, à cinquante pas tout au plus.

J’écoutai avidement ces instructions, et j’étais près de la poutre presque à l’instant où Laviny cessa de parler. J’attendis alors qu’elle me dît d’avancer.

— Pas encore, me dit-elle en baissant la tête et en affectant d’être occupée de quelque chose à ses pieds ; — mon père et Tobit viennent de ce côté, et ils sont juste en face du moulin. — Ah ! tenez-vous prêt ; voilà qu’ils détournent la tête ; et ils vont sans doute rebrousser chemin. Justement ! ils s’en vont. Attendez un moment. Allons, vite ! — Surtout ne partez point pour tout à fait sans que je vous aie revu.

J’entendis ces derniers mots en descendant le long de la poutre. Au moment où je la quittais, je risquai un coup d’œil sur les objets environnants, et je vis, à une centaine de pas, Mille-Acres et Tobit, qui s’étaient séparés du groupe général, et qui semblaient se concerter ensemble. Je m’élançai aussitôt sur le roc, et descendant la rampe de la colline, j’arrivai à l’endroit ou un arbre avait été jeté à travers la rivière. Jusqu’à ce que j’eusse franchi ce pont et que j’eusse pu gravir l’autre bord, j’étais complètement exposé aux regards de quiconque aurait pu se trouver dans l’enfoncement ; et, à tout autre moment, surtout dans cette saison, je n’aurais pu manquer d’être découvert, puisqu’il y avait toujours quelque squatter a l’ouvrage sur le bord de l’eau ; mais alors ils étaient tous réunis sur un autre point par suite des incidents de la matinée, et j’effectuai ce trajet critique sans encombre. Dès que je me trouvai à l’abri derrière un rideau de petits pins qui bordaient le sentier, je repris un moment haleine, et je cherchai, en écartant quelques broussailles, à observer ce qui se passait.

Le groupe des jeunes squatters était toujours à la même place, Mille-Acre et Tobit se promenant à l’écart. Prudence se tenait à la porte d’une butte éloignée, entourée, suivant son habitude, d’un essaim de petits marmots, et s’entretenant vivement avec deux ou trois de ses belles-filles. Laviny avait quitté le moulin, et elle errait sur la colline opposée, assez près du bord pour m’avoir vu franchir l’espace découvert. Voyant qu’elle était toute seule, je me hasardai à tousser assez haut pour me faire entendre d’elle. Un geste d’effroi me convainquit que j’avais réussi ; et après m’avoir fait signe de partir, elle courut rejoindre les femmes qui entouraient sa mère.

Quant à moi, je ne pensai plus qu’à Ursule. Que m’importait qu’elle en aimât un autre ? une fille comme elle ne devait pas être sacrifiée à un Zéphane, et, si je ne perdais pas de temps, elle pouvait encore être sauvée. Cette idée me donna des ailes, et je fus bientôt en vue du châtaignier. Trois minutes après, j’étais au pied de l’arbre. Comme j’avais été au moins un quart d’heure à contourner cette partie de la clairière, je crus prudent d’observer encore une fois la position de mes ennemis, avant de me diriger vers le rocher ; la haie de mûriers de Laviny m’offrait un abri convenable, et je m’y blottis un instant.

Il était évident que quelques mesures avaient dû être décidées entre Mille-Acres et Tobit. Sauf un jeune garçon resté en sentinelle près du magasin, et quelques enfants, on ne voyait plus aucun squatter. Susquesus lui-même, qui depuis sa délivrance n’avait point cessé d’errer çà et là, avait disparu. Prudence et ses filles couraient de hutte en hutte dans une grande agitation, et elles semblaient ne pouvoir tenir en place. Ces faits constatés, je me retournai pour courir au rocher. Comme je sortais du milieu des mûriers, j’entendis une branche sèche craquer sous un pas pesant, et regardant avec précaution autour de moi, je vis Jaap qui s’avançait vers moi, une carabine sur chaque épaule.

— Que le ciel te bénisse, mon fidèle Jaap ! m’écriai-je en tendant le bras pour recevoir une des armes ; tu arrives bien à propos, et tu vas me conduire auprès de miss Malbone.

— Oui, maître, et avec grand plaisir. Miss Ursule n’est pas loin, et nous l’aurons bientôt rejointe. Elle m’a mis ici en sentinelle, et je porte les deux carabines, celle du porte-chaîne et la mienne, parce que la chère jeune personne n’aime pas beaucoup à manier les armes à feu. Mais d’où venez-vous, maître, et pourquoi courez-vous si vite ?

— Tu le sauras en temps et lieu, Jaap. À présent ne songeons qu’à miss Ursule. A- t-elle quelque inquiétude au sujet de son oncle ?

— Si elle en a ! elle ne fait que pleurer la moitié du temps ; puis elle montre un courage de lion, et prend un air intrépide, comme vieux maître quand il commandait au régiment de charger à la baïonnette ; et alors j’ai toutes les peines du monde à la détourner de courir droit aux huttes de Mille-Acres. Dieu me pardonne, maître, si elle ne m’a pas parlé cent fois de vous aujourd’hui !

— De moi ! m’écriai-je. Mais je comprimai le mouvement involontaire qui me portait à demander ce qu’elle avait pu dire : c’eût été une sorte de profanation de chercher à pénétrer ses secrets en interrogeant mon domestique. Mais j’avais hâte de la rejoindre, et, guidé par Jaap, je fus bientôt à ses côtés. Le nègre n’eut pas plutôt accompli sa mission, qu’il eut la discrétion de retourner à l’entrée de la clairière, emportant les deux carabines, car je lui avais rendu la mienne, dans mon empressement à me précipiter au-devant d’Ursule, dès que je l’avais aperçue.

Je n’oublierai jamais le regard par lequel cette noble et chère enfant n’accueillit. Il me donna presque lieu d’espérer que mes oreilles m’avaient trompé, et que, malgré tout, je lui inspirais le plus tendre intérêt. Quelques larmes, mal comprimées, l’accompagnaient ; et j’eus le bonheur de tenir quelque temps et de presser sur mon cœur la petite main, qui était venue s’offrir à moi d’elle-même, et avec un touchant empressement.

— Partons à l’instant, chère Ursule, m’écriai-je dès qu’il me fut possible de parler. Fuyons des misérables qui ne vivent que de déprédations et de pillage.

— Partir, et laisser mon oncle entre leurs mains ! dit Ursule d’un ton de reproche ; ce n’est pas vous assurément qui me donnez un pareil conseil !

— Pardon ! pardon ! il le faut absolument ; votre sûreté l’exige, et il n’y a pas un moment à perdre. Ces malheureux ont formé le projet de s’emparer de vous et d’exploiter vos terreurs pour s’assurer l’impunité. Il y a danger pour vous, je le répète, à tarder d’un seul instant. 1

Ursule me répondit par un sourire d’une expression ineffable. Il était plein de douceur et de tristesse à la fois

— Mordaunt Littlepage, me dit-elle gravement, avez-vous oublié les paroles que j’ai prononcées lors de notre dernière séparation ?

— Les oublier ! Ah ! le pourrais-je jamais ! ne m’ont-elles pas réduites au désespoir ? n’ont-elles pas été la cause première de tous nos malheurs ?

— Je vous ai dit que je n’étais point libre ; que je ne pouvais accepter votre offre si noble, si généreuse, parce qu’un autre réclamait toutes mes affections ?

— Sans doute, et pourquoi vous plaire à rouvrir toutes mes blessures ?

— Si je parle ainsi, c’est que cet homme à qui toute ma vie appartient est dans cette habitation, et que je ne saurais l’abandonner.

— En croirai-je mes sens ! Comment vous, Ursule, il est possible que vous aimiez Zéphane Mille-Acres, un squatter ?

Le regard que me jeta Ursule exprimait une surprise non moins vive que la mienne, et je me reprochai tout aussitôt ma précipitation. La rougeur qui me monta au front dut lui apprendre à quel point j’avais honte de mes soupçons injurieux ; et j’aurais voulu être à cent pieds sous terre, quand je vis l’abattement et la mortification qui se peignirent sur la physionomie d’Ursule, et la peine qu’elle avait à contenir ses larmes.

Nous fûmes un instant l’un et l’autre sans parler. Alors ma compagne me dit d’un ton ferme et avec une sorte de solennité :

— C’est une preuve de l’abaissement auquel je suis réduite ! Mais je vous pardonne, Mordaunt ; car vous n’en avez pas eu moins pitié d’une pauvre fille, et, après tout, vos suppositions pouvaient être assez naturelles dans les circonstances où nous nous trouvions. Quoi qu’il en soit, toute méprise doit cesser entre vous et moi. L’homme à qui je me suis dévouée, à qui toute ma vie appartient, n’est autre que mon oncle le porte-chaîne. Si vous ne m’aviez pas quittée si précipitamment, je vous l’aurais appris, Mordaunt, le jour où vous-même vous me montriez une si noble franchise.

— Ursule ! miss Malbone ! comment ! je n’aurais pas de rival préféré ?

— Jamais aucun homme ne m’a parlé d’amour que ce grossier squatter et vous.

— Eh quoi ? votre cœur serait libre ? personne n’a réussi à le toucher encore ?

Il y avait une certaine malice dans la manière dont Ursule me regarda, mais cette expression fit bientôt place à un sentiment plus tendre.

— Je devrais peut-être répondre que non, pour défendre les droits de mon sexe après avoir été traitée avec si peu de cérémonie ; mais….

— Mais quoi ? très-chère Ursule ! ne me laissez pas en suspens.

— Je préfère la vérité à la coquetterie ; et il serait inexplicable qu’après les preuves si touchantes d’affection qui m’ont été données, j’eusse pu rester insensible. Si nous étions au milieu ; du monde, Mordaunt, je sens que je vous préférerais encore à tous les hommes ; jugez si, au milieu de cette forêt, dans la position où je me trouve, vous pouvez avoir un rival !

Je ne communiquerai au lecteur, des saintes confidences qui suivirent, que ce qui est indispensable pour lui en apprendre le résultat. Un quart d’heure s’écoula si rapidement et si doucement qu’il me parut à peine une minute. Ursule, après m’avoir fait l’aveu de son attachement, fit valoir sa pauvreté comme un obstacle à mes désirs, mais sans insister, et en véritable Américaine. À cet égard, du moins, nous avons l’avantage sur tous les autres pays. Si la différence de position dans le monde peut sembler pouvoir compromettre le bonheur d’un mariage, il est rare que le manque de fortune paraisse une barrière insurmontable, surtout quand l’un des deux époux est assez riche pour subvenir seul aux frais du ménage.

Le bras passé autour de la taille d’Ursule, sa tête penchée sur mes épaules, nous savourions innocemment les délices de ce paradis anticipé, quand je fus rappelé brusquement sur la terre par une voix rauque et gutturale qui criait :

— La voici, père ! la voici ! Ils sont ici tous deux !

En n’élançant en avant pour faire face à nos agresseurs, je me trouvai en présence de Tobit et de Zéphane ; et, à peu de distance derrière eux, était Laviny. Le premier avait l’air farouche, le second, l’air jaloux et mécontent ; la jeune fille semblait abattue et mortifiée. L’instant d’après nous étions entourés de Mille-Acres et de tous ses enfants mâles.