Le Porte-Chaîne/Chapitre 13

Traduction par Auguste-Jean-Baptiste Defauconpret.
Furne, C. Gosselin (Œuvres, tome 26p. 131-136).


CHAPITRE XIII.


C’est une doctrine fort consolante, et sur laquelle il y a beaucoup à dire. Où avez-vous pris votre texte ?
La douzième nuit, ou Ce que vous voudrez.


Un mois s’écoula rapidement. Pendant cet intervalle, Frank Malbone fut installé dans toutes les formes, et André consentit à suspendre pour le moment ses opérations d’arpentage. C’était une grande besogne que le renouvellement de tous les baux qui étaient expirés. Les fermiers n’avaient conservé leurs terres que par tolérance, et seulement d’année en année en vertu de conventions verbales, suivant l’autorisation qui en avait été donnée à M. Newcome.

Il était rare, ainsi que je l’ai déjà dit, qu’un propriétaire retirât quelque revenu de ses terres dans les premières années. Le grand point était d’engager les colons à venir ; la concurrence était grande, et il fallait faire des sacrifices pour les attirer. Aussi mon grand-père avait-il affermé presque toutes ses terres pour des rentes purement nominales ; et le plus souvent, à l’exception de quelques fermes d’une qualité supérieure, aucun rendage n’avait été payé. Le colon acquittait les taxes qui n’avaient d’autre objet que de faire face à des dépenses d’un intérêt immédiat, telles que la construction de routes, de ponts et d’autres ouvrages de ce genre, et l’administration de la justice. À l’expiration de cette période qu’on pourrait appeler expectante, une petite somme devait être payée par acre, mais ne l’était jamais, ou du moins n’arrivait jamais jusqu’au propriétaire, qui devait toujours mettre son nom en tête de toutes les listes de souscription pour des entreprises utiles. C’était à cela que passait le peu d’argent qu’il pouvait recueillir. Sans doute, à force de vexations et d’importunités, il eût pu réaliser quelques sommes de peu d’importance ; mais il n’eût pas été d’une bonne politique de le tenter. En général, les propriétaires de l’État de New-York étaient riches, et n’attendaient pas après leurs revenus. Ils conservaient leurs terres et cherchaient à les améliorer. Le métier qui consiste à mettre en action le jeu de « Ôte-toi de la que je m’y mette, » était peu connu avant la révolution, et celui qui aurait cherché à profiter de quelque chance favorable pour acheter à vil prix un bien patrimonial, aurait été vu de mauvais œil. Les spéculations légales n’étaient pas inventées, et le seul moyen honorable de s’enrichir était par le travail, par l’industrie, et non par des machinations plus ou moins loyales.

Pour nous, jamais nous n’avions retiré un schelling de notre propriété de Ravensnest. Tout ce qui avait été reçu, et plus encore, avait été dépensé sur les lieux ; mais le temps était venu où il était juste et raisonnable que les fermes fussent enfin de quelque produit. Guidés par la vieille expérience du porte-chaîne, Frank et moi nous passâmes une quinzaine entière à classer les fermes en trois catégories. Les premières furent estimées à un schelling l’acre, les secondes à un schelling et demi ; les meilleures à deux schellings ; tout cela faisait en totalité un revenu de quatorze mille schellings C’était très-joli pour l’année 1784, et j’avoue que je fus très-satisfait du résultat de nos calculs.

Dès que notre travail préparatoire fut terminé, Frank fit venir les fermiers les uns après les autres. Ils connaissaient déjà mes intentions et les trouvaient raisonnables. Aussi n’eus-je aucune difficulté sérieuse à surmonter. Les fermes furent toutes louées sur trois vies, aux conditions que j’avais assignées. Le jour où le dernier bail fut signé fut un jour de satisfaction générale.

Il ne restait plus qu’à faire un nouvel arrangement avec M. Jason Newcome, qui était sans contredit le personnage le plus important de l’établissement. Il était tout à la fois magistrat, inspecteur, doyen des congrégationistes, meunier, garde-magasin et aubergiste par délégués, enfin conseiller général pour tout le pays environnant. Tout semblait passer par ses mains ; ou, pour mieux dire, tout y restait. Cet homme était un de ces êtres avides et intéressés, qui ne vivent que pour accumuler, de tous les êtres ceux que j’ai le plus en horreur, parce que, ne faisant rien eux-mêmes, ils paralysent l’industrie. Tant qu’il y avait près de lui un homme qu’il supposait plus riche, que lui-même M. Newcome était malheureux ; et cependant il ne savait que faire de son argent.

Newcome avait paru résigner de bonne grâce ses fonctions d’agent, du moment qu’il avait eu des raisons de croire qu’on ne les lui conserverait pas. Aussi, sous ce rapport, les choses se passèrent-elles à l’amiable, et pas une plainte ne fut proférée. Au contraire, il accueillit Frank Malbone avec la plus grande cordialité, et nous nous mîmes à parler d’affaires de la manière la plus amicale. M. Newcome n’allait jamais droit à son but ; depuis l’enfance, il n’avait connu que les sentiers détournés.

— Vous avez pris à bail de mon grand-père cinq cents acres de bois et un emplacement pour construire des moulins, et le bail a été fait sur trois vies, ou, en cas de mort, pour un terme de vingt et un ans : ce sont les conventions que je trouve écrites, monsieur Newcome, lui dis-je un jour que j’avais été le trouver ; et les moulins, tenus en bon état, doivent retourner au propriétaire à l’expiration du bail.

— Oui, major Littlepage, telles étaient les conditions, conditions très-onéreuses assurément. La guerre est survenue, avec elle des temps bien durs, et je suis sûr que le major aura égard à ces circonstances.

— Je ne vois pas en quoi la guerre a pu vous être si funeste. Au contraire, les denrées ont été hors de prix, et le voisinage des armées vous a été très-profitable. Vous avez recueilli les avantages de deux guerres, monsieur Newcome.

Mon ex-agent, voyant que j’avais étudié la question, se dispensa d’insister.

— Je suppose que le major reconnaît à un vieux locataire des droits légaux à un nouveau bail ? C’est d’après ce principe, m’assure-t-on, qu’il a agi jusqu’à présent.

— Vous êtes mal informé, monsieur. Tout droit finit avec le bail lui-même. Il ne faut, pour s’en convaincre, que lire les articles mêmes du contrat.

— Oui, mais il faut tenir compte des circonstances ; et quand les articles sont trop rigoureux, j’ai toujours été d’avis qu’on ne devait pas s’y arrêter.

— Écoutez, ami Jason, dit le porte-chaîne, qui était une vieille connaissance de M. Newcome et qui semblait savoir à quoi s’en tenir à son égard, quand vous faites quelque profit inattendu, est-ce que vous êtes disposé à en abandonner une partie ?

— On ne peut pas discuter avec vous, ami André, répondit l’écuyer en se renversant sur sa chaise, et nous n’avons pas la même manière de voir.

— Cependant ce que dit le porte-chaîne est assez sensé ; et, à moins de vous contredire vous-même, il me semble que vous ne pouvez vous dispenser de répondre affirmativement à sa question. Quoi qu’il en soit, pourquoi rédigerait-on les articles d’un contrat, si ce n’était pour les observer ?

— Affaire de pure forme, suivant moi. C’est comme les cours d’eau placés sur une carte ; on en met, parce qu’il en faut pour le coup d’œil. Les propriétaires aiment les contrats, et les fermiers n’y regardent pas.

— Vous ne parlez pas sérieusement, j’aime à le croire, monsieur Newcome, et vous aimez à exercer votre esprit subtil. Il n’y a dans votre bail rien de si particulier que ce soit comme un cas de conscience à décider.

— Mais il y a, major, que vous pouvez reprendre la propriété, s’il vous plaît de la réclamer.

— De la réclamer ! Mais j’espère bien qu’elle n’a jamais cessé d’appartenir à ma famille, depuis qu’elle lui a été concédée par la couronne. Tous vos droits viennent de votre bail, et cessent avec lui.

— Ce n’est pas mon avis, major, ce n’est pas mon avis. J’ai bâti les moulins a mes frais, vous voudrez bien ne pas l’oublier.

— Je le sais, monsieur ; avec cette réserve toutefois que vous vous êtes servi de nos matériaux, et que vous avez eu pour indemnité une jouissance à peu près gratuite de vingt-cinq ans.

— Est-ce que réellement, major, votre intention serait de me dépouiller ?

— Je n’ai nullement l’intention de vous dépouiller, monsieur ; et même, mes droits une fois bien établis, vous me trouverez de très-bonne composition. Vous savez très-bien que mon grand-père n’a jamais entendu vendre, et qu’il ne voulait qu’affermer. Si vous vouliez acheter, que ne vous adressiez-vous ailleurs ? Même aujourd’hui, il ne manque pas de terres à acheter. J’en ai moi-même à vendre à Mooseridge, à vingt milles d’ici, et il y a, m’a-t-on dit, des positions excellentes pour établir des moulins.

— Il se peut, major, mais je préfère de beaucoup celle-ci, et je tiens à la conserver. Si la loi a pu être contre moi, il me semble que depuis la glorieuse Révolution…

— Monsieur, la loi est toujours la loi. Les conventions sont faites pour être exécutées.

— Et elles l’ont été de ma part. J’avais promis de construire des moulins, et je l’ai fait. Deux mois après la signature du bail, le moulin à scier les planches était en pleine activité, et le moulin à moudre le grain, quatre mois après.

— Il est vrai, monsieur, vous avez montré beaucoup d’activité ; mais si j’en dois croire des juges compétents, les deux moulins sont dans un triste état aujourd’hui.

— C’est à cause du bail ! s’écria M. Newcome un peu trop précipitamment pour l’honneur de sa prudence ; pouvais-je savoir quand il finirait ? Et dire que je suis à la veille de me voir enlever ma propriété !

Je savais parfaitement que M. Newcome avait été la victime de toutes ses profondes combinaisons, et j’avais eu l’intention, dès le premier moment, d’en agir libéralement avec lui. Dans son avidité, il avait loué sur la vie de trois enfants au berceau, au lieu de louer sur la sienne propre. Qu’en était-il résulté ? En moins de quatre ans, les trois enfants étaient morts, et le délai de vingt et un ans, ayant aussitôt commencé à courir, venait d’expirer. Même dans cet état de choses, le bail avait été très-avantageux pour lui ; et d’ailleurs, si l’un des enfants avait vécu un siècle, comment le propriétaire aurait-il été admis à réclamer une indemnité ? Ce sont des chances qu’on court chacun de son côté, et auxquelles il faut savoir se soumettre de bonne grâce.

Ne voulant pas prolonger une discussion inutile avec un homme qui, avec son caractère, ne pouvait jamais envisager qu’un côté de la question, je lui dis que j’étais disposé, par pure générosité, et sans entendre faire aucune concession de mes droits, à lui accorder un nouveau bail de vingt et un ans, pour le tiers tout au plus de la somme qu’il n’eût pas manqué d’exiger s’il eût été à ma place.

M. Newcome ne revenait pas de sa surprise. Il resta un moment comme ébahi de joie ; puis, ne pouvant croire que je parlasse sérieusement, il soupçonna que j’avais une arrière-pensée, et que je me faisais un malin plaisir de jouir de sa confusion. Mais lorsque j’eus signé l’acte en question, et que je l’eus remis entre ses mains, il fallut bien qu’il se rendît à l’évidence, et il fut d’autant plus content que toutes ses manœuvres n’avaient eu pour but que d’obtenir des conditions plus favorables ; car il était trop fin pour ne pas savoir que les doctrines qu’il avait émises n’étaient pas soutenables.