Le Porte-Chaîne/Chapitre 12

Traduction par Auguste-Jean-Baptiste Defauconpret.
Furne, C. Gosselin (Œuvres, tome 26p. 119-131).


CHAPITRE XII.


Voici venir les amants, pleins de joie et de gaieté. Salut ! couple gracieux, salut ! que de beaux jours d’amour réjouissent vos cœurs !
Un songe d’une nuit d’été.


Je ne dois pas vous laisser de doutes sur ma pensée, monsieur Littlepage, reprit Ursule après une courte pause. Priscilla Bayard m’est très-chère, et elle mérite votre admiration et votre amour…

— Mon admiration tant qu’il vous plaira, miss Ursule ; mais jamais, jusqu’à présent, il n’a existé entre elle et moi de sentiment plus tendre.

La physionomie d’Ursule s’éclaircit sensiblement. Sincère comme elle l’était elle-même, elle me crut au premier mot ; et je vis qu’elle était soulagée de quelque appréhension secrète. Elle sourit avec une expression de malice, et en même temps de mélancolie en disant :

— Jusqu’à présent, il n’est rien moins que significatif, quand il s’agit d’une jeune personne comme Priscilla. C’est presque dire que la chose pourrait bien arriver dans un avenir très-prochain.

— Miss Bayard est charmante, j’en conviens ; mais l’allusion que j’ai faite, assez maladroitement sans doute, se rapportait à son frère qui a demandé la main de ma plus jeune sœur. Ce projet de mariage n’est pas un secret, et je n’affecterai pas de le cacher.

— Et c’est justement ce qui pourrait bien donner naissance à un projet semblable entre vous et Priscilla ! s’écria Ursule assez alarmée.

— Oui et non, cela dépend des caractères. Pour les uns ce serait une raison ; pour d’autres, c’est tout le contraire.

— Si cette question a pour moi de l’intérêt, reprit Ursule, c’est que je sais quelqu’un qui recherche miss Bayard ; et j’avoue que je fais les vœux les plus ardents pour qu’il réussisse. Je sens que vous seriez un rival très-redoutable, et les rapports qui existent entre les deux familles ne font qu’augmenter le danger.

— Ne craignez rien de mon côté ; mon cœur est aussi libre que le jour où je vis pour la première fois miss Bayard.

Un nouveau rayon de lumière éclaira la physionomie d’Ursule ; puis elle reprit son air pensif.

— Ce sont des sujets sur lesquels il vaut mieux ne pas insister, dit-elle après une pause. Mon sexe à ses privilèges particuliers, et ce n’est pas à moi de les enfreindre. Vous avez eu le bonheur de trouver tous vos tenanciers réunis, monsieur Littlepage, de manière à les voir d’un seul coup d’œi1.

— J’ai eu du bonheur dans un sens, et certes je n’oublierai jamais de ma vie les circonstances qui ont accompagné mon arrivée.

— Vous aimez donc bien les érections ? Ou peut-être aimez-vous les émotions fortes au point de désirer d’être pris au trébuchet, comme un des pauvres oiseaux que mon oncle prend quelquefois ?

— Je ne veux parler ni de l’érection, ni de la charpente, bien que le courage et la présence d’esprit que vous avez montrés me permettent difficilement de les oublier jamais — Ursule baissa la tête, et la rongeur lui monta jusqu’au front ; — mais je pensais à une certaine chanson, une chanson indienne sur un air écossais, que j’ai entendue à quelques milles des défrichements, et qui a été en quelque sorte ma première introduction à tout ce qu’on peut entendre et voir d’agréable, dans cette partie retirée du monde.

— Pas assez retirée encore pour que la flatterie n’y puisse pénétrer. Sans doute il y a du plaisir à entendre faire l’éloge de chansons, tout indiennes qu’elles sont ; mais il y en a bien plus à apprendre des nouvelles de Priscilla. Parlons d’elle, je vous en prie.

— Je puis vous assurer que l’attachement est réciproque ; car miss Bayard parlait avec enthousiasme de son amitié pour vous.

— Pour moi ! elle se rappelle donc une pauvre créature comme moi, reléguée si loin du monde ! Elle est si bonne que sans doute c’est une raison de plus pour elle. J’espère qu’elle ne pense pas que je regrette mon ancienne position ; j’aurais peine à le lui pardonner.

— Non, elle ne croit de vous que ce qui peut inspirer la plus vive admiration.

— Il est étrange que Priscilla vous ait justement parlé de moi ! Moi-même, monsieur Littlepage, je me suis conduite assez étourdiment, et je vous en ai trop dit pour ne pas achever à présent. J’ai bien quelque excuse à faire valoir si je ne vous regarde pas tout à fait comme un étranger ; car mon oncle le porte-chaîne a votre nom à la bouche au moins cent fois par jour. Je suis sûre qu’hier il a trouvé moyen de parler de vous au moins douze fois en une heure.

— Excellent André ! Que je suis fier d’être aimé d’un si digne homme ! Mais maintenant, voyons les explications que vous voulez bien promettre à un ancien ami, puisque ce nom me semble permis.

Ursule sourit, un peu malicieusement peut-être ; mais, malin ou non, ce sourire lui seyait à merveille. Elle réfléchit un moment, les yeux baissés à terre, comme quelqu’un qui pense profondément ; puis relevant la tête :

— Il vaut toujours mieux être franche, dit-elle, et je ne peux que gagner à l’être avec vous. Seulement, vous voudrez bien ne pas oublier, monsieur Littlepage, que je crois causer avec le meilleur ami de mon oncle.

— C’est un titre qui m’est trop précieux pour que je ne fasse pas tout ce qui dépendra de moi pour le conserver.

— Eh ! bien donc, vous saurez que Priscilla Bayard fut, pendant huit ans, ma compagne et ma plus intime amie. Notre affection commença quand nous étions encore enfants, et elle n’a fait que s’accroître avec l’âge. Un an environ avant la fin de la guerre, mon frère Frank, qui est ici maintenant pour aider mon oncle, trouva moyen de me rendre de fréquentes visites. Sa compagnie avait été envoyée à Albany, et rien ne lui était plus facile que de venir à la pension. Me voir, c’était voir Priscilla ; car nous étions inséparables ; et voir Priscilla, pour le pauvre Frank du moins, ce fut l’aimer. Il me fit sa confidente, et vous concevez maintenant si j’ai dû être alarmée quand j’ai pu craindre qu’il eût un rival aussi redoutable que vous.

Ces quelques mots d’explication étaient pour moi un trait de lumière, quoique je ne pusse m’empêcher d’être surpris de la simplicité extrême, ou plutôt de la force de caractère qui avait décidé Ursule à me faire une si étrange confidence. Quand je la connus mieux, tout me fut expliqué ; mais dans ce moment, je ne pus me défendre d’un mouvement de surprise.

— Soyez tranquille sur mon compte, miss Malbone….

— Miss Malbone ? Pourquoi ne pas m’appeler Ursule comme tout le monde ? Dans une semaine vous le feriez ; autant vaut commencer tout de suite. Vous ne voulez pas vous singulariser ?

— Je vous le promets, miss….

— Encore ? Savez-vous bien que je croirais que vous voulez vous moquer de moi, parce que je ne suis que la fille de ménage d’un pauvre porte-chaîne ? Oui, monsieur Littlepage, nous sommes pauvres, très-pauvres, mon oncle, Frank et moi. Nous n’avons rien.

Ces paroles furent dites, non pas d’un ton de désespoir, mais avec un accent de sincérité on ne peut plus touchant.

— Frank, du moins, doit avoir quelque chose ; ne m’avez vous pas dit qu’il était dans l’armée ?

— Oui, il était capitaine ; mais que lui en est-il revenu ? Nous ne nous plaignons pas du gouvernement ; nous savons que le pays est comme nous : il est pauvre. Sous ce rapport, il a connu aussi de meilleurs temps. J’ai été longtemps à charge à mes amis, et il y a eu des dettes à payer. Si je l’avais su, les choses auraient pu tourner différemment. Je ne puis à présent reconnaître ce qu’ils ont fait pour moi qu’en demeurant avec eux dans cette solitude. C’est une triste chose pour une femme d’avoir des dettes !

— Mais du moins vous restez toujours dans cette maison ; vous n’avez pas été habiter la hutte à Mooseridge ?

— J’ai été partout où a été mon oncle, et je l’accompagnerai tant que nous vivrons tous deux. Rien ne nous séparera jamais, son âge m’en fait un devoir, et la reconnaissance rend ce devoir plus impérieux encore. Frank trouverait sans doute facilement à s’occuper d’une manière plus fructueuse ; mais il ne veut pas nous quitter. Les pauvres sont profondément attachés les uns aux autres.

— Mais j’avais prié votre oncle de regarder cette maison comme la sienne, et je pensais que, pour vous du moins, il ne ferait pas difficulté de s’en servir ?

— Oui, mais quand il fallait porter la chaîne à vingt milles d’ici ? Il faut que l’ouvrage se fasse, et il ne peut se faire que sur les lieux mêmes.

— Votre rôle à vous se bornait à tenir compagnie à vos amis, et à veiller à ce qu’ils trouvassent leurs aises à leur retour d’une pénible journée de travail, n’est-ce pas ?

Ursule leva les yeux sur moi ; elle sourit, puis prit un air de tristesse ; puis un nouveau sourire qui n’était pas sans malice, dérida de nouveau ses traits. J’épiais chacune de ces variations de sa physionomie avec un intérêt que je ne saurais décrire ; car les émotions vives et ingénues qui se peignent sur la figure d’une jolie femme, sont un des plus charmants spectacles de la nature.

— Je sais porter une chaîne, dit Ursule quand elle fut sûre d’elle-même.

— Porter une chaîne, grand Dieu ! Vous le savez, c’est possible ; mais j’espère que vous ne l’avez jamais fait ?

Ursule rougit, me regarda en face, et sourit d’une manière angélique, en inclinant la tête en signe d’affirmation.

— Par plaisanterie alors, pour pouvoir dire que vous l’aviez fait ?

— Pour aider mon oncle et mon frère, qui n’ont pas les moyens de payer un autre homme.

— Juste ciel ! miss Malbone — Ursule !

— Donnez-moi ce dernier nom ; il convient mieux à une porte-chaîne, répondit la jeune fille en riant ; et me prenant la main par un mouvement involontaire, à la vue de l’impression si pénible que j’éprouvais : Pourquoi donc, ajouta-t-elle, vous choquer autant de me voir partager des travaux qui n’ont rien que d’honorable et de salutaire à la santé ? Pensez-vous donc que ce soit aller sur vos brisées à vous autres hommes ? et une sœur ne peut-elle aider son frère ?

Ursule abandonna ma main presque aussi vite qu’elle l’avait prise ; et elle le fit avec un léger tressaillement, comme si elle avait honte de sa témérité.

— C’est un ouvrage d’homme, et qu’un homme seul doit faire.

— Une femme peut le faire, et même le faire bien, demandez plutôt à mon oncle. Toute ma crainte, les premiers jours, était de ne pas faire assez d’ouvrage, et de retarder ainsi les travaux ; mais ces chers parents ont eu tant de précaution pour moi ! Je n’ai jamais été que dans des terrains secs ; aussi, jamais de pieds humides ; et vos bois n’ont pas plus de broussailles et d’épines qu’un verger. Je n’ai pas cherché à vous cacher ce qui est connu de tout le monde, et ce que vous ne pouviez manquer d’apprendre tôt ou tard. Et puis toute dissimulation m’est toujours pénible, surtout lorsque je vous vois traiter votre servante comme si elle était votre égale.

— Miss Malbone ! au nom de Dieu, ne parlez pas ainsi ! André a eu raison de ne pas m’en informer, car je ne ! ’aurais jamais souffert.

— Et comment l’auriez-vous empêché, monsieur Littlepage ? Mon oncle s’est chargé de tout à tant par jour, et c’est à lui de fournir un arpenteur et des ouvriers. Cher Frank ! il ne compte pas parmi les ouvriers, lui ; et mon oncle est fier d’avoir toujours passé pour le meilleur porte-chaîne du pays. Pourquoi sa nièce rougirait-elle de partager une réputation si bien méritée ?

— Mais, miss Malbone, une personne qui a reçu votre éducation, qui est l’amie de Priscilla Bayard, la sœur de Frank, est-elle dans la sphère qui lui convient, lorsqu’elle se livre à une occupation de ce genre ?

— Il n’est pas très-facile de décider quelle est la sphère qui convient le mieux à une femme. Sans doute, c’est le toit domestique ; mais il faut faire la part des circonstances. Ne voyons-nous pas des femmes suivre leurs maris au camp ? N’y a-t-il pas des religieuses qui quittent leurs couvents pour aller soigner les malades et les blessés dans les hôpitaux ? Je ne vois pas ce qu’il y a de mal à aider son père, quand c’est pour l’empêcher de sentir le besoin.

— Bonté du ciel ! Et André ne m’a rien dit ! Il savait que ma bourse aurait été la sienne. Et comment avez-vous pu être dans le besoin au milieu de l’abondance qui règne dans cet établissement, qui, d’après ce que m’écrivait le porte-chaîne, n’est qu’à quinze ou vingt milles de votre hutte ?

— Les denrées y sont abondantes, j’en conviens, mais nous n’avions pas d’argent ; et d’ailleurs est-ce une chose si dure que de travailler ? Mon oncle a essayé d’employer le vieux Kilian, le nègre, pendant un jour ou deux ; mais vous savez combien il est difficile de faire entrer dans leur tête quelque chose qui s’écarte de leur routine ordinaire. Alors j’ai offert mes services. J’ai quelque intelligence, je m’en flatte, ajouta la charmante fille en redressant la tête avec un petit mouvement d’orgueil, et vous ne sauriez croire, tant que vous ne m’aurez pas mise à l’épreuve, combien j’ai de force et d’agilité pour une besogne aussi simple et aussi facile. Porter une chaîne, ce n’est pas fendre du bois ou empiler des bûches.

— Ni même ériger des églises, ajoutai-je en souriant, car il n’était pas facile de résister à l’entraînement d’un caractère aussi décidé ; — genre d’occupation dans lequel j’ai admiré votre dextérité. Néanmoins, tout cela va finir. J’ai heureusement les moyens d’offrir à M. Malbone une place et des émoluments qui lui permettront de placer sa sœur à la tête de cette maison et d’y demeurer avec elle.

— Merci ! s’écria Ursule, faisant un mouvement pour me prendre de nouveau la main, mais s’arrêtant assez à temps pour rendre presque inutile la rougeur qui se répandit aussitôt sur ses joues. — Merci ! Frank est prêt à faire tout ce qu’il peut faire avec honneur. C’est moi qui suis un grand embarras pour le pauvre garçon ; car, sans moi, il aurait pu déjà bien des fois se placer avantageusement dans la ville ; mais je ne puis quitter mon oncle, et Frank ne veut pas me quitter.

— C’est un bon et noble jeune homme, et son attachement pour sa sœur me le rend plus cher encore. Raison de plus pour moi de presser l’accomplissement de mes projets.

— Et je pense qu’ils sont de nature à ce que sa sœur puisse, sans indiscrétion, demander à les connaître ?

Pendant qu’Ursule parlait, ses yeux bleus exprimaient un si tendre intérêt, bien différent d’une curiosité vulgaire, que j’étais complètement sous le charme.

— Sans aucune indiscrétion, répondis-je assez promptement même pour un jeune homme qui agissait sous l’influence de tant d’ingénuité et de franchise ; et j’aurai grand plaisir à vous les dire. Nous sommes depuis longtemps mécontents de notre agent, et c’est une place que j’étais déterminé à offrir à votre oncle. Mais il m’objecterait encore qu’il n’entend rien aux comptes ni aux calculs ; tandis qu’avec votre frère, cette difficulté n’existe pas ; et toute la famille, le porte-chaîne aussi bien que les autres, en profitera, si je donne la place à Frank.

— Ah ! vous l’avez appelé Frank ! s’écria Ursule en sautant de joie ; c’est d’un bon présage, et quand je serai la sœur de votre agent, j’espère bien qu’alors vous ne m’appellerez plus qu’Ursule.

Je savais à peine comment expliquer le caractère d’une jeune fille qui passait de l’élan de sensibilité le plus tendre à la gaieté la plus folâtre. La perspective plus heureuse qui s’ouvrait devant son frère avait causé sa joie.

— Alors, ce sera bientôt, car, dans une heure, Frank aura ma procuration. M. Newcome a été préparé par lettre à ce qui allait arriver, et il paraît enchanté de se voir délivré de tant de peines gratuites.

— Il faut alors qu’il y ait bien peu de chose à gagner, s’il est si enchanté.

— Je n’ai pas dit qu’il le fût, mais qu’il paraissait l’être ; ce qui est bien différent, quand il s’agit de certaines personnes. Quant aux émoluments, sans doute, ils ne seront pas considérables, mais ils suffiront du moins pour que la sœur de Frank ne soit plus obligée de porter une chaîne, et qu’elle puisse exercer ses talents dans la sphère qui leur convient. D’abord, tous les baux sont à renouveler, et, comme il y en a une centaine, ce sera toujours un assez joli profit. Il y aura ensuite les remises annuelles, qui vont augmenter. Enfin, je comptais abandonner à votre oncle l’usage de cette maison et de cette ferme, et je ne ferai pas moins pour Frank.

— Mais avec cette ferme et cette maison nous serons riches ! s’écria Ursule en frappant de joie dans ses mains. Je pourrai monter une petite école de jeunes filles, et aucune ne restera oisive ni inutile. Vous verrez qu’à la longue, monsieur Littlepage, vous vous en trouverez bien. J’aurai fait du moins ce que j’aurai pu pour vous témoigner ma reconnaissance pour toutes vos bontés.

— Je voudrais que toutes les jeunes personnes qui n’intéressent n’eussent jamais d’autre institutrice ; que, guidées par vos leçons, elles aient votre sensibilité, votre dévouement, votre naïve franchise, et je viendrai habiter cette terre, comme l’endroit qui aura le plus de rapports avec le Paradis !

Ursule parut s’alarmer un peu, comme si elle craignait d’en avoir trop dit, ou, plutôt peut-être, trop entendu. Elle se leva, me remercia précipitamment, quoique avec beaucoup de grâce, et se mit à desservir avec autant d’empressement et d’habileté que si c’eût été son état.

Telle fut ma première conversation avec Ursule Malbone, elle avec qui depuis lors j’en eus tant d’autres, et de bien différentes ! Quand je me levai pour chercher le porte-chaîne, c’était sous l’impression d’un sentiment d’intérêt aussi vif que soudain pour ma jeune compagne. Sans doute sa beauté y était pour quelque chose ; il ne serait pas dans la nature qu’il en eût été autrement ; mais c’était surtout sa droiture, sa candeur, son ingénuité, qui m’avaient ravi. Sans doute quelques-unes de ses actions auraient pu me faire éprouver une sensation pénible, si j’en avais entendu parler ; j’aurais pu trouver ses manières trop libres ; mais en la voyant, toute pensée semblable disparaissait, parce qu’on restait convaincu qu’elle n’agissait que d’après les inspirations de son cœur. Ainsi, lorsqu’elle avait pris ma main, il était évident qu’elle ne songeait qu’à son frère, et ce mouvement, qui dans toute autre occasion aurait pu prêter à la critique, ainsi expliqué était aussi touchant que naturel.

Quand je compare Priscilla Bayard à Ursule Malbone ! Sans doute, Priscilla avait aussi des charmes ; elle avait toutes les qualités qui distinguent une jeune personne bien élevée ; mais Ursule avait son caractère propre, et des principes, une décision, une énergie, qu’on ne rencontre pas au même degré une fois sur mille. Je ne dirai pas que je fusse positivement amoureux quand je quittai la chambre, car je ne voudrais point avoir l’air de me laisser aller si facilement aux premières impressions ; mais j’avouerai que jamais aucune femme, l’eussé-je connue pendant bien des années, ne m’avait inspiré la dixième partie de l’intérêt que j’éprouvais pour Ursule.

Je trouvai André dans la cour, mesurant ses chaînes. Il le faisait périodiquement, et avec la même conscience que s’il eût pesé de l’or. Le vieillard ne parut pas s’être aperçu de la longueur du tête-à-tête que j’avais eu avec sa nièce, car, dès qu’il me vit :

— Pardon, me dit-il en tenant sa canne à la bouche pendant qu’il parlait, pardon de vous avoir laissé si longtemps seul ; mais il faut que l’ouvrage se fasse. Je ne veux pas que, plus tard, aucun de vos colons yankees vienne crier contre l’arpentage du porte-chaîne. Qu’on vienne dans cent ans d’ici si l’on veut, et qu’on mesure la terre, on verra si le vieil André s’est trompé.

— La variation de la boussole établira toujours quelque différence, mon bon ami, à moins que les arpenteurs ne soient meilleurs que ceux qu’on trouve ordinairement.

— Oui, c’est le diable, Mordaunt. Vous avez mis le doigt sur la plaie. J’ai eu beau ruminer dans tous les sens, m’y prendre de toutes les manières ; je n’y conçois rien.

— Que ne consultez-vous Ursule, la jolie porte-chaîne ! Savez-vous bien que vous finirez par perdre votre nom, si chèrement acquis par tant de travaux ? Il passera à miss Malbone.

— Comment ! elle a été vous parler de cela ? Ces femmes ne savent jamais garder un secret. Faites donc taire un perroquet !

— Vous êtes bien sévère !

— Je suis fâché qu’elle vous ait parlé de cette affaire de la chaîne. C’est bien contre mon gré, Mordaunt, si elle en a jamais porté le plus petit bout ; et, si c’était à recommencer, je n’y consentirais jamais. Pourtant vous auriez eu du plaisir, mon garçon, à voir comme elle s’acquittait gentiment de sa besogne ; et quelle promptitude ! quelle sûreté de coup d’œil ! La nature l’a faite pour être porte-chaîne.

— Jusqu’à ce que ce soit quelque pauvre diable qui la porte, cette chaîne, qu’ensuite il ne quittera plus jamais. André, ce n’est pas une femme, c’est un ange que vous avez ici avec vous !

Beaucoup de parents, à la place du porte-chaîne, auraient pris l’alarme en entendant de pareilles expressions sortir de la bouche d’un jeune homme, dans de pareilles circonstances ; mais jamais André ne se serait défié de moi, ce qui tenait à son caractère plus encore qu’au mien. Au lieu de manifester de l’inquiétude ou du mécontentement, il me regarda en face d’un air rayonnant, où se peignait toute l’affection qu’il portait à sa nièce.

— Oui, Mordaunt, c’est une excellente fille, la perle de son sexe : il fallait la voir, je vous le répète, porter la chaîne. C’est que votre bourse ne s’est pas mal trouvée du mois qu’elle a travaillé, car je n’ai pas été la payer autant qu’un homme ; oh ! non ; seulement la moitié. Et pourtant, je crois, Dieu me pardonne, que nous avons plus avancé l’ouvrage avec elle que nous ne l’aurions fait avec le meilleur ouvrier !

Que tout cela résonnait étrangement à mes oreilles ! Ursule Malbone payée pour de l’ouvrage fait pour moi, et payée au rabais ! Toutes mes idées se trouvaient confondues, et cependant je ne pouvais m’empêcher d’admirer la noble jeune fille, dont la conduite avait été dictée par des sentiments si honorables ; et si, dans le premier moment, j’avais pu me sentir froissé de voir celle que j’étais porté à aimer, réduite à une occupation semblable, je ne tardai pas à reconnaître qu’elle acquérait ainsi des droits plus sacrés encore à ma tendresse.

Nous fûmes interrompus par l’arrivée de Frank Malbone. C’était la première fois que je voyais le jeune arpenteur, et le porte-chaîne nous présenta l’un à l’autre avec sa rondeur et sa bonhomie ordinaires. Au bout de quelques minutes, la connaissance était faite. André demanda des nouvelles de « l’érection. »

— Je suis resté jusqu’au moment où l’on a commencé à poser les chevrons, répondit gaiement le jeune Malbone, et alors je les ai quittés. La fête doit finir par un bal à ce qu’on m’a dit : mais j’avais hâte de revoir ma sœur et de revenir à la maison, — je devrais dire chez vous, monsieur Littlepage, car nous n’avons plus d’autre demeure que celle que nous offre votre toit hospitalier.

— Entre frères d’armes, tout ne doit-il pas être commun ? Au surplus, je suis charmé que vous ayez amené la conversation sur ce chapitre, car vous me mettez sur la voie pour vous parler sur-le-champ d’une proposition que je comptais vous faire. Et, si vous l’acceptez, c’est moi qui deviendrai votre hôte.

André et Frank se regardèrent d’un air surpris ; mais, les conduisant à un banc qui était dans la cour, je les priai de s’asseoir, et je m’expliquai. Je dois en passant dire un mot de ce banc. Il était placé à l’extrémité d’un plateau formé par des rochers du côté de la cour qui avait été défendu par des palissades lors de l’occupation du Canada par les Français, palissades dont on voyait encore des restes. Ursule, avec cet instinct de son sexe pour tout ce qui est joli et gracieux, y avait construit, de ses mains, un berceau, au pied duquel elle avait planté une vigne vierge. De cet endroit, la vue planait sur de vastes prairies, et sur des collines richement boisées. André me dit que sa nièce venait souvent s’asseoir sous ce berceau, depuis que la vigne commençait à l’ombrager.

Me plaçant entre le porte-chaîne et Malbone, je leur dis l’intention où j’étais de nommer ce dernier mon agent. Pour les engager à accepter, j’ajoutai que je leur abandonnerais la jouissance de la maison et de la ferme, me réservant uniquement les quelques chambres que mon grand-père avait occupées, et seulement pour le temps de mes visites annuelles. Comme la ferme était considérable, et que les terres étaient d’une excellente qualité, elle suffirait abondamment pour les besoins d’une famille modeste et frugale, et permettrait même de faire des ventes à l’aide desquelles on pourrait se procurer les productions étrangères dont on aurait besoin. En un mot, je leur développai tout mon plan, qui avait pris un peu d’extension, j’en conviens, depuis que j’étais dirigé par le désir secret d’entourer Ursule de toutes les douceurs de la vie qu’il serait en mon pouvoir de lui procurer.

Le lecteur ne doit pas supposer que je montrasse une générosité extraordinaire en agissant ainsi. Il ne faut pas oublier que la terre n’avait aucune valeur dans l’État de New-York en 1784, pas plus qu’elle n’en a aujourd’hui sur les bords du Miami, de l’Ohio ou du Mississipi. Les propriétés de ce genre étaient une charge plutôt qu’un produit, et l’avenir seul pouvait indemniser les propriétaires, dans leurs enfants ou leurs petits-enfants[1].

Faut-il ajouter que ma proposition fut acceptée avec reconnaissance ? Le vieil André me serra la main avec une expression qui en disait plus que tous les discours du monde ; Frank Malbone cherchait à cacher son émotion : nous étions tous heureux. L’arpenteur avait son encrier dans sa poche ; j’avais sur moi ma procuration en blanc, que je comptais remplir du nom du porte-chaîne ; je mis à la place celui de Malbone ; André servit de témoin ; nous signâmes, et, à partir de ce moment, Frank se trouva temporairement maître, et sa sœur maîtresse de la maison où nous étions. Ce fut un moment délicieux pour moi que celui où je vis Ursule, lorsqu’elle apprit cette joyeuse nouvelle, se jeter tout attendrie et les yeux baignés de larmes dans les bras de son frère.

  1. Le manoir de Reusselaerwick à une étendue de quarante-huit milles de l’est à l’ouest, et de vingt-quatre milles du nord au sud. Il est situé au centre même de l’État de New-York, et renferme trois villes dans sa circonscription. Albany a près de quarante mille âmes ; Troy en a bien vingt-huit mille. Cependant le dernier patron ou propriétaire, dans une conversation qu’il eut avec l’auteur, quelques mois seulement avant sa mort, lui dit que son grand-père était le premier qui en eût retiré quelques produits, et que son père seul avait perçu des revenus de quelque importance.
    (Note de l’éditeur américain).