Le Poète assassiné/Sainte Adorata

Le Poète assassinéL’Édition, Bibliothèque des Curieux (p. 243-251).


À Ferdinand Molina
Sainte Adorata

SAINTE ADORATA

Je visitai, un jour, la petite église de Szepeny, en Hongrie, et l’on m’y montra une châsse très vénérée.

« Elle contient, me dit le guide, le corps de sainte Adorata. Voilà près de soixante ans qu’on découvrit son tombeau tout près d’ici. Sans doute fut-elle martyrisée aux premiers temps du christianisme, à l’époque de l’occupation romaine, où la région de Szepeny fut évangélisée par le diacre Marcellin, qui avait assisté à la crucifixion de saint Pierre.

« Selon toute vraisemblance, sainte Adorata se convertit à la voix du diacre, et après le martyre des prêtres romains enterrèrent le corps de la bienheureuse. On suppose qu’Adorata n’est que la traduction latine d’un nom païen qui était le sien, car on ne pense pas qu’elle ait reçu d’autre baptême que celui du sang. Un tel nom n’éveille point d’idées chrétiennes ; cependant la bonne conservation du corps, qui fut retrouvé intact après tant de siècles où il avait été sous terre, montrait assez qu’il s’agissait d’une des élues qui, mêlées à la troupe des vierges, chantent, dans le paradis, la gloire divine. Et voici dix ans que sainte Adorata a été canonisée à Rome. »

J’écoutai distraitement ces explications. Sainte Adorata ne m’intéressait pas outre mesure et j’allais sortir de l’église quand mon attention fut attirée par un profond soupir qui se mourait auprès de moi. Celui qui l’avait exhalé était un petit vieillard coquettement habillé qui s’appuyait sur une canne à pommeau de corail en regardant fixement la châsse.

Je quittai l’église et le petit vieillard sortit derrière moi. Je me retournai pour apercevoir encore une fois sa silhouette élégante et surannée. Il me sourit. Je le saluai.

— Croyez-vous, monsieur, aux explications que vous a fournies le sacristain ? me demanda-t-il enfin en un français où les R roulaient à la hongroise.

« Mon Dieu ! lui répondis-je, je n’ai aucune opinion sur ces questions dévotes. »

Il reprit :

« Vous n’êtes que de passage parmi nous, monsieur, et je désire depuis si longtemps révéler la vérité de tout cela à quelqu’un que je veux vous la dire, sous condition que vous n’en parlerez à personne dans ce pays. »

Ma curiosité s’était éveillée et je promis tout ce qu’il voulut.

« Eh bien ! monsieur, me dit le petit vieillard, sainte Adorata a été ma maîtresse. »

Je me reculai, pensant avoir affaire à un insensé. Mon étonnement le fit sourire, tandis qu’il me disait d’une voix un peu tremblante :

« Je ne suis pas fou, monsieur, et je vous ai dit la vérité. Sainte Adorata a été ma maîtresse !

« Que dis-je ? Si elle l’avait voulu, je l’aurais épousée !…

« J’avais dix-neuf ans quand je la connus. J’en ai aujourd’hui plus de quatre-vingts et je n’ai jamais aimé d’autre femme qu’elle.

« J’étais le fils d’un riche châtelain des environs de Szepeny. J’étudiais la médecine. Et un labeur acharné m’avait épuisé à un tel point que les médecins m’engagèrent à me reposer et à voyager pour changer d’air.

« J’allai en Italie. C’est à Pise que je rencontrai celle à qui aussitôt je donnai ma vie. Elle me suivit à Rome, à Naples. Ce fut un voyage où l’amour embellissait les sites… Nous remontâmes jusqu’à Gênes et je pensais à l’emmener ici, en Hongrie, pour la présenter à mes parents et l’épouser, lorsqu’un matin je la trouvai morte auprès de moi… »

Le vieillard interrompit un instant son récit. Lorsqu’il le reprit, sa voix chevrotait plus qu’auparavant et on l’entendait à peine.

« … Je parvins à cacher le décès de ma maîtresse aux gens de l’hôtel, mais je n’y parvins qu’en employant des ruses d’assassin. Et quand je pense à tout cela, je frissonne encore. On ne me soupçonnait d’aucun crime et l’on crut que ma compagne était partie le matin de très bonne heure.

« Je ne vous donne point le détail des heures affreuses passées auprès du corps, que j’avais enfermé dans une malle. Bref, je fus si habile que l’opération de l’embaumement passa inaperçue. Le va-et-vient, le nombre important des voyageurs dans un grand hôtel leur laisse une liberté relative, une impersonnalité qui me furent très utiles dans la circonstance.

« Ensuite ce fut le voyage et les difficultés suscitées par la douane, que je pus, grâce au Ciel, franchir sans encombre. C’est une histoire miraculeuse, monsieur !… Et quand je fus de retour chez moi, j’étais devenu maigre, pâle, méconnaissable.

« En passant à Vienne, j’avais acheté, chez un antiquaire, un sarcophage de pierre qui provenait de je ne sais plus quelle collection célèbre. Chez moi, on me laissait faire ce que je voulais, sans s’inquiéter de mes desseins, et personne ne s’étonna ni du poids, ni de la quantité des bagages que j’avais rapportés d’Italie.

« Je gravai moi-même l’inscription ADORATA et une croix sur le sarcophage où j’enfermai, entouré de bandelettes, le corps de l’adorée…

« Une nuit, par un effort insensé, je transportai mon amour dans un champ voisin, de façon à retrouver l’emplacement que j’étais seul à connaître. Et, seul, je venais chaque jour prier à cet endroit.

« Un an s’écoula… Un jour, je dus partir pour Budapest… Et quel ne fut point mon désespoir quand je revins, au bout de deux ans, de voir qu’une usine s’était élevée à la place même où j’avais enterré le trésor que j’aimais plus que ma vie !…

« Je devins à peu près fou et je songeais à me tuer lorsque, le soir, le curé, étant venu nous visiter, me raconta comment, pendant qu’on creusait le champ voisin pour y établir les fondations de l’usine, on avait trouvé le sarcophage d’une martyre chrétienne de l’époque romaine, nommée Adorata, et que l’on avait transporté cette châsse précieuse dans la modeste église du village.

« D’abord je fus sur le point de révéler au curé sa méprise. Mais je me ravisai, pensant que, dans l’église, j’aurais mon trésor sous les yeux quand je voudrais.

« Mon amour me disait que l’adorée n’était pas indigne des honneurs dévots qu’on lui rendait. Et, encore aujourd’hui, je l’en crois digne, à cause de sa grande beauté, de sa grâce unique et de l’amour profond qui l’a peut-être fait mourir. Au demeurant, elle était bonne, douce et pieuse, et si elle n’était pas morte je l’aurais épousée.

« Je laissai les événements suivre leur cours et mon amour se changea en dévotion.

« Celle que j’avais tant aimée fut déclarée vénérable. Ensuite on la béatifia et, cinquante ans après la découverte de son corps, elle fut canonisée. Je me rendis moi-même à Rome pour assister à la cérémonie, qui est le plus beau spectacle qu’il m’ait été donné de contempler.

« Par cette canonisation, mon amour entrait au ciel. J’étais heureux comme un ange du paradis et vite je m’en revins ici, plein du bonheur le plus sublime et le plus étrange qui soit au monde, prier devant l’autel de sainte Adorata… »

… Les larmes aux yeux, le petit vieillard coquettement vêtu s’éloigna, frappant le sol de sa canne à pommeau de corail et répétant encore : « sainte Adorata !… sainte Adorata ! »