Le Poète assassiné/Les Souvenirs bavards

Le Poète assassinéL’Édition, Bibliothèque des Curieux (p. 253-262).


À Maurice Raynal
Les Souvenirs bavards

LES SOUVENIRS BAVARDS

Lorsque je fus à Londres, je pris pension dans un boarding-house qui m’avait été recommandé et l’on me donna une chambre confortable où je dormis très bien.

Le lendemain, je fus réveillé de bonne heure par le bruit d’une conversation qui avait lieu dans la chambre voisine.

Je comprenais bien ce qui s’y disait, en anglais d’Amérique prononcé avec le mol accent de l’Ouest. Le dialogue avait lieu entre un homme et une femme qui parlaient passionnément.

— Olly, pourquoi être partie sans me prévenir : pourquoi, pourquoi ?

— Pourquoi, Chislam ? Parce que mon amour pour vous eût entravé ma liberté et qu’elle m’est plus chère que l’amour.

— Ainsi, blonde Olly, vous m’aimiez et cet amour est cause que je vous ai perdue ?

— Oui, Chislam, j’eusse fini par céder à vos instances et je vous eusse épousé. Mais en le faisant, c’est à mon art que j’aurais renoncé.

— Sauvage Olly, je vous attendrai toujours.

Et le dialogue continuait sur ce ton : l’indépendante Olly se refusant à accepter les propositions matrimoniales de l’amoureux Chislam.

Ce que je savais de la pruderie anglo-saxonne me força d’abord à m’étonner que dans la pension l’on tolérât des visites de femme chez mon voisin ; puis je n’y pensai plus.

Mon étonnement augmenta lorsque le matin suivant je fus réveillé par une nouvelle conversation qui s’échangeait cette fois en français, mais avec l’accent particulier des Américains de l’Ouest.

Chislam parlait encore avec une femme.

— Vous ne m’aimez plus, monsieur Chislam ! Vous êtes toujours autour d’Olly, la petite dresseuse de chiens, qui est maigre comme un manche à balai. Il y a un mois encore, vous tombiez en extase pendant que je chantais ma romance et c’est bien l’amour qui vous poussait à cela, car je n’ai pas la voix très juste.

— J’ai fini par m’en apercevoir, mademoiselle Criquette. En outre, vous ne m’aimez pas. Vous vous jouez de moi par coquetterie.

— Ainsi, vous avez oublié la promesse de mariage que vous me fîtes et cette maison de campagne dans un village au bord de la Loire où nous devions passer notre lune de miel ?

— Mademoiselle Criquette, j’ai décidé que si je me mariais, je me retirerais dans le Maine, mais le Maine des États-Unis d’Amérique.

— Et puis vous avez raison, allez, monsieur Chislam, car je ne vous aurais pas épousé avec votre bobine, votre bobine, votre bobine !…

Suivaient d’autres répliques, et en m’habillant je pensais : « Cette Française a un drôle d’accent. Elle a dû séjourner longtemps en Californie… Dieu ! quelle prédilection elle marque pour le mot de bobine et que ce Chislam est inconstant ! Mais ce boarding house, en somme, est une pension peu recommandable. »

Le jour qui suivit, je fus brusquement éveillé comme je l’avais été la veille. Cette fois, la conversation s’échangeait en Italien et toujours avec le déplorable accent des Yankees de l’Ouest.

— Belle Locatelli, cédez à mon amour. Marions-nous ! Nous renoncerons aux voyages et irons cacher notre bonheur dans une villa que j’achèterai en Californie, à San-Diégo. Je veux une vue sur la baie qui est admirable et nous cultiverons des orangers.

— C’est impossible, signor Chislam, je suis fiancée à un de mes compatriotes qui est officier à Bologne. Il n’a que sa solde et nous attendons, pour nous marier, que j’aie réuni la dot réglementaire.

— Ainsi, adieu, signorina Locatelli ; un pauvre pitre comme moi n’espère point l’emporter dans votre cœur sur un brillant officier. Adieu, signorina. Et pour que vous soyez heureuse le plus tôt possible, permettez-moi de compléter la dot dont vous me parlez.

Je pensai :

« Ce singulier Lovelace est un brave homme ; toutefois, sa manie du mariage quotidien est fort incommode : elle m’éveille en sursaut et bien avant l’heure où j’ai coutume de me lever. »

Mais la nuit suivante je ne pus fermer l’œil. M. Chislam s’entretenait avec un homme, en nouvel anglais des États-Unis et avec l’accent de l’Ouest.

— Oui, Chislam, vous n’êtes qu’un malheureux qui mourrez seul, sans famille, sans amour.

— Vous avez raison, Chislam, et il faut bien que je me résigne. J’ai amusé dans ma vie des millions d’êtres dans les cinq parties du monde et je n’ai pas trouvé une épouse.

— Chislam, vous avez été la joie universelle, le rire même du monde tout entier. C’était trop pour une femme. Ce qui est pour tous peut bien, par l’énormité, effrayer un seul.

— Ainsi, Chislam, moi qui me croyais le plus comique des hommes, j’en suis le plus navré !

— Hélas ! Chislam, je pense comme vous ! Votre fantaisie qui déchaînait une allégresse inouïe jusqu’alors chez tous les peuples n’a pas suffi pour qu’une simple fille vous trouvât aimable. Perdue dans le public, elle pouvait rire avec lui ; mais si, en tête à tête, vous parliez d’amour, vous n’inspiriez plus qu’une infinie tristesse.

— C’est donc ainsi que va le monde, Chislam ?

— Chislam, ainsi va le monde !

— Et je n’ai plus personne pour me consoler, Chislam, sinon moi-même.

— Personne, sinon vous-même, Chislam.

Ce dialogue mélancolique entre les mystérieux Chislam aurait vraisemblablement duré longtemps encore, si, impatienté, je n’avais frappé très fort contre la cloison qui me séparait de mon voisin, en criant :

— Gentlemen, il se fait tôt ! il est temps de dormir.

Les deux Chislam se turent aussitôt et je tombai bientôt dans un profond sommeil.

Mais, vers huit heures, quelle ne fut pas ma stupéfaction lorsque, réveillé en sursaut, j’entendis que mon voisin avait repris son marivaudage matrimonial avec l’indépendante Olly, celle qui avait été la première dont j’eusse entendu la voix.

Je m’habillai le plus vite qu’il me fut possible et allai trouver la respectable hôtesse du boarding house :

— Il m’est impossible de dormir dans la chambre que vous m’avez donnée. Dès l’aube, mon voisin parle avec des visiteuses et la nuit il s’entretient avec des visiteurs.

— Vous avez le sommeil léger, monsieur. On vous donnera une autre chambre à un autre étage que celui où vous êtes logé.

« Votre voisin est un homme estimable.

« C’est le fameux comique Chislam Borrow. Il est né en Californie et ses tours, ses grimaces, les scènes que sa ventriloquie et sa hâte à changer de déguisement lui permettaient de jouer seul l’avaient rendu célèbre sur toute la terre. Il est très instruit et il connaît plusieurs langues.

« Puis, l’âge est venu avec la fortune. Chislam Borrow est maintenant un vieux célibataire. Il n’a ni parents ni amis. Il a pris pension ici, voici déjà trois ans, et ne parle à personne sinon avec lui-même. Sa ventriloquie lui fournit le moyen d’avoir de la compagnie quand il lui plaît.

« Il lui arrive souvent de converser avec une de celles qu’il aurait voulu épouser ; parfois encore, il parle avec lui-même et ce sont ses dialogues les plus tristes.

« Chislam Borrow est bien à plaindre, monsieur, car vous le pensez comme moi, ces souvenirs bavards ne valent point, malgré leur variété, le simple langage d’une épouse dont les cheveux auraient blanchi en même temps que ceux de l’ancien comique, si désolé — et qui consolerait maintenant sa vieille vie… »

Quelque temps après je quittai Londres, sans avoir vu Chislam Borrow.