Le Poète assassiné/La Rencontre au Cercle mixte

Le Poète assassinéL’Édition, Bibliothèque des Curieux (p. 263-269).


Au docteur Chapeyron
La rencontre au Cercle mixte

LA RENCONTRE AU CERCLE MIXTE

Après avoir gagné dans les mines de la Colombie une assez grosse fortune, l’ingénieur hollandais Van der Vissen s’embarqua pour Paris qu’il avait visité dans sa jeunesse. Il voulait s’y amuser à quarante-cinq ans, dont plus de vingt s’étaient écoulés en Amérique.

Van der Vissen était un homme de grande taille, blond, fort, querelleur, joueur et dépourvu de scrupules. Son établissement à Paris avait été le but de sa vie. Il pensait que les plaisirs que l’on y trouve sont supérieurs à ceux qui s’offrent aux voluptueux sur les autres points du globe.

Le lendemain de son arrivée, l’ingénieur hollandais rencontra sur le boulevard un ancien ouvrier de Panama qui, vêtu en gentleman, paraissait fort cossu. Et, s’il n’avait pas fait fortune, il fréquentait où elle se défait, car il était devenu rabatteur d’un grand tripot, un cercle mixte qui fonctionnait toutes les nuits, non loin du Trocadéro. Décider Van der Vissen à s’y faire présenter fut une chose aisée. Attiré par la passion du jeu et celle des femmes, le Hollandais, qui avait dans son portefeuille, en billets de banque, tout ce qu’il possédait, vint, un soir, au cercle.

Les formalités ayant été facilitées par l’administration du tripot, Van der Vissen pénétra dans la salle de jeu où la partie battait son plein. Il se mit à jouer et, le hasard secondant son audace, il gagna d’abord avec une veine insolente. Ensuite, il prit la banque et, la chance tournant soudain, il connut la déveine la plus noire. Quand il céda la place, la malchance le poursuivit, et plus il perdait plus il s’entêtait à jouer gros jeu. Les billets de banque lui fondaient dans les doigts comme s’ils avaient été de neige. Puis, lorsqu’il fut décavé, il s’efforçait de ne point le montrer, et c’est en souriant qu’il essuyait la sueur de son visage.

Près de lui, grande et souple, se tenait une jeune femme brune, aux yeux cernés, minaudière à souhait, élégante et couverte de bijoux. Van der Vissen l’observa. Elle jouait furieusement et gagnait tout ce qu’elle voulait.

La beauté de la femme et sa veine extraordinaire firent une vive impression sur l’esprit du Hollandais. Comme il s’était montré joueur et qu’il la fixait avec obstination, la belle joueuse lui sourit.

Van der Vissen la désira de toutes ses forces, elle, ses bijoux et le gain qu’elle emporterait. Ses instincts d’aventurier se réveillèrent. Il ressentait maintenant pour cette femme, son or et ses joyaux une passion folle qu’il fallait assouvir.

La vie d’aventures prolonge la jeunesse et Van der Vissen n’avait rien d’un vieillard. Avec une galanterie de sauvage, pleine de gaucherie, avec des phrases emphatiques, il attira la jeune femme et proposa de l’accompagner là où elle demeurait.

Elle répondait d’une voix langoureuse dont les inflexions enflammèrent davantage la passion du Hollandais.

Et mêlant les louanges aux promesses, il fit tant qu’à la fin ils partirent ensemble.

Elle habitait, rue de la Pompe, un appartement élégant où, dès qu’ils y furent entrés et que la pièce dans laquelle ils pénétrèrent fut éclairée, Van der Vissen se renseigna sur la domesticité ; mais la bonne était couchée dans son sixième.

Ils se trouvaient maintenant dans un boudoir meublé de divans larges et bas, de poufs où l’on avait posé, pêle-mêle, des gants, des lettres, des boîtes de cigarettes égyptiennes, des livres de vers modernes.

Comme un joueur affolé qui, pour la première fois, se décide à tricher, Van der Vissen hésita un moment sur ce qu’il allait faire.

Puis, tandis que les bras levés devant la glace, la jeune femme enlevait son chapeau, il se jeta sur elle et tenta de la saisir au cou. Mais elle se retourna vivement et il reçut en pleine figure un coup de poing vraiment viril. En même temps, d’une voix mâle, n’ayant plus rien de commun avec celle qu’on avait affectée jusqu’alors, on injuria crûment l’ingénieur dans les termes les plus grossiers, les plus ignobles.

Il avait affaire à un jeune homme solidement musclé, qui pouvait, en faisant le chichi convenable à son infâme condition, singer la délicatesse d’une femmelette, mais qui, au moment de la lutte, était un peu là.

Et Van der Vissen désira encore cet être, quel qu’il fût.

Désespérément, puisqu’il n’avait plus rien à perdre, et qu’il avait dévoilé ses desseins, désespérément, il voulait au moins avoir le dernier mot dans cette aventure. Et une volupté épouvantable s’empara de lui tandis qu’ils se battaient sauvagement…

Il y eut des cris, on entendit des coups de revolver. Et, le lendemain, on trouva ces étranges ennemis morts l’un près de l’autre, comme si le trépas seul pouvait être l’enfant criminel d’une passion si brutale, d’un aussi stérile amour.