Le Poète assassiné/L’Infirme divinisé

Le Poète assassinéL’Édition, Bibliothèque des Curieux (p. 235-242).


Au docteur Palazzoli
L’Infirme divinisé

L’INFIRME DIVINISÉ

Par une matinée de printemps, une automobile qui passait sur la route de Paris à Cherbourg fit explosion dans la commune de Chatou, sur la limite du Vésinet. Les deux voyageurs qui occupaient le coupé furent tués. Quant au chauffeur, on le ramassa à moitié mort ; il demeura trois mois sans connaissance, et lorsque, dans une petite voiture poussée par sa femme, il put enfin quitter l’hôpital, il lui manquait la jambe gauche, le bras gauche, l’œil gauche et il était devenu sourd de l’oreille gauche.

Dès lors, il vécut dans une maisonnette qu’il possédait au bord de la mer, près de Toulon, et grâce à la petite aisance procurée par le montant de l’assurance qu’il avait touchée. Les cicatrices laissées par la section de ses membres étant toujours douloureuses, il lui avait été impossible de supporter une jambe en bois ni un bras postiche, et il s’était, en peu de semaines, accoutumé à sautiller au lieu de marcher.

Les voisins et les passants regardaient curieusement cet infirme qui, en se promenant, paraissait sauter à la corde, et cette sorte de danse communiqua à son intelligence une telle vivacité que le renom de son esprit, de l’à-propos de ses réparties, de la finesse de ses plaisanteries se répandit très vite. On venait le voir, l’interroger non seulement de Toulon, mais encore de tous les villages environnants, et l’on comprit bientôt que cet homme, nommé Justin Couchot et qu’on ne tarda pas à surnommer l’Éternel, avait, avec ses membres de gauche, entièrement perdu la notion du temps.

Les deux mois qu’il avait passés sans connaissance avaient aboli en lui tout souvenir de sa vie antérieur à l’accident dont il était sorti estropié, et s’il avait retrouvé en partie l’usage du langage qu’il entendait autour de lui, il lui était maintenant impossible de relier entre eux les divers événements qui remplissaient désormais son existence. De ses actions saccadées il n’apercevait plus la succession.

À vrai dire, il semble impossible de croire qu’elles lui parussent simultanées et le seul mot qui, dans la pensée des hommes accoutumés à l’idée du temps, puisse rendre ce qui se passait dans le cerveau de Justin Couchot est celui d’éternité. Ses actions, ses gestes, les impressions qui frappaient son œil, son oreille uniques lui semblaient éternelles et ses membres solitaires étaient impuissants à créer pour lui, entre les divers actes de la vie, cette liaison que deux jambes, deux bras, deux yeux, deux oreilles suscitent dans l’esprit des hommes normaux et de quoi résulte la notion du temps.

Bizarre infirmité, qui méritait qu’on l’appelât divine !

Sa popularité augmentait chaque jour et il prit l’habitude d’exciter la curiosité publique. Quand le temps était beau, il s’en allait par bonds, s’élançant vers le firmament, où l’on place Dieu, auquel il ressemblait mentalement, et retombait sur la terre aussitôt, divinité sans puissance qu’emprisonnait un corps infirme et faible à faire pitié.

Et si on l’interpellait pour l’interroger, il s’arrêtait et demeurait des heures entières perché sur sa jambe comme un échassier.

On lui demandait :

« Eh ! l’Éternel, qu’as-tu fait hier ? »

Il répondait :

« Enfants, je crée la vie. Je veux que la lumière soit et l’obscurité se tient auprès, mais hier n’est pas pour moi, non plus que demain, et rien n’existe qu’aujourd’hui. »

Et il s’accordait si bien avec la nature qu’elle lui était un effet de sa volonté, à quoi l’événement répondait sans cesse avant qu’il pût connaître le regret ou le désir.

Une belle jeune femme minauda un jour :

« L’Éternel, que pensez-vous de moi ? »

Il lui dit :

« Million d’êtres que tu es, de toute taille et de tant de visages : d’enfant, de jeune fille, de femme et de vieille, vous vivez et tu es morte, vous riez et vous pleurez, vous aimez et vous haïssez et tu n’es rien et vous êtes tout. »

Un homme politique voulut savoir à quel parti allaient ses sympathies.

« À tous, répondit l’Éternel, et à aucun, car ils sont comme l’ombre et la lumière et doivent vivre ensemble sans que rien puisse changer. »

Il arriva qu’on lui raconta l’histoire de Napoléon :

« Sacré Bonaparte ! s’écria Justin Couchot. Il ne cesse de gagner des batailles, d’être vaincu et de mourir à Sainte-Hélène. »

Et comme quelqu’un, étonné, le questionnait sur la mort, il s’en alla à petits sauts, disant :

« Des mots, des mots ! Comment voulez-vous mourir ? On est, cela suffit ; on est comme le vent, la pluie, la neige, Napoléon, Alexandre, la mer, les arbres, les villes, les fleuves, les montagnes. »

Le monde entier et toutes les époques étaient ainsi pour lui un instrument bien accordé que son unique main touchait avec justesse.

Justin Couchot disparut il y a un an et l’on n’a jamais pu savoir ce qu’il est devenu. Les autorités, non sans raison, supposèrent qu’il s’était noyé, mais son corps bizarre à membres uniques n’a pas été retrouvé. Ses parents, voisins et ceux qui l’avaient rencontré ne croient pas à la mort de l’Éternel et n’y croiront jamais.