Le Pirate (Montémont)/Chapitre XXXIV

Traduction par Albert Montémont.
Ménard (Œuvres de Walter Scott, volume 16p. 361-373).

CHAPITRE XXXIV.

l’équipage.


Entendez-vous l’insulte grossière, l’amère raillerie, la fière menace répondant à la plaisanterie brutale ? les jurons résonnent comme des coups de pistolet ; les menaces s’entre-choquent, pareilles au cliquetis des épées… À de tels sons reconnaissez une querelle de brigands, et les honnêtes gens pourront y trouver leur profit.
La Captivité, poème.


Lorsque Cleveland, arraché en triomphe à ses ennemis de Kirkwall, se trouva de nouveau à bord du vaisseau pirate, son arrivée excita les joyeuses clameurs d’une grande partie de l’équipage. Presque tous les matelots coururent lui serrer la main et lui faire leurs félicitations sur son retour ; car la dignité de capitaine corsaire ne mettait pas grande différence entre lui et les derniers hommes du vaisseau, et jusqu’à l’heure du péril ils se regardaient comme ses égaux.

Quand le parti de Cleveland eut témoigné sa joie de le revoir, on entraîna le nouvel arrivant vers l’arrière où Goffe, le commandant actuel du navire, était assis sur un canon et écoutait d’un air sombre et mécontent les cris qui proclamaient la bienvenue de Cleveland. C’était un homme de quarante à cinquante ans, d’une taille au dessous de la moyenne, mais membré si vigoureusement que ses gens avaient coutume de le comparer à un vaisseau de soixante-quatre rasé. Ses cheveux noirs, son cou de taureau et ses épais sourcils, la vigueur de ses membres sans grâce et sa figure féroce formaient un contraste avec l’air mâle et le visage ouvert de Cleveland, chez qui l’exercice de son atroce profession n’avait pu détruire une grâce naturelle de manières et une heureuse expression de physionomie. Les deux capitaines corsaires se regardèrent quelque temps en silence, entourés chacun de leurs partisans. Les plus vieux de l’équipage s’étaient généralement rangés du côté de Goffe, tandis que les jeunes marins, à la tête desquels était Jack Bunce, s’attachaient à Cleveland.

Enfin Goffe rompit le silence… « Vous êtes le bienvenu à bord, capitaine Cleveland… de par mon couronnement de poupe ! Je suppose que vous vous croyez encore commodore ! mais tout a été fini, de par Dieu, le jour où vous avez perdu votre navire. Allez donc au diable ! »

Et ici, une fois pour toutes, nous pouvons remarquer que c’était la gracieuse coutume de ce commandant de mélanger les jurons et les autres mots par quantités à peu près égales, ce qu’il appelait mettre des bordées dans ses discours. Comme cependant ses décharges d’artillerie ne sont pas de notre goût, nous indiquerons seulement, par des blancs pareils à celui-ci, — — les endroits où devront être placées ces explétives ; et ainsi (que le lecteur nous pardonne une fort mauvaise pointe), les volées de canon du capitaine Goffe se trouveront tirées en blanc.

Cleveland répondit qu’il ne désirait aucune dignité et n’en accepterait aucune, mais qu’il priait seulement le capitaine Goffe de lui prêter la chaloupe pour se rendre dans une autre île, attendu qu’il ne voulait ni commander Goffe ni rester sur un vaisseau à ses ordres.

« Et pourquoi pas sur un vaisseau à mes ordres, confrère ? » demanda Goffe d’un ton dur ; « — — êtes-vous un trop beau sire — — avec vos airs et vos tons pour servir sous mes ordres, quand — — il y a ici tant de gentilshommes plus âgés et meilleurs marins que vous ? — J’ignore quel est celui de ces fameux marins, » dit Cleveland avec calme, « qui a placé le navire sous le feu de cette batterie de six canons qui pourrait le couler à fond, pour peu qu’on en eût envie, avant que vous pussiez couper le câble ou décamper. Des marins plus vieux et meilleurs que moi peuvent aimer à servir sous un semblable nigaud, mais quant à moi, je vous prie de m’excuser, capitaine… voilà tout ce que je voulais vous dire. — De par Dieu ! je crois que vous êtes fous, reprit Hawkins le contre-maître… Une rencontre au sabre et au pistolet peut, dans ce sens, n’être pas à dédaigner quand on n’a rien de mieux à faire ; mais que diable aurions-nous fait de notre sens commun si des gentilshommes de notre espèce allaient passer leur temps à se quereller les uns avec les autres pour donner à ces insulaires aux ailes de canard et aux pieds membraneux l’occasion de nous casser la tête à tous ? — Bien parlé, vieil Hawkins ! » dit Derrick le quartier-maître, qui était un officier de très grande importance parmi ces corsaires ; « je dis que si les deux capitaines ne s’arrangent pas tranquillement ensemble, et ne sont pas en état de n’avoir qu’un cœur, qu’une tête pour la défense du vaisseau, il faut… le diable m’enlève !… les déposer tous deux, et m élire un autre à leur place. — À savoir vous-même, je suppose, monsieur le quartier-maître, répliqua Jack Bunce ; mais cela ne prendra pas… Celui qui commande des gentilshommes doit être un gentilhomme lui-même, je pense, et je donne mon vote au capitaine Cleveland, comme au plus vaillant et au plus digne gentilhomme qui ait jamais attaqué un navire en mer. — Eh ! mais, vous vous appelez gentilhomme, je crois ! riposta Derrick ; ma foi… malgré vos beaux yeux, un tailleur en ferait un meilleur avec les plus méchantes nippes de votre garde-robe de comédien ambulant !… C’est une honte pour des gens de cœur d’avoir à bord un M. Belle-Jambe comme celui-là. »

Jack fut si courroucé de ces insultes qu’il mit sans plus tarder la main sur la garde de son sabre. Mais le charpentier et le contremaître intervinrent, l’un en brandissant sa large hache et en jurant qu’il fendrait le crâne à celui qui porterait le premier coup, et l’autre en leur rappelant que toute dispute, toute querelle, et à plus forte raison tout combat était strictement défendu à bord ; que si deux gentilshommes avaient une contestation à arranger, ils devaient aller à terre et la vider au sabre ou au pistolet en présence de deux camarades.

« Je n’ai de différend avec personne !… » dit Goffe brusquement. « Le capitaine Cleveland s’est promené dans ces îles pour s’amuser !… et nous avons perdu temps et richesses à l’attendre, quand nous aurions pu ajouter vingt ou trente mille dollars à la bourse commune. Cependant s’il plaît au reste des gentilshommes corsaires de le laisser partir, je n’en murmurerai pas ! — Je propose, dit le contre-maître, qu’aux termes du règlement, il y ait assemblée générale dans la grande cabine, pour délibérer sur la marche à suivre dans cette affaire. »

Un assentiment unanime accueillit la proposition du contre-maître ; car tout le monde trouvait son compte à ces assemblées générales où chacun des pirates avait droit de voter. Mais la grande raison pour laquelle l’équipage s’applaudissait de cette franchise, c’était que dans ces solennelles occasions on distribuait l’eau-de-vie à qui en voulait… droit que les corsaires ne manquaient pas d’exercer dans toute son étendue afin de s’aider dans leurs délibérations. Mais quelques uns de ces aventuriers, qui joignaient tant soit peu de jugement au caractère hardi et entreprenant de leur profession, avaient coutume en pareil cas de garder certaines bornes et de rester à peu près sobres ; ainsi c’était par eux, avec l’apparence d’une décision rendue en assemblée générale, qu’étaient prises toutes les déterminations d’importance relativement aux croisières et aux entreprises. Le reste de l’équipage, en sortant de son ivresse, se persuadait aisément que la résolution adoptée était l’effet légitime de la sagesse combinée de tout le sénat.

En la présente occasion l’orgie ne s’arrêta que quand la plus grande partie de l’équipage montra l’ivresse sous ses formes les plus hideuses et les plus ignobles… proférant des jurons vides de sens… exhalant les plus horribles imprécations de pure gaîté de cœur… chantant des chansons dont l’obscénité pouvait seulement rivaliser avec l’impiété. Au milieu de cet enfer terrestre, les deux capitaines, entourés de trois ou quatre de leurs principaux partisans, du charpentier et du contre-maître, qui tenaient les fils en pareille occasion, formaient un pandœmonium ou conseil privé pour aviser à ce qu’il fallait faire ; car, comme l’observait métaphoriquement le contre-maître, ils étaient dans un étroit canal, et il fallait toujours sonder la route.

Quand ils commencèrent leur consultation, les amis de Goffe remarquèrent à leur grand déplaisir qu’il n’avait pas observé la règle salutaire que nous venons de mentionner, mais que pour cacher la mortification que lui avait causée le retour subit de Cleveland, et l’accueil qu’il avait reçu de l’équipage, le vieux capitaine avait fortement compromis sa raison. La sombre taciturnité qui lui était naturelle avait empêché qu’on ne s’en aperçût avant que le conseil ouvrît ses délibérations ; mais alors la chose devint manifeste.

Le premier orateur qui parla fut Cleveland. Il déclara que, loin de viser au commandement du navire, la seule faveur qu’il demandait, c’était qu’on le débarquât sur une île, sur un écueil, à quelque distance de Kirkwall, et qu’on le laissât s’arranger comme il pourrait.

Le contre-maître attaqua vivement cette résolution. « Nos camarades, dit-il, connaissent tous Cleveland, et n’ont pas moins de confiance en son habileté comme marin, qu’en son courage comme soldat ; d’ailleurs il ne permettait jamais aux liqueurs de le culbuter ; il tenait un milieu raisonnable, toujours prêt à la manœuvre et au combat ; avec lui le vaisseau aurait toujours un homme capable de le diriger… En ce qui touche le noble capitaine Goffe, continua le médiateur, c’est le plus brave gaillard qui rongea jamais un biscuit, je le soutiendrai, par Dieu ! mais aussi, quand il porte sa cargaison d’eau-de-vie… j’ose le lui dire en face… il est si insupportable avec ses jurements et ses plaisanteries, qu’il n’y a plus à vivre avec lui. Vous n’avez pas oublié comme il a failli briser notre bâtiment contre le rocher qu’on nomme le Cheval de Copinsha, simplement par manière de caprice ; et puis, vous savez tous comme il a tiré son pistolet sous la table, un jour que nous étions tous réunis, et blessé Jack Jenkins au genou ; plaisanterie qui a coûté la jambe au pauvre diable. — Jack Jenkins n’en a pas été plus mal d’un copeau, reprit le charpentier ; j’ai coupé la jambe avec ma scie, aussi bien qu’aurait pu faire un chirurgien du pays… J’ai chauffé la large hache et cicatrisé la plaie… Oui, de par — — ! et je lui ai fabriqué une jambe de ressource qui le mène clopin-clopant, aussi bien qu’il a jamais fait… car Jack n’a jamais été un fameux coureur. — Vous êtes un habile homme, charpentier ! répliqua le contre-maître, diablement habile ! mais j’aimerais mieux vous voir, avec votre scie et votre hache rouge, travailler à la charpente du vaisseau qu’à mon genou !… mais ce n’est pas ce dont il s’agit… La question est de savoir si nous laisserons partir le capitaine Cleveland que voilà, homme de conseil et d’action. Or, je pense que ce serait jeter le pilote à l’eau, lorsque le vent chasse le bâtiment vers une côte. Je dois dire que ce ne serait pas le fait d’un brave marin que de quitter ses camarades qui sont restés ici à l’attendre plus qu’on n’attend jamais. Notre eau est presque épuisée, et nous avons tant fait bombance que nos provisions commencent à baisser. Nous ne pouvons mettre à la voile sans provisions… Nous ne pouvons nous procurer des provisions sans le secours des habitants de Kirkwall. Si nous demeurons ici plus long-temps, la frégate l’Alcyon sera perdue pour nous… on l’a vue à la hauteur de Peterhead, il y a deux jours, et nous serons pendus à la grande vergue pour sécher au soleil. Or, le capitaine Cleveland nous tirera de ce mauvais pas, mieux que personne. Il fera le gentilhomme avec ces gens de Kirkwall ; il sait comment s’y prendre pour parler douceur, et faire tapage en cas de besoin. — Vous allez donc remercier l’honnête et vieux capitaine Goffe ! » dit un vieux pirate au teint basané, qui n’avait plus qu’un œil ; « quoiqu’il ait de mauvais moments, et qu’il m’ait éborgné dans un de ses moments de gaîté, jamais aussi honnête homme n’a marché sur un gaillard d’arrière, après tout ; et — — si je ne reste pas avec lui aussi long-temps que sera allumée mon autre lanterne ! — Vous ne voulez donc pas m’entendre jusqu’à la fin ? reprit Hawkins ; on aurait plutôt fait de parler à des nègres… Je vous le répète, je propose que Cleveland soit seulement capitaine depuis une heure post meridiem jusqu’à cinq heures du matin, durant lequel temps Goffe est toujours ivre. »

Le capitaine dont l’orateur venait de parler donna une preuve suffisante de la vérité de ses paroles, en proférant un hurlement inarticulé, et en s’efforçant d’ajuster son pistolet sur le conciliateur Hawkins.

« Tenez, voyez-vous ? dit Derrick ; tout son bon sens consiste à s’enivrer un jour de conseil comme le plus misérable matelot. — Oui, dit Bunce, ivre comme la truite de Davy[1], en face de l’ennemi, de l’ouragan et du sénat ! — Mais, néanmoins, continua Derrick, on n’ira jamais avec deux capitaines dans un même jour.

Je crois qu’il serait mieux qu’ils eussent chacun leur semaine… Cleveland commencera. — Il y a ici des gens qui les valent bien, reprit Hawkins ; cependant, je n’objecte rien contre le capitaine Cleveland, et je pense qu’il peut nous servir en pleine mer aussi bien qu’un autre. — Oui, s’écria Bunce, et il fera meilleure figure pour mettre à la raison les Kirkwallais que son sobre prédécesseur !… Ainsi, vive le capitaine Cleveland ! — Arrêtez, messieurs, » dit Cleveland qui avait jusqu’alors gardé le silence ; « J’espère que vous ne me nommerez pas capitaine sans que j’y consente ? — Si, par la voûte bleue du ciel, nous le ferons ! répliqua Bunce ; c’est pro bono publico. — Mais, écoutez-moi du moins, dit Cleveland ; je consens à prendre le commandement du vaisseau, puisque vous le souhaitez, et parce que je vois que vous sortirez mal d’embarras sans moi. — C’est pourquoi je répète : Vive le capitaine Cleveland ! s’écria Bunce. — Un moment de silence, je t’en conjure, cher Bunce !…. honnête Altamont !… reprit Cleveland ; je prends le gouvernail des affaires à cette condition que, quand j’aurai remis le bâtiment en état de repartir, bien avitaillé et muni de tout, vous consentirez à rendre le commandement au capitaine Goffe, et à me débarquer, comme j’ai déjà dit, sur quelque côte, en m’abandonnant à mon sort… Vous serez alors sûrs qu’il m’est impossible de vous trahir, puisque je demeurerai avec vous jusqu’au dernier instant. — Oui, et après le dernier instant aussi, par la voûte bleue ! ou je me trompe fort, » marmotta Bunce entre ses dents.

On mit alors la proposition aux voix ; et l’équipage était si bien convaincu des talents supérieurs de Cleveland, que la déposition momentanée de Goffe ne rencontra que peu d’opposition, même parmi ses propres partisans, qui objectèrent avec assez de raison, qu’il aurait au moins dû ne pas s’enivrer, pour veiller à ses propres affaires… Il raccommoderait les choses le lendemain matin, s’il voulait.

Mais, lorsque le lendemain matin arriva, ceux de l’équipage qui s’étaient grisés, en apprenant l’issue des délibérations du conseil, auxquelles ils étaient censés avoir réellement pris part, élevèrent si haut les qualités de Cleveland, que Goffe, tout irrité et mécontent qu’il était, jugea qu’il serait sage de déguiser son ressentiment, et d’attendre une occasion favorable pour lui donner un libre cours ; il se soumit donc à la dégradation qui avait si souvent lieu sur un navire de pirates.

Cleveland, de son côté, résolut de travailler avec zèle et sans perdre de temps à tirer le vaisseau d’une position si périlleuse. Dans ce dessein, il fit préparer la chaloupe pour aller à terre en personne, emmenant avec lui douze hommes des plus vigoureux et des plus braves, tous richement équipés, car les profits de leur criminelle profession avaient mis les pirates à même de porter des habits presque aussi riches que ceux des officiers, et surtout suffisamment armés de sabres et de pistolets, quelques uns même portant des haches et des poignards.

Cleveland portait un costume magnifique ; c’était un justaucorps bleu, doublé de soie cramoisie et richement brodé en or, un gilet et des culottes de damas cramoisi, un bonnet de velours merveilleusement galonné et surmonté d’une plume blanche, des bas de soie blancs, et des souliers à talons rouges, ce qui était le nec plus ultra de l’élégance parmi les fashionables du jour. Il avait une chaîne d’or faisant plusieurs tours autour de son cou, à laquelle était suspendu un sifflet de même métal, insigne de son autorité. Il portait en outre un ornement particulier à ces hardis brigands qui, peu satisfaits d’avoir une ou deux paires de pistolets à la ceinture, en portaient deux autres paires richement ornées à une espèce d’écharpe de ruban qui passait par dessus leur épaule. La poignée et le fourreau de l’épée du capitaine étaient dignes de la richesse de son équipement ; et sa bonne mine rehaussait tellement ce costume que lorsqu’il parut sur le pont il fut salué par les acclamations générales de l’équipage qui, comme d’autres assemblées populaires, jugeait presque toujours par les yeux.

Cleveland fit descendre avec lui dans la chaloupe, entre autres personnes, son prédécesseur en charge ; Goffe était aussi fort richement habillé ; mais moins favorisé que le capitaine par les formes extérieures, il ressemblait à un gros paysan habillé en homme de cour, ou plutôt à un voleur de grandes routes, affublé des dépouilles du malheureux qu’il vient d’assassiner. Cette physionomie commune, dans laquelle se peignait un mélange de gaucherie, de remords, de cruauté, d’insolence, aurait pu faire naître plus d’un doute sur la manière dont il avait acquis ces riches vêtements. Cleveland se détermina sans doute à emmener Goffe à terre avec lui, pour lui ôter toute occasion, pendant son absence, de débaucher l’équipage et de l’exciter à la désobéissance. Ils quittèrent donc le vaisseau, et chantant au bruit de leurs rames, tandis que l’onde écumante accompagnait le chœur, ils atteignirent bientôt le quai de Kirkwall.

Le commandement du vaisseau avait été confié à Bunce, sur la fidélité duquel Cleveland savait qu’il pouvait se fier sans crainte, et dans un entretien particulier qui avait duré assez long-temps, le capitaine lui avait donné les différents ordres dont les circonstances ultérieures pouvaient nécessiter l’exécution.

La chaloupe ne se mit en route que lorsque Bunce eut été maintes et maintes fois prévenu de se tenir sur ses gardes aussi bien contre les partisans de Goffe que contre toute attaque du côté de la terre. En approchant du havre, Cleveland arbora un pavillon blanc et put remarquer que leur apparition semblait occasionner beaucoup de remuement et d’alarmes. On voyait les habitants courir de côté et d’autre, et plusieurs portaient des armes. Des canonniers se montrèrent aussitôt sur la batterie, et l’on déploya les couleurs anglaises. C’étaient des symptômes alarmants, d’autant plus que Cleveland n’ignorait pas que, s’il n’y avait à Kirkwall aucun artilleur de profession, il s’y trouvait cependant une foule de marins parfaitement capables de desservir de gros canons et fort disposés à en faire le service en cas de besoin.

Observant tous ces préparatifs hostiles d’un œil attentif, mais tâchant de ne rien laisser voir sur sa physionomie qui ressemblât au doute ou à l’inquiétude, Cleveland dirigea la chaloupe droit vers le quai ; là, un grand nombre d’habitants, les uns armés de mousquets, de pistolets et de fusils de chasse, les autres de demi-piques et de harpons à baleines, étaient assemblés, comme pour s’opposer à son débarquement. Cependant ils paraissaient n’avoir pas arrêté les mesures que l’on prendrait ; car lorsque la chaloupe atteignit le quai, ils ne firent aucune démonstration. Cleveland fit débarquer ses hommes à l’exception de deux qui restèrent dans la chaloupe et s’éloignèrent un peu du rivage. Cette manœuvre, qui en réalité ménageait le seul moyen de retraite que pouvaient avoir les pirates, paraissait être au contraire un acte de confiance insouciante bien propre à intimider leurs adversaires.

Cependant les Kirkwallais montrèrent que le vieux sang norse n’avait pas tout-à-fait dégénéré ; ils firent bonne contenance et restèrent sur le quai avec leurs armes sur l’épaule, en face même des pirates, et leur barrant la rue qui conduit dans la ville.

Cleveland fut le premier qui parla, tandis que les partis restaient ainsi en présence… « Qu’est-ce à dire, messieurs les bourgeois ? demanda-t-il ; d’habitants des Orcades, êtes-vous devenus montagnards, pour être tous sous les armes de si grand matin ? ou bien, êtes-vous accourus sur le quai pour me présenter vos félicitations sur mon grade de commandant ? »

Les bourgeois se regardaient les uns les autres, et l’un d’eux répondit à Cleveland… « Nous ne savons pas qui vous êtes ; c’était cet autre homme, » ajouta-t-il, en montrant Goffe du doigt, « qui avait coutume de venir à terre comme capitaine. — C’est mon collègue, et il commandait en mon absence, répliqua Cleveland… mais peu importe, après tout. Je veux parler à votre lord-maire, ou quelque autre nom que vous lui donniez. — Le prévôt tient conseil avec les autres magistrats, répondit l’orateur. — Tant mieux ! répliqua Cleveland… Où Leurs Seigneuries tiennent-elles séance ? — À l’hôtel-de-ville. — Alors faites-nous donc place, messieurs, s’il vous plaît, car mes gens et moi nous allons nous y rendre. »

Il y eut un bourdonnement dans la foule ; mais beaucoup de citoyens n’étaient guère déterminés à engager un combat à outrance avec des marins si résolus ; les plus prudents réfléchirent aussitôt qu’on parviendrait plus aisément à se rendre maître des étrangers dans l’hôtel-de-ville, ou peut-être dans les rues étroites qu’ils avaient à traverser, que lorsqu’ils se tenaient rangés en bon ordre et préparés à combattre. Ils les laissèrent donc passer sans obstacle ; Cleveland mit sa troupe au petit pas, et la tint sur deux rangs serrés ; il ne souffrit pas que personne s’approchât trop de son petit bataillon, et faisant de temps à autre retourner vers la foule quatre hommes qui constituaient son arrière-garde, il parvint à rendre une attaque impossible.

De cette manière, ils montèrent la rue étroite et arrivèrent à l’hôtel-de-ville où les magistrats tenaient effectivement conseil, comme les bourgeois en avaient informé Cleveland. Là, les citoyens commencèrent à se presser en avant, avec l’intention de se mêler aux pirates, et de profiter de l’encombrement qu’occasionnait l’entrée étroite de l’hôtel, pour les serrer d’aussi près que possible, et ne pas leur laisser la place de manier librement leurs armes. Mais Cleveland avait prévu cette tentative ; il ordonna à quatre de ses gens de garder la porte et de contenir le peuple qui s’avançait ; puis il entra précédé de quatre autres pirates qui refoulèrent devant eux ceux qui étaient déjà entrés. Les bourgeois reculèrent bientôt en voyant les visages féroces et brûlés par le soleil aussi bien que les armes chargées de ces brigands, tandis que le capitaine pénétrait dans la salle où délibéraient les magistrats en présence d’un auditoire peu considérable. Ces messieurs se trouvaient ainsi séparés des bourgeois qui attendaient leurs ordres, et peut-être étaient-ils plus complètement à la merci de Cleveland que celui-ci, avec sa poignée d’hommes, n’était à la merci de la multitude qui les entourait.

Les magistrats parurent comprendre leur péril, car ils se regardèrent les uns les autres d’un air confus : cependant Cleveland leur adressa ainsi la parole :

« Bonjour, messieurs… j’espère qu’il n’y a point de mésintelligence entre nous. Je suis venu causer avec vous des mesures à prendre pour renouveler les provisions de mon vaisseau qui est à l’ancre dans la baie, ici près… nous ne pouvons partir sans cela. — Votre vaisseau, monsieur ? » répliqua le prévôt qui était un homme de sens et de courage… « comment prouvez-vous que vous en êtes le capitaine ? — Regardez-moi, répondit Cleveland, et vous ne m’adresserez pas deux fois cette question, je pense. »

Le magistrat le regarda attentivement et ne jugea pas à propos de continuer l’interrogatoire sur ce point, mais il poursuivit : « Et si vous êtes le capitaine, d’où vient ce vaisseau, où va-t-il ? vous avez trop l’air d’appartenir à la marine militaire pour ne commander qu’un navire marchand ; et d’ailleurs nous savons que vous n’êtes pas Anglais. — Tous les vaisseaux de guerre ne flottent pas sous le pavillon britannique, répliqua Cleveland. Mais en admettant que je commande un navire contrebandier, lorsque je demande à échanger du tabac, de l’eau-de-vie, du genièvre et autres denrées contre du poisson salé et des pelleteries, je ne pense pas mériter à tel point la malveillance des marchands de Kirkwall, qu’ils me refusent des provisions pour mon argent ? — Voyez-vous, capitaine, » dit alors le clerc de la ville, « ce n’est pas que nous soyons trop scrupuleux… car quand ces messieurs de votre étoffe viennent dans nos parages, autant vaut, ainsi que je le disais au prévôt, faire comme le charbonnier quand il rencontra le diable… c’est-à-dire, les laisser tranquilles chez eux, s’ils nous laissent tranquilles chez nous ;… et voici un monsieur, ajouta-t-il en montrant Goffe, qui était capitaine avant vous, et qui le sera peut-être après…. » (« Le canard dit vrai en cela, » murmura Goffe…) « il sait que nous l’avons très bien traité, jusqu’au moment où lui et ses gens se sont mis à courir la ville comme des diables échappés de l’enfer… Et tenez, j’en aperçois un qui l’autre soir arrêta ma servante en pleine rue, tandis qu’elle portait la lanterne devant moi, et l’insulta… À ma face ! — S’il plaît à Votre Honneur, respectable magistrat, » reprit Derrick, car c’était lui que désignait le clerc de la ville, « ce n’est pas moi qui ai jeté le grappin sur cette petite chaloupe qui portait une lanterne à l’avant… c’est une autre espèce d’homme. — Qui était-ce donc, monsieur ? » demanda le prévôt.

« Ma foi, s’il plaît à Votre Seigneurie, » répliqua Derrick avec plusieurs salutations de marin, et en faisant le portrait du digne magistrat lui-même, « c’était un homme déjà vieux… bâti à la hollandaise, rond par la poupe, avec une perruque blanche et un nez rouge… parfaitement semblable à Votre Seigneurie, je pense. » Puis se tournant vers un camarade, il ajouta : « Jack, ne trouves-tu pas que le gaillard qui voulut embrasser, l’autre soir, la jolie fille à la lanterne, ressemblait fort à Sa Seigneurie ? — Par Dieu, Tom Derrick, » répondit le camarade interpellé, « je crois que c’est l’homme lui-même. — C’est une insolence dont nous pouvons vous faire repentir, messieurs ! « dit le magistrat justement irrité de leur effronterie ; « vous avez agi dans cette ville comme si vous étiez dans un village indien de Madagascar. Vous-même, prétendu capitaine, vous étiez à la tête d’une dispute, pas plus tard qu’hier. Nous ne vous donnerons pas de provisions avant de mieux savoir à qui nous les donnons. Et ne pensez pas à nous jouer ; que j’agite seulement un mouchoir par cette fenêtre, et votre navire coule bas. Songez qu’il est sous les canons de notre batterie. — Et combien de ces canons sont en état de service, monsieur le maire ? » demanda Cleveland. Il fit cette question par hasard ; mais remarquant aussitôt une espèce de confusion que le prévôt cherchait vainement à déguiser, il comprit que l’artillerie de Kirkwall n’était pas dans le meilleur ordre. « Allons, allons, monsieur le maire, continua-t-il, les menaces ne prendront pas plus chez nous que chez vous. Vos canons feraient plus de mal aux pauvres vieux marins qui les tireraient qu’à notre sloop ; mais si nous lâchons une bordée contre votre ville, la faïence de vos femmes sera en danger… Vous nous reprochez d’être un peu turbulents à terre : avez-vous jamais vu marins agir autrement ? Vous avez les pêcheurs baleiniers du Groënland qui viennent de temps à autre faire le diable chez vous ; et les Hollandais eux-mêmes ne cabriolent-ils pas dans les rues de Kirkwall, comme des marsouins après une bouffée de vent ? On m’a dit que vous étiez un homme de sens, et je suis sûr que vous et moi nous arrangerons cette affaire en moins de cinq minutes. — Eh bien, monsieur, répondit le prévôt, j’entendrai ce que vous avez à me dire, si vous voulez passer dans cette pièce. »

Cleveland le suivit donc dans un petit cabinet, et quand ils y furent, il dit au prévôt : « Je vais quitter mes pistolets, monsieur, s’ils vous font peur. — Au diable vos pistolets ! s’écria le prévôt ; j’ai servi le roi, et je ne crains pas plus que vous l’odeur de la poudre. — Tant mieux ! vous m’écouterez avec plus de calme… Maintenant, monsieur, que nous soyons ce que vous soupçonnez peut-être, ou que nous soyons toute autre chose, que pouvez-vous gagner, au nom du ciel, en nous retenant ici, sinon des coups et du sang versé ? car, croyez-moi, nous sommes beaucoup mieux équipés que vous ne pouvez l’être. La question est toute simple : vous désirez vous débarrasser de nous… nous désirons décamper… donnez-nous les moyens de partir, et nous filons à l’instant. — Voyez-vous, capitaine, je n’ai soif du sang de personne : vous êtes un aimable garçon, comme il y en avait beaucoup parmi les flibustiers de mon temps ; mais il n’y a pas de mal à vous souhaiter un meilleur métier. Nous vous ferions bien bon accueil et bon marché de vivres pour votre argent, afin de nettoyer les mers de votre présence ; mais voilà l’empêchement : la frégate Alcyon est attendue ici sous peu de jours ; quand elle entendra parler de vous, elle vous attaquera, car il n’est rien que le pavillon blanc n’aime mieux qu’un corsaire… Vous êtes rarement sans une cargaison de dollars. Eh bien, elle arrive, vous met sous son arrière… — Elle nous fait sauter en l’air, s’il vous plaît. — Non, ce doit être s’il plaît à vous-même, capitaine ; mais alors que deviendra la bonne ville de Kirkwall, qui aura hébergé et approvisionné les ennemis du roi ? La cité sera condamnée à une lourde amende, et il se peut que le prévôt ne se tire pas si aisément d’affaire. — C’est cela même, je vois où la mouche vous pique ; or, supposons que je double votre île et que j’aille prendre rade à Stromness, nous pourrions y recevoir à bord tout ce dont nous avons besoin, sans que Kirwkall ni le prévôt semblassent s’être mêlé de rien. Au reste, si l’on vous cherchait querelle, votre impuissance à résister et notre force supérieure vous fourniraient une excuse suffisante. — Cela peut être ; mais si je vous laisse quitter votre position actuelle et aller autre part, je veux avoir la garantie que vous ne ferez aucun mal au pays. — Et nous, nous voulons avoir la garantie de notre côté que vous ne nous ferez pas perdre notre temps jusqu’à ce que l’Alcyon soit en vue de la côte. D’ailleurs, je suis moi-même tout disposé à rester à terre comme otage, pourvu que vous me donniez votre parole de ne pas me trahir, et que vous envoyiez quelque magistrat, quelque personnage d’importance à bord du sloop, où sa sûreté sera un gage de la mienne. »

Le prévôt branla la tête et lui donna à comprendre qu’il serait difficile de trouver un individu qui consentît à se placer comme otage dans une position si périlleuse ; mais il dit qu’il proposerait l’arrangement à ceux des membres du conseil qu’il serait convenable d’immiscer dans une affaire si importante.



  1. Un Gallois nommé David avait une fort belle truie, et une femme adonnée à la boisson ; un jour que celle-ci était ivre, pour éviter la colère de son mari, elle lâcha la truie et prit sa place sur la paille. Le mari voulut justement ce jour-là montrer la truie à quelques uns de ses amis ; arrivés à la loge, les amis reconnurent la substitution, et ils publièrent qu’ils n’avaient jamais vu de truie soûle comme la truie de David.