Le Pirate (Montémont)/Chapitre XXXIII

Traduction par Albert Montémont.
Ménard (Œuvres de Walter Scott, volume 16p. 352-360).

CHAPITRE XXXIII.

la mère.


L’amour maternel, mon ami, est plus puissant que la sagesse ; c’est le charme qui, comme l’appât du fauconnier, peut ramener du haut des cieux les génies dont l’essor est le plus superbe… Ainsi, quand le fameux Prospera quitta sa robe magique, ce fut Mironda qui l’enleva de ses épaules.
Vieille Comédie.


Notre histoire, dont le théâtre change si souvent, doit à présent revenir à Mordaunt Mertoun. Nous la vous laissé dans la situation d’un homme qui a reçu une grave blessure ; et nous le retrouvons maintenant en convalescence, pâle et faible néanmoins, par suite d’une grande perte de sang et d’une fièvre qui s’était emparé de lui après sa blessure. Il avait été assez heureux pour que l’arme de son adversaire eût glissé sur les côtes et occasionné seulement une grande effusion de sang sans attaquer aucune partie vitale, et il était alors presque guéri : tant avaient de vertu les vulnéraires et les onguents que lui avait administrés la savante Norna de Fitful-Head !

La matrone et son malade habitaient alors tous deux une maison située dans une île plus éloignée. Mordaunt avait été transporté, pendant sa maladie et avant qu’il eût parfaitement repris connaissance, d’abord à la singulière habitation de la sibylle, près de Fitful-Head, et un des bateaux pêcheurs qui stationnaient à Burgh-Westra l’avait ensuite conduit au lieu où il se trouvait actuellement. Car tel était l’empire qu’avait acquis Norna sur les esprits superstitieux de ses compatriotes, qu’elle ne manquait jamais de trouver des agents fidèles pour exécuter ses ordres, quels qu’ils fussent ; et comme en pareille occasion elle recommandait presque toujours de garder le plus profond secret, les insulaires s’étonnaient tour à tour de certains événemens qui, de fait, avaient été produits par leur intervention ou celle de leurs voisins, et dans lesquels, s’ils eussent communiqué librement entre eux, il ne serait pas resté l’ombre du merveilleux.

Mordaunt était alors assis au coin du feu dans un appartement assez bien meublé, tenant à la main un livre qu’il regardait de temps à autre avec des signes d’ennui et d’impatience. Enfin ces sentiments le dominèrent à tel point, que, jetant le volume sur la table, il fixa ses regards sur le feu, et sembla livré à de pénibles méditations.

Norna qui était alors assise devant lui, et paraissait s’occuper de la composition d’une drogue ou d’un onguent, se leva avec inquiétude, et s’approchant de Mordaunt, lui tâta le pouls, en lui demandant, du ton le plus affectueux, s’il avait ressenti une douleur subite et où gisait son mal. Mordaunt répondit qu’il ne ressentait aucun mal ; et, quoiqu’il fît cette réponse d’un ton qui témoignait une haute gratitude pour celle qui l’avait interrogé, la pythonisse n’en parut point satisfaite.

« Jeune ingrat pour qui j’ai tant fait, dit-elle, vous que j’ai retiré, par ma puissance et mon savoir, du seuil même de la tombe… êtes-vous déjà si fatigué de moi, que vous ne puissiez vous abstenir de montrer combien vous souhaitez vivement de vous éloigner pendant les premiers jours d’une vie que je vous ai rendue ? — Vous me faites injure, ma chère protectrice, répondit Mordaunt, je ne suis point las de votre société ; mais j’ai à remplir des devoirs qui me rappellent à la vie ordinaire. — Des devoirs ! répéta Norna ; et quels devoirs peuvent s’opposer à la reconnaissance que vous me devez ?… Des devoirs ! vous pensez sans doute à tirer des coups de fusil, ou à gravir des rochers pour dénicher un oiseau de mer ? Vos forces ne sont pas encore assez rétablies pour de tels exercices, et pourtant voilà les devoirs auxquels vous êtes si empressé de revenir ! — Nullement, ma bonne et chère dame ; et pour nommer un des nombreux devoirs qui me font désirer de vous quitter à présent que j’en ai la force, permettez-moi de mentionner celui d’un fils envers son père. — Envers votre père ? » dit Norna avec un sourire ironique qui avait quelque chose de frénétique. « Oh ! vous ne savez pas comment nous pouvons, dans ces îles, nous débarrasser d’un seul coup de ces devoirs ! Mais, quant à votre père, » ajouta-t-elle d’un ton plus calme, « qu’a-t-il fait pour vous, qui mérite les soins et les égards dont vous parlez ? N’est-ce pas lui, comme vous me l’avez jadis conté, qui vous laissa tant d’années entre des mains étrangères et dans la pauvreté, sans demander si vous étiez mort ou vivant, et se contentant d’envoyer de temps à autre aux gens qui vous élevaient de modiques secours, comme on jette l’aumône à un lépreux qu’on n’oserait approcher ? Et, durant ces dernières années où il a fait de vous le compagnon de sa misère, il a été parfois votre pédagogue, parfois votre bourreau, mais jamais, Mordaunt, jamais votre père. — Il y a quelque chose de vrai dans ce que vous dites ; mon père n’est pas aimant, mais il est et fut toujours réellement bon. L’affection ne vient pas à volonté ; et le devoir d’un fils est de se montrer reconnaissant des bienfaits qu’il reçoit de son père, lors même qu’il les accorde avec froideur. Mon père a pris soin de mon éducation, et je suis convaincu qu’il m’aime. Il est malheureux, et quand même il ne m’aimerait pas… — Et il ne vous aime pas, » interrompit Norna brusquement ; « il n’a jamais aimé rien ni personne que lui-même… Il est malheureux, mais son malheur est bien mérité… Mordaunt, vous avez une mère du moins… une mère qui vous aime comme les gouttes de sang de son cœur ! — Je sais qu’il ne me reste que mon père, ma mère est morte depuis long-temps ; vous êtes dans l’erreur… — Non pas, non pas, » dit Norna avec l’accent de la plus vive sensibilité, « vous avez encore plus qu’un père… votre malheureuse mère n’est pas morte… Plût au ciel qu’elle le fût ! mais elle ne l’est pas. Ta mère, des deux auteurs de tes jours, est la seule qui t’aime ; et je… je… Mordaunt, » ajouta-t-elle en se jetant à son cou, « je suis cette malheureuse… et maintenant très heureuse mère. »

Elle le serra dans des étreintes presque convulsives, et ses larmes, les premières peut-être qu’elle eût versées depuis bien des années, coulèrent par torrent tandis qu’elle le pressait contre son sein. Interdit de ce qu’il entendait, ému lui-même par l’excès de cette agitation, et pourtant disposé à attribuer ces bizarres transports à un accès de démence, Mordaunt s’efforça vainement de calmer l’esprit de cette femme extraordinaire.

« Fils ingrat, dit-elle, quelle autre qu’une mère aurait veillé sur toi comme j’ai veillé ? Dès l’instant où je vis ton père, il y a maintenant plusieurs années, je le reconnus bien, lorsqu’il ne songeait guère à celle qui l’observait ; je te vis alors enfant, confié à ses soins, et la nature, parlant à haute voix dans mon sein, m’assura que tu étais le sang de mon sang et les os de mes os. Songe combien de fois tu t’es étonné de m’apercevoir, aux moments où tu t’y attendais le moins, dans les endroits où tu venais prendre quelque plaisir ou quelque exercice ! Songe combien de fois mes yeux t’ont suivi sur les précipices escarpés, et ma bouche a murmuré pour toi les charmes dont la puissance écarte ces mauvais démons qui se montrent au jeune téméraire dans les endroits les plus glissants du chemin, et le forcent à lâcher prise ! N’ai-je pas suspendu à ton cou, en garantie de ta sûreté, cette chaîne d’or qu’un roi des fées donna au fondateur de notre race ? Aurais-je laissé ce don précieux à un autre qu’à l’enfant de mon sein ?… Mordaunt, ma puissance a fait pour toi ce qu’une mère mortelle aurait tremblé de faire… J’ai conjuré la sirène à minuit pour que la barque voguât heureusement en pleine mer… J’ai retenu les vents, et les navires ont senti leurs voiles vides retomber contre leurs mâts immobiles, pour que tu puises te livrer en sûreté à tes jeux sur les rochers. »

Mordaunt, voyant qu’elle s’égarait davantage à mesure qu’elle parlait, tâcha de faire une réponse qui fût à la fois bienveillante et propre à modérer les transports toujours croissants de son imagination.

« Chère Norna, dit-il, j’ai sans doute bien des motifs de vous appeler ma mère, vous qui m’avez comblé de tant de bienfaits, et vous recevrez toujours de moi l’affection et les égards d’un fils ; mais la chaîne dont vous parlez a disparu de mon cou… je ne l’ai pas revue depuis que ce scélérat m’a blessé. — Hélas ! se peut-il que tu penses en ce moment à cette chaîne !… » dit Norna avec un accent douloureux ; « mais, soit. Sache que c’est moi qui te l’ai reprise pour l’attacher au cou de celle qui t’est le plus chère, comme un signe que votre union, qui a été le seul désir terrestre qu’il me fût possible de former, s’accomplira un jour… Oui, dût l’enfer s’entr’ouvrir et s’opposer à cette alliance ! — Hélas ! » dit Mordaunt avec un soupir, « vous oubliez la différence de nos situations… Son père est riche et d’ancienne famille. — Pas plus riche que ne le sera l’héritier de Norna de Fitful-Head… pas d’un sang meilleur ni plus ancien que le sang qui coule dans tes veines, et que tu tiens de ta mère ; car elle descend des mêmes comtes et rois de la mer de qui Magnus se glorifie de tirer origine… Penses-tu donc comme les pédants et fanatiques étrangers qui sont venus s’établir parmi nous, que ton sang est déshonoré parce que mon union avec ton père n’a point reçu la sanction d’un prêtre ?… Apprends que nous nous sommes mariés d’après l’ancienne mode des Norses… Nos mains se sont unies dans le cercle d’Odin, avec des vœux si solennels d’une éternelle fidélité, que même les lois de ces usurpateurs écossais les eussent sanctionnés comme équivalant à une bénédiction devant l’autel. Magnus n’a rien à reprocher à un fils né d’une telle union. Il y eut faiblesse… il y eut crime de ma part, mais l’infamie n’en doit pas retomber sur la naissance de mon fils. »

La manière calme et réfléchie dont Norna discutait ces différents points, commença à persuader à Mordaunt qu’elle disait la vérité. Elle ajoutait tant de circonstances, toutes liées entre elles d’une façon si satisfaisante et si raisonnable, qu’il semblait impossible de supposer que cette histoire ne fût qu’une illusion de cette démence qui se montrait quelquefois dans ses actions et dans ses paroles. Mille idées confuses se croisèrent dans son esprit, quand il crut possible que cette malheureuse femme qu’il voyait devant lui eût réellement droit de réclamer de lui le respect et l’affection dus à une mère. Il ne put chasser ses idées qu’en occupant son esprit d’un objet différent, mais qui n’avait guère moins d’intérêt ; se promettant intérieurement de prendre le temps qu’il lui fallait pour obtenir de nouveaux détails et se livrer à de mûres réflexions, avant d’admettre ou de rejeter les prétentions que s’attribuait Norna à sa tendresse et à ses égards. Elle était incontestablement sa bienfaitrice, du moins, et il ne pouvait mal faire en lui rendant le respect et les attentions d’un fils. D’ailleurs, il pouvait satisfaire Norna sans courir le moindre risque de se compromettre.

« Et pensez-vous donc réellement, ma mère, puisque vous m’ordonnez de vous appeler ainsi, reprit Mordaunt, qu’on puisse amener le fier Magnus Troil à oublier le ressentiment qu’il a conçu contre moi depuis quelques semaines, et à me permettre de songer à sa fille Brenda ? — Brenda ! répéta Norna… qui parle de Brenda ? C’est de Minna que je vous parlais. — Mais c’était à Brenda que je pensais, répliqua Mordaunt, c’est à elle que je pense à présent, à elle seule que je penserai toujours. — Impossible, mon fils ! Vous ne pouvez être si froid de cœur, si pauvre d’esprit que de préférer la sotte gaîté de la cadette, qui ne fera jamais qu’une simple femme de ménage, aux sentiments élevés et à la grande âme de la noble Minna ? Qui s’arrêterait à cueillir l’humble violette, quand pour saisir la rose il suffit d’avancer la main ? — Certaines personnes pensent que les fleurs les plus humbles exhalent les plus doux parfums. C’est dans cette idée que je veux vivre et mourir. — Vous osez me parler ainsi ! » s’écria Norna avec violence ; puis changeant soudain de ton, et lui prenant la main de la manière la plus affectueuse, elle continua : « Vous ne devez pas… vous ne voulez pas prononcer de ces paroles, mon cher fils… vous ne voulez pas briser le cœur d’une mère dès la première heure où elle a embrassé son enfant !… Ne répondez pas, écoutez-moi plutôt. Il faut que vous épousiez Minna… j’ai suspendu à son cou un amulette fatal dont dépend votre bonheur à tous deux. Mes travaux, depuis des années, ont tendu à ce résultat. Il faut qu’il en soit ainsi, et non autrement… Minna doit être l’épouse de mon fils ! — Mais Brenda ne vous est-elle pas aussi parente, aussi chère ? — Aussi parente par le sang, oui ; mais pas si chère, pas si chère de moitié par l’affection. Le caractère doux, élevé et contemplatif de Minna en fait la digne compagne d’une femme dont les voies, comme les miennes, sont au dessus des sentiers ordinaires de ce monde. Brenda est une fille de ce monde, toujours prête à rire et à railler, qui nivellerait le savoir avec l’ignorance, et changerait la puissance en faiblesse, en ne croyant pas, et en ridiculisant tout ce qui est au dessus de la portée de son étroite intelligence. — Elle n’est sans doute ni superstitieuse ni enthousiaste, et je ne l’en aime que mieux. Songez aussi, ma mère, qu’elle répond à mon amour, et que Minna, si elle aime quelqu’un, aime l’étranger Cleveland. — Elle ne l’aime pas… elle n’ose pas l’aimer ; et lui n’ose pas la demander à son père. Je l’ai prévenu, lorsqu’il est arrivé à Burgh-Westra, que je vous la destinais. — Et c’est à cet avis imprudent que je dois la persévérante inimitié de cet homme… ma blessure, et presque la mort. Voyez, ma mère, où vos intrigues nous ont déjà conduits, et au nom du ciel ne les continuez pas davantage. »

Ce reproche parut frapper Norna avec la force et la vivacité d’un éclair ; car elle appuya son front sur ses deux mains, et faillit tomber de son siège. Mordaunt fort effrayé se hâta de la soutenir dans ses bras, et quoique sachant à peine que dire, il prononça quelques mots incohérents.

« Pardonnez-moi, ô ciel ! pardonnez-moi ! » furent les premiers mots qui échappèrent à Norna lorsqu’elle rouvrit les yeux ; « qu’au moins ce ne soit pas lui qui me punisse de mon crime… Oui, jeune homme, » dit-elle après un instant de silence, « vous avez osé dire ce que je n’osais me dire à moi-même… Vous avez dit des choses que je ne puis croire sans en mourir. »

Mordaunt chercha vainement à l’interrompre en protestant qu’il ignorait comment il avait pu l’offenser ou la chagriner, en l’assurant de son sincère regret s’il avait sans intention fait l’un ou l’autre. Elle continua d’une voix tremblante, mais avec véhémence :

« Oui ! vous avez mis le doigt sur le noir soupçon qui empoisonne la conscience même de ma puissance… le seul don que j’aie reçu en échange de mon innocence et de la paix de mon esprit ! votre voix se joint à celle du démon qui, lors même que les éléments me reconnaissent pour souveraine, murmure à mon oreille : « Norna, tout ceci n’est qu’illusion… votre pouvoir n’a pour fondement que la stupide crédulité des ignorants, entretenue par mille petits artifices de votre invention… » Voilà ce que dit Brenda… voilà ce que vous voulez dire ; et si faux, si horriblement faux que cela soit, il y a des pensées rebelles dans ce cerveau troublé, » ajouta-t-elle en touchant son front du doigt, « qui, comme l’insurrection dans un pays révolté, se soulèvent pour prendre parti contre leur souveraine. Épargnez-moi, mon fils ! » continua-t-elle d’une voix suppliante, « épargnez-moi !… la souveraineté dont vos discours me dépouilleraient n’est pas une grandeur digne d’envie. Peu de personnes convoiteraient de commander à des esprits toujours inquiets, à des vents toujours grondants, à des courants toujours furieux. Mon trône est un nuage, mon sceptre un météore, mon royaume n’est peuplé que de fantômes ! mais il faut que je cesse d’être, ou que je sois toujours la plus puissante, aussi bien que la plus misérable des créatures ! — Ne tenez pas de si lugubres discours, ma chère et malheureuse bienfaitrice, » répliqua Mordaunt très affecté ; « je penserai de votre puissance tout ce qu’il vous plaira que j’en pense. Mais par amour de nous-mêmes, considérez autrement les choses. Détournez vos pensées de ces études mystérieuses qui vous troublent l’esprit… de ces bizarres sujets de contemplation ; donnez-leur un cours différent et meilleur. La vie aura encore des charmes pour vous, et la religion vous versera ses consolations. »

Elle l’écouta avec assez de calme, comme si elle pesait son conseil en désirant le suivre ; mais quand il eut fini, elle secoua la tête et s’écria :

« Non, cela est impossible. Il faut que je reste la terrible… la mystérieuse Reim-Kennar… la maîtresse des éléments, ou que je cesse de vivre. Je n’ai que l’alternative ; point de milieu. Mon poste doit être au faîte de ce roc sourcilleux, où jamais pied humain n’a monté avant le mien… ou bien, je dois dormir au sein de l’Océan sans fond, ses vagues blanches roulant mon corps insensible. La parricide ne sera point accusée encore d’imposture. — La parricide ! » répéta Mordaunt en reculant d’horreur.

« Oui, mon fils ! » reprit Norna avec un sombre sang-froid, plus effrayant que sa première impétuosité ; « entre ces fatales murailles mon père a trouvé la mort, et par ma faute. C’est dans cette chambre qu’il fut trouvé, cadavre livide et sans vie ; redoutez la désobéissance à vos parents, car tel en est le fruit ! »

À ces mots elle se leva et sortit de l’appartement, où Mordaunt resta seul à méditer à loisir sur l’extraordinaire communication qu’il venait d’entendre. Il avait été instruit par son père à ne pas croire aux superstitions des îles Shetland, et il voyait alors que Norna, tout ingénieuse qu’elle était à tromper les autres, pouvait à peine s’en imposer à elle-même. C’était une forte présomption en faveur de la lucidité de son esprit. Mais d’une autre part, l’accusation de parricide qu’elle portait contre elle-même semblait si extraordinaire, si improbable, qu’aux yeux de Mordaunt cela jetait beaucoup de doute sur toutes ses autres assertions.

Il avait tout le temps de fixer ses idées sur ces différentes circonstances, car personne n’approchait de la solitaire demeure dont Norna, le nain et lui-même étaient les seuls habitants. L’île où elle était située est sauvage, roide, escarpée, et consiste absolument en trois montagnes, ou pour mieux dire en une seule et haute montagne, divisée en trois sommets par des précipices, des abîmes et des vallées qui s’étendent depuis le faîte jusqu’à la mer, tandis que les trois crêtes s’élevant à une prodigieuse hauteur, et hérissées de rocs qui semblent inaccessibles, interceptent les nuages que le vent chasse de l’Atlantique ; ces rochers ont des cavernes invisibles à l’œil des hommes, qui présentent aux éperviers, aux aigles et autres oiseaux de proie une retraite sombre et sûre.

Le sol de l’île est humide, moussu, froid, stérile. L’aspect en est partout triste et lugubre, à l’exception des bords des petits ruisseaux ou des ravines creusées dans le flanc des montagnes, qui est bordé de bouleaux et de noisetiers nains, et de groseilliers sauvages dont quelques uns sont assez grands pour porter le nom d’arbres dans ce pays inculte.

Mais le rivage de la mer, qui était la promenade favorite de Mordaunt depuis que sa convalescence lui permettait de prendre de l’exercice, avait des charmes qui compensaient l’aspect sauvage de l’intérieur. Un large et beau détroit sépare cette île déserte et montagneuse de l’île de Pomona, et au milieu de ce détroit est située, comme une table d’émeraude, la jolie petite île de Græmsay. Sur le Mainland, dans le lointain, on aperçoit la ville ou le village de Stromness, dont le havre prouve son excellence par le nombre considérable des bâtiments qui y sont en rade ; et la baie, se rétrécissant ensuite à mesure qu’elle s’avance dans l’intérieur de Pomona, forme avec la marée montante la belle nappe d’eau qu’on nomme lac de Stemnis.

C’était là que Mordaunt avait pris l’habitude de se promener des heures entières, et ses yeux n’étaient pas insensibles à cette vue, quoique ses pensées fussent toujours agitées par les méditations les plus embarrassantes sur sa situation. Il avait résolu de quitter l’île dès que le rétablissement de sa santé lui permettrait ce voyage ; mais sa reconnaissance pour Norna, dont il était au moins le fils adoptif, lui disait qu’il ne devait pas partir sans avoir obtenu son consentement, quand même il trouverait moyen de sortir de l’île, chose fort peu probable. À force d’importunités il obtint de sa bienfaitrice la promesse que, s’il consentait à régler sa conduite d’après ses conseils, elle le conduirait elle-même à la capitale des Orcades, quand la foire prochaine de Saint-Olla serait ouverte.