Le Pirate (Montémont)/Chapitre XXVIII

Traduction par Albert Montémont.
Ménard (Œuvres de Walter Scott, volume 16p. 299-309).

CHAPITRE XXVIII.

le cœur de plomb.


La sorcière leva alors son bras flétri, et agita sa baguette ; tandis qu’elle murmurait les paroles magiques, de sombres éclairs remplissaient ses yeux.
Mickle.


Ce doit être l’escalier, » dit l’udaller en heurtant dans l’obscurité contre quelques marches irrégulières… « ce doit être l’escalier, à moins que ma mémoire ne m’abuse grandement. Oui, et voilà l’appartement où elle se tient, » ajouta-t-il en s’arrêtant à une porte entr’ouverte… « avec tout son attirail autour d’elle, et sans doute, comme à l’ordinaire, aussi affairée que le diable dans une bourrasque.

En faisant cette irrévérente comparaison, il entra, suivi de ses deux filles, dans l’appartement obscur où Norna était assise au milieu d’un amas confus de livres écrits en différentes langues, de feuillets de parchemin, de tablettes et de pierres où étaient gravés les caractères droits et angulaires de l’alphabet runique, et d’autres objets semblables, que le vulgaire jugeait indispensables à l’exercice des sciences défendues. Il y avait épars sur le plancher, ou suspendus à la cheminée grossière et mal construite, une vieille cotte de mailles, un casque, une hache d’armes et une lance, le tout formant jadis une armure complète. Sur un rayon étaient déposées avec ordre plusieurs de ces curieuses haches en pierre, faites de granit vert, telles qu’on en trouve souvent dans ces îles, où elles sont appelées foudres par le peuple, et conservées d’ordinaire comme des charmes propres à garantir de l’effet des éclairs. On voyait encore un couteau de sacrifice également en pierre, qui avait servi peut-être à immoler des victimes humaines, et un ou deux de ces outils de bronze appelés Celts, dont l’usage a troublé le repos de tant d’antiquaires. Bon nombre d’autres objets, qui la plupart n’avaient pas de nom et qu’il est impossible de décrire, étaient entassés pêle-mêle dans l’appartement ; et dans un coin, sur un monceau d’herbes marines sèches, reposait un animal qui semblait à la première vue n’être qu’un gros chien difforme, mais qui, considéré de plus près, se trouvait être un veau marin que Norna avait apprivoisé par amusement.

Cet étrange favori hérissa ses poils dans un coin à l’arrivée des étrangers, avec la vivacité qu’aurait montrée un chien terrestre en pareille occasion ; mais Norna demeura immobile, assise devant une table de granit grossier, soutenue par des pieds inégaux de même pierre, sur laquelle, outre le vieux livre où elle s’occupait à lire, étaient un morceau de ce pain noir et sans levain que mangent les pauvres paysans de Norwége et une grande cruche d’eau.

Magnus Troil resta une minute en silence à regarder sa cousine, tandis que la singularité de cette demeure inspirait à Brenda une vive frayeur, et changeait pour un instant les idées sombres et mélancoliques de Minna en un sentiment d’intérêt mêlé d’une crainte religieuse. Le silence fut rompu par l’udaller qui, ne voulant pas offenser sa parente, et désirant lui prouver néanmoins qu’il n’était pas déconcerté par une réception si singulière, entama la conversation de la manière suivante :

« Je vous souhaite le bonjour, cousine Norna… mes filles et moi nous venons de loin pour vous voir. »

Norna leva les yeux de dessus son bouquin, considéra attentivement les personnes qui lui rendaient visite, puis elle reprit tranquillement sa lecture.

« Eh bien, cousine, continua Magnus, prenez votre temps : nos affaires avec vous peuvent être différées, selon votre loisir. Voyez donc, Minna, comme l’on distingue bien d’ici le cap à environ un quart de mille ; vous pouvez apercevoir les vagues qui s’y brisent à la hauteur d’un grand mât. Notre cousine a un joli veau marin aussi… Ici, mon mignon, mon bonhomme, tou-tou… »

Le veau marin ne répondit aux tentatives que faisait l’udaller pour lier connaissance, que par un grognement.

« Il n’est pas aussi bien élevé, » poursuivit l’udaller en affectant un air d’aisance et d’indifférence, « que celui de Pierre Mac-Raw, le vieux joueur de cornemuse de Stornoway, car le veau marin de Pierre remuait la queue à l’air de Caberfae, et ne prêtait l’oreille à aucun autre. Eh bien, cousine, » ajouta-t-il en voyant Norna fermer son livre, « allez-vous enfin nous souhaiter la bienvenue, ou devons-nous aller la chercher ailleurs, maintenant qu’il commence à se faire tard ? — Génération à cœur dur et insensible, aussi sourde que la couleuvre à la voix de l’enchanteur, » répondit Norna en se tournant vers eux, « que venez-vous me demander ?… Vous avez méprisé tous mes avis lorsque je vous annonçai le mal à venir, et maintenant qu’il est venu, vous recherchez mes conseils lorsqu’ils ne peuvent vous servir de rien. — Voyez-vous, parente, » dit l’udaller avec sa franchise ordinaire, avec son ton et ses manières sans gêne, « je ne puis m’empêcher de vous dire que votre accueil est des moins avenants et des plus froids. Je ne saurais dire que j’aie jamais vu une couleuvre, attendu qu’il n’y en a point dans notre pays ; mais d’après l’idée que je me forme d’un tel animal, c’est un mauvais terme de comparaison avec moi ou mes filles. À cause de notre vieille connaissance et de certaines autres raisons, je ne quitte pas votre maison à l’instant ; mais comme j’y suis venu à bonne intention et avec civilité, je souhaite que vous me receviez de même, autrement, nous partirons en laissant la honte sur votre seuil inhospitalier. — Comment, répliqua Norna, osez-vous tenir un pareil langage dans la maison d’une femme dont tout le monde, sans vous excepter vous-même, vient solliciter les conseils et le secours ? Quand on parle à la Reim-Kennar, il faut baisser la voix, car c’est elle devant qui les vents et les mers apaisent leur souffle et leurs vagues. — Vents et vagues peuvent s’apaiser si bon leur semble, reprit le fier udaller ; mais je ne me tairai pas, moi. Je parle dans la maison d’un ami comme dans la mienne, et ne baisse pavillon devant personne. — Et espérez-vous, par cette brutalité, me forcer à répondre à vos questions ? — Cousine, je ne connais pas si bien que vous les vieilles ballades norses, mais je sais parfaitement que, quand autrefois nos pères allaient trouver les devins ou les devineresses, ils entraient toujours avec leurs haches sur l’épaule et leurs bonnes épées nues à la main, et forçaient la puissance qu’ils invoquaient à les entendre et à leur répondre. Oui, ils le faisaient, cette puissance fût-elle Odin lui-même. — Cousin, » dit alors Norna en se levant de son siège et en s’avançant, « tu as parlé bien et à propos pour toi et pour tes filles ; car si tu avais repassé le seuil de ma porte sans avoir tiré une réponse de moi, le soleil du matin n’aurait pas lui sur vous. Les esprits qui me servent sont jaloux, et ne veulent pas être employés au service de l’humanité, à moins de s’y voir contraints par l’importunité intrépide d’un mortel brave et libre. Maintenant, parle : que veux-tu de moi ? — La santé de ma fille, qu’aucun remède n’a encore pu rétablir. — La santé de ta fille ? et quel est le mal de cette enfant ? — C’est au médecin à désigner la maladie par son nom ; tout ce que je puis vous dire, c’est que… — Silence ! » dit Norna en l’interrompant ; « je sais ce que tu pourrais dire, et plus que tu n’en sais toi-même. Asseyez-vous tous… Et toi, jeune fille, » dit-elle en s’adressant à Minna et en lui montrant la chaise qu’elle venait de quitter, « assieds-toi sur cette chaise où s’asseyait jadis Gievada, dont la voix faisait disparaître les étoiles et pâlir la lune elle-même. »

Minna se dirigea d’un pas lent et tremblant vers le siège grossier qui lui était indiqué. Il était de pierre, et le ciseau malhabile d’un ouvrier goth semblait avoir voulu lui donner la forme d’une chaise.

Brenda, se rapprochant le plus possible de son père, se plaça de même que lui sur un banc à quelque distance de Minna, et tint constamment les yeux fixés sur elle, avec un mélange de crainte, de pitié et d’inquiétude. Il serait vraiment impossible de décrire les émotions qui agitaient en ce moment cette aimable et tendre fille. N’ayant point la vivacité d’imagination qui dans sa sœur dominait toute autre qualité, et peu disposée à croire au merveilleux, elle ne pouvait concevoir que des craintes vagues et indéfinies sur la nature de la scène qui allait avoir lieu ; mais ces appréhensions se perdaient, pour ainsi dire, dans celles qui l’accablaient au sujet de sa sœur qui, avec une constitution affaiblie, un courage abattu, et un esprit si susceptible de recevoir les impressions que ce lieu devait provoquer, s’asseyait là, résignée aux volontés d’une femme dont la science pouvait produire les plus funestes effets sur la pauvre malade.

Brenda contemplait Minna assise sur cette chaise grossière de pierre noire ; ses formes gracieuses et ses membres bien proportionnés faisaient le contraste le plus heurté avec les angles lourds et irréguliers de ce siège ; les joues et les lèvres de la malade étaient aussi pâles que la craie ; elle avait les yeux levés au ciel et brillants de résignation et d’enthousiasme, mélange qui provenait de sa maladie et de son caractère. La jeune sœur regardait ensuite Norna qui se parlait à voix basse et sur un ton monotone, tandis que, furetant dans toute la chambre, elle rassemblait différents objets qu’elle plaçait un à un sur la table. Enfin Brenda lançait aussi des regards inquiets sur son père pour essayer de découvrir s’il partageait ses propres craintes sur les résultats de l’opération qui allait se faire, vu l’état physique et moral de Minna. Mais Magnus Troil ne paraissait éprouver aucune appréhension : il regardait avec un maintien sérieux les préparatifs de Norna ; il était calme comme un homme qui attend avec confiance l’issue d’une opération douloureuse faite sur un objet chéri par les mains d’un chirurgien expérimenté.

Cependant Norna ne prit pas un moment de repos avant d’avoir placé sur la table de pierre une foule d’objets divers, entre autres un petit réchaud plein de charbon de bois, un creuset et une feuille de plomb très mince ; elle dit alors à haute voix : « Il est heureux que j’aie prévu que vous viendriez ici… oui, long-temps même avant que vous y ayez songé… autrement, aurais-je pu préparer ce qu’il s’agit d’exécuter à présent ?… Jeune fille, » continua-t-elle en s’adressant à Minna, « où est ton mal ? »

La patiente répondit en appuyant sa main à gauche contre son sein.

« C’est cela, répliqua Norna, cela même… c’est le siège de tout bien et de tout mal. Et vous, son père et sa sœur, ne pensez pas que ce soient là les vains discours d’une femme qui parle par conjectures. Si je puis nommer le mal, peut-être serai-je capable de le rendre moins douloureux ; car tous les secours du monde ne sauraient le guérir… Le cœur… oui, le cœur… touchez-le, et l’œil perd son éclat, le pouls s’affaiblit, toute la circulation du sang se trouble et s’interrompt, nos membres dépérissent comme la plante marine sans sève dépérit aux rayons d’un soleil d’été ; nos plus beaux projets pour l’avenir sont bientôt détruits ; il ne reste que l’ombre d’un bonheur perdu, ou la crainte d’un malheur inévitable. Mais la Reim-Kennar va commencer sa besogne… il est heureux que j’aie préparé les matériaux. »

Elle quitta son long manteau de couleur sombre et parut devant eux avec un vêtement court de wadmaal bleu-clair, dont les basques étaient garnies de velours noir bizarrement tailladé, et réunies au corsage par une ceinture d’argent d’un travail merveilleux. Elle détacha ensuite le réseau qui retenait ses cheveux gris, puis, agitant sa tête d’une façon bizarre, elle les fit tomber en désordre sur son visage et sur ses épaules, si bien qu’on pouvait à peine distinguer ses traits. Elle plaça alors le creuset sur le réchaud, versa quelques gouttes d’une fiole sur le charbon, tourna vers ce charbon son index ridé, qu’elle avait auparavant mouillé du liquide d’une autre petite bouteille, et dit d’une voix forte : « Feu, fais ton devoir. » À ces mots, sans doute par quelque combinaison chimique que les spectateurs ne pouvaient connaître, le charbon qui était sous le creuset commença à s’enflammer assez lentement. Norna, comme impatientée de ce délai, se hâta de rejeter sa chevelure en arrière, et tandis que ses traits réfléchissaient les étincelles et la lueur rougeâtre du feu, et que ses yeux brillaient au travers de ses cheveux, comme ceux d’un animal sauvage dans l’obscurité de sa tanière, elle souffla violemment jusqu’à ce que le fourneau fût entièrement allumé. Alors elle cessa de souffler, et murmurant qu’il fallait remercier l’esprit du feu, elle récita sur un air monotone et pourtant bizarre les vers suivants :

Esprit nécessaire et terrible,
À l’aile rouge, au front ceint de brouillards,
Sans le souffle duquel le nord froid, insensible,
Dormirait du sommeil des cadavres épars ;
Qui daignes échauffer l’âtre de la chaumière,
Et réduis les palais en monceaux de poussière ;
Le plus brillant, le plus fin des pouvoirs
Dont le concours gouverne notre sphère ;
Toi qui m’aidas en mes tristes devoirs,
Je reconnais ton appui tutélaire.

Ensuite elle coupa un morceau de la lame de plomb qui était sur la table ; puis, le mettant dans le creuset, elle le soumit à l’action du charbon allumé, et chanta pendant qu’il fondait :

Aux travaux de la Reim-Kennar
Hertha[1] la mère offre sa part ;
Elle dont la bonté sans piége
Alimente tout ce qui vit.
Des entrailles de la Nowège
Le métal mystique sortit,
Et d’un preux que la mort flétrit
Il ceint les os et les protège
Contre tout funeste conflit.

Elle versa ensuite de la cruche un peu d’eau dans une grande coupe ou gobelet, et chanta encore, en remuant l’eau lentement avec le bout de sa baguette…

Ceinture de nos chères îles,
Élément de qui le pouvoir
Abat les digues et les villes
Des bords où ton flot vient s’asseoir ;
Ta rage ne pourrait détruire
Un pouce des rocs, nos abris :
Obéis donc à mon empire,
Remplis mes desseins favoris.

En terminant ces vers, Norna retira avec des pincettes le creuset de dessus le fourneau, et versa le plomb entièrement fondu dans le gobelet d’eau, en disant :

Éléments, dans cette rencontre,
Pour me servir unissez-vous ;
Il faut que chacun de vous montra
Ses vertus et ses dons jaloux.

Le plomb fondu se divisa en tombant dans l’eau, et y revêtit ces formes irrégulières que connaissent tous ceux qui, dans leur enfance, ont fait cette expérience ; formes où l’on trouve, selon le caprice de son imagination, la ressemblance d’instruments domestiques, de pièces métalliques, ou de foule autre chose. Norna parut s’occuper à quelque recherche du même genre, car elle examina la nouvelle masse de plomb avec une attention scrupuleuse, et en détacha plusieurs pierres, sans pouvoir, apparemment, trouver un fragment de la forme qu’elle désirait.

Enfin, elle murmura comme si elle se parlait à elle-même et non à ses hôtes : « L’invisible ne veut pas être oublié… il exige un tribut même dans un ouvrage pour lequel il ne donne rien… Farouche souverain des nuages, tu entendras aussi la voix de la Reim-Kennar. »

En parlant ainsi, Norna rejeta le plomb dans le creuset où le métal mouillé siffla et frémit en touchant les parois rouges du vase, et fut bientôt réduit de nouveau en fusion. Cependant la sibylle se dirigea vers un coin de l’appartement, et ouvrant une fenêtre qui regardait le nord-ouest, laissa pénétrer les rayons brillants du soleil alors situé sur le même plan qu’une grande masse de nuages rouges, présage d’une tempête prochaine, qui occupait l’extrémité de l’horizon, et semblait peser sur les vagues d’une mer sans bornes. Se tournant de ce côté d’où s’échappait alors le sourd gémissement d’une brise encore faible, Norna s’adressa à l’esprit des vents d’un ton qui semblait répondre au sien :

Toi qui, sur les flots orageux,
Du pêcheur pousses la nacelle
À travers la vague infidèle,
Lui donnant l’essor que tu veux ;
Toi qui, lorsque la mer te brave,
D’un banc, d’un écueil dangereux,
Arraches le navire esclave :
Te crois-tu par moi négligé,
Lorsque j’honore tous tes frères ?
Eh bien ! ai-je donc ménagé
Mes cheveux gris, que tu préfères ?
Je les arrache en ton honneur :
Emporte-les, souffle vainqueur !

Norna accompagna ces paroles de l’action qu’elle décrivait, arrachant avec violence une mèche de ses cheveux, et l’éparpillant au vent, à mesure qu’elle récitait ces vers. Elle ferma ensuite la croisée et plongea de nouveau la chambre dans le jour douteux qui convenait à son caractère et à son occupation. Le plomb fondu fut versé encore une fois dans l’eau, les différentes formes bizarres qu’il reçut de cette opération furent soigneusement examinées par la sibylle qui parut enfin annoncer du geste et de la voix que son charme avait réussi. Elle choisit parmi les différents morceaux du métal un fragment de la grosseur d’une petite noix, dont la forme ressemblait assez à un cœur humain, et s’approchant de Minna, elle chanta :

Celle qui est assise auprès de la fontaine

Doit redouter Nixie et ses enchantements ;
Celle qui, solitaire y aime ces bords charmants,
Doit craindre tes discours, ô magique sirène ;
Du cercle verdoyant[2] celle qui fait le tour,
Promenant ses regards dans le sein de la tour,
De la féerie offense assurément la reine
Et celle qui s’endort dans la grotte du Nain
Doit s’attendre à quelque chagrin,
À quelque traverse prochaine.
Ô Minna, tu bravas un danger plus certain
Que le cercle, la grotte, et la source, et la rive ;
La source de ton noir chagrin
Est bien plus profonde et plus vive.

Minna, dont l’attention avait été quelques instants distraite par de tristes réflexions sur ses peines secrètes, la recouvra soudain et fixa sur Norna des yeux enflammés, comme si elle se fût attendue à trouver dans ces vers une révélation du plus vif intérêt. La sibylle du Nord, cependant, perça le morceau de plomb qui avait la forme d’un cœur, afin d’y passer un anneau d’or au moyen duquel on pût le suspendre à une chaîne on à un collier. Puis elle continua son chant.

Un démon exerça sur toi son influence ;
Heims est moins séducteur, Trolld a moins de puissance ;
Le chant de la sirène est moins doux que son chant ;
Il peut faire en nos cœurs fermenter notre sang,
Ou pâlir notre joue et dessécher nos veines.
Mais, avant de pousser le sujet plus avant,
Jeune fille, entends-tu mon mystère et tes peines ?

Minna lui répliqua en se servant du même rhythme qu’employaient souvent les Scandinaves :

Par signe, ou par discours, je vous comprends, ma mère ;
Ainsi, parlez-moi sans mystère.

« Ah ! que le ciel et tous les saints soient loués ! s’écria Magnus ; voilà les premières paroles qu’elle ait prononcées à propos depuis bien des jours. — Et ce sont les dernières qu’elle prononcera pour bien des mois, » dit Norna irritée de cette interruption, « si vous troublez encore les progrès de mon charme. Tournez vos visages vers la muraille, et ne retournez pas la tête, sous peine de mon redoutable déplaisir. Vous, Magnus Troil, par votre téméraire hardiesse, et vous, Brenda, par votre sotte et vaine incrédulité pour tout ce qui surpasse votre faible intelligence, vous êtes indignes de contempler cette œuvre mystique ; les regards de vos yeux se mêlent à mon charme et l’affaiblissent ; car les puissances ne peuvent souffrir une foi chancelante. »

Peu accoutumé à s’entendre parler de la sorte, Magnus allait répondre avec colère ; mais réfléchissant que la santé de Minna serait compromise, et songeant que la femme qui lui parlait ainsi avait souffert de cruelles infortunes, il contint son ressentiment, secoua la tête, haussa les épaules, et prit la posture prescrite, ne regardant plus le côté de la table, mais bien celui du mur ; Brenda en fit autant dès que son père l’y engagea d’un signe, et tous deux gardèrent un profond silence.

Norna s’adressa de nouveau à Minna.

Écoute, et tu peux reconnaître
Que des maux approche la fin.
L’espoir à tes yeux doit renaître
Et la paix rentrer dans ton sein.
Porte ce cœur : sois confiante :
Tu deviendras heureuse quand
Dans l’église le pied sanglant
Rencontrera la main sanglante.

Minna rougit vivement à cette dernière strophe, qui indiquait que Norna connaissait au mieux la cause secrète de son chagrin. Cette conviction porta la pauvre fille à espérer les heureux résultats que la sibylle semblait annoncer ; et n’osant pas exprimer sa reconnaissance d’une manière plus précise, elle serra la main flétrie de Norna avec toute la chaleur de l’affection, d’abord contre sa bouche, ensuite contre son sein, en l’inondant en même temps de ses larmes.

Avec plus de sensibilité qu’elle n’en montrait ordinairement, Norna retira sa main que serrait toujours la pauvre fille dont les larmes coulaient abondamment, et avec plus de tendresse qu’elle n’en avait témoigné jusqu’alors, elle attacha le cœur de plomb à une chaîne d’or et la suspendit au cou de Minna, en chantant la strophe suivante, pendant quelle accomplissait cette dernière partie du charme :

Accepte de moi cette chaîne,

D’une fée elle est le présent ;
Elle te prouve en cet instant
Mon influence souveraine.
Tu ne dois pas t’en dessaisir
Jusqu’à ce que le temps amène
L’heure propice à ton désir.

Après avoir terminé ce couplet, Norna se mit à arranger soigneusement la chaîne autour du cou de la patiente, de façon à la cacher dans son sein ; et ainsi fut consommé le charme… charme qui, à l’époque où j’écris cette histoire, est encore en usage dans les îles Shetland, lorsqu’un affaiblissement de santé, sans cause apparente, est imputé à un démon qui a dérobé le cœur du malade. On essaie alors de suppléer à ce larcin par un cœur de plomb préparé de la manière que nous avons décrite. Dans un sens métaphysique, on peut regarder cette maladie comme générale dans toutes les parties du monde ; mais comme ce remède simple et bizarre est particulier aux îles de Thulé, il aurait été impardonnable de ne pas en parler avec détail dans une histoire qui a plus d’un rapport avec les antiquités écossaises.

Norna avertit une seconde fois Minna que si elle montrait ce don des fées, ou si seulement elle en parlait, sa vertu disparaîtrait aussitôt ; croyance qui se retrouve dans les superstitions de toutes les nations. Enfin, déboutonnant le collet qu’elle venait de fermer, elle lui montra quelques anneaux de la chaîne d’or, et Minna reconnut aussitôt que c’était la même qui avait été autrefois donnée par Norna à Mordaunt Mertoun. Ceci paraissait annoncer qu’il était encore vivant, et sous la protection de Norna. Elle la regarda donc avec la plus inquiète curiosité, mais la sibylle posa un doigt sur ses lèvres en signe de silence, et cacha de nouveau la chaîne sous les plis qui voilaient un des plus beaux seins comme un des plus aimants qui fussent au monde.

Norna éteignit alors le charbon allumé, et tandis que l’eau frémissait sur les cendres chaudes, elle permit à Magnus et à Brenda de se retourner pour voir comment sa tâche était accomplie.



  1. La terre, Earth.
  2. On voit encore dans les montagnes d’Écosse bon nombre de ces cercles de gazon, où les fées passent pour former leurs danses au clair de la lune. Les paysans n’oseraient en faire le tour, ils craindraient que les fées courroucées ne leur jetassent un mauvais sort. a. m.