Le Pirate (Montémont)/Chapitre XXIX

Traduction par Albert Montémont.
Ménard (Œuvres de Walter Scott, volume 16p. 310-318).

CHAPITRE XXIX.

grand embarras.


Voyez cette femme que nos bergers révèrent et craignent en secret lorsqu’ils vont lui demander quand s’adoucira un cœur sévère, ou quand mourra une vieille parente… où est caché le voleur qui a dérobé le gobelet d’argent, et comment on arrêtera les progrès d’une peste… la sage sibylle est folle, folle à lier, mon ami ; pourtant, dans sa folie, elle a l’art et l’adresse de tirer les secrets des sots du fond de leur cœur, et paie ceux qui la consultent avec l’argent qu’ils lui ont donné.
Vieille Comédie.


Norna semblait avoir véritablement des droits à la reconnaissance de l’udaller par l’amélioration qu’elle avait produite dans l’état de la jeune fille. Tandis que la sibylle ouvrait de nouveau la croisée, Minna, s’essuyant les yeux et s’avançant avec un air de tendre confiance, se jeta au cou de son père et lui demanda pardon du trouble qu’elle lui avait occasionné. Il est inutile d’ajouter que ce pardon fut accordé avec toute la tendresse possible, quoique avec la brusquerie ordinaire de Magnus qui embrassa sa fille aussi vivement et autant de fois que s’il venait de la retirer des griffes de la mort. Quand Magnus l’eut serrée dans ses bras, Minna courut se jeter dans ceux de sa sœur, et tâcha de lui exprimer, plutôt par des baisers et par des larmes que par des paroles, le regret qu’elle éprouvait de sa bizarre conduite des jours précédents. Cependant l’udaller crut qu’il était indispensable de témoigner sa gratitude à leur hôtesse dont l’habileté avait été si efficace. Mais à peine avait-il commencé en disant : « Très respectée parente, je ne suis qu’un pauvre vieux Norse… » qu’elle l’interrompit en mettant un doigt sur ses lèvres.

« Autour de nous, dit-elle, sont des êtres qui ne doivent jamais entendre une voix humaine, jamais voir sacrifier aux sentiments humains… Il y a des temps où ils se mutinent même contre moi, leur souveraine maîtresse, parce que je suis encore recouverte de la chair de l’humanité. C’est pourquoi craignez et soyez silencieux. Moi, qui par mes actions me suis élevée par delà la modeste vallée de la vie, asile de la misère et de l’aumône… moi, qui ai dépouillé le donateur du don qu’il m’avait fait, et qui me tiens seule sur un faîte d’une hauteur incommensurable, ne touchant à la terre que par le point que foulent mes pieds dans ma misérable course ici-bas moi seule, je suis capable de tenir tête à ces méchants esprits. Ne craignez rien cependant, mais ne soyez pas trop hardi, et que cette nuit se passe pour vous en jeûne et en prières. »

Si l’udaller, au commencement de la cérémonie, n’était guère disposé à résister aux ordres de la sibylle, on croira aisément qu’il l’était encore moins alors que tout paraissait terminé au gré de ses désirs. Il s’assit donc en silence et ouvrit un volume qui se trouvait près de lui, comme par un effort désespéré, pour chasser l’ennui. Il arriva que c’était un livre fort à son goût… l’ouvrage bien connu d’Olaüs Magnus sur les coutumes des anciennes nations du Nord. Ce livre est écrit en latin, et le danois ou le teuton était beaucoup plus familier à l’udaller. Mais heureusement c’était la belle édition qui renferme des gravures représentant les chariots de guerre, les exploits de pêche, les exercices guerriers et les occupations domestiques des Scandinaves : ainsi les connaissances que l’ouvrage refusait à l’esprit s’adressaient aux yeux, et, comme le savent bien les vieillards et les enfants, ce mode d’instruction est au moins aussi amusant qu’un autre.

Cependant les deux sœurs, pressées l’une contre l’autre comme deux fleurs sur une même tige, étaient assises les bras enlacés, comme si elles eussent craint qu’une nouvelle cause de froideur ne vînt encore les séparer et interrompre l’harmonie qui aurait dû toujours régner entre des sœurs. Norna était placée en face d’elles, tantôt feuilletant le gros volume qu’elle s’occupait à lire au moment de leur arrivée, et tantôt regardant les jeunes filles avec des yeux immobiles où se peignait un doux intérêt qui semblait adoucir la sombre et sévère solennité de sa physionomie. Tout était calme et silencieux comme la mort ; et l’émotion de Brenda ne lui avait pas encore permis d’examiner si le reste de la soirée devait se passer de la même manière, quand le silence fut soudain interrompu par l’entrée du nain Pacolet, ou, comme l’appelait l’udaller, de Nicolas Strumfer.

Norna lança un regard courroucé sur le nain, et celui-ci sembla chercher à fléchir sa colère en joignant les mains et en poussant un gémissement sourd ; puis, reprenant aussitôt sa manière habituelle de parler, il s’exprima par une variété de signes faits rapidement avec ses doigts, auxquels répondait sa maîtresse aussi rapidement ; de sorte que les deux jeunes filles, qui n’avaient jamais entendu parler d’un tel art, et qui le voyaient alors pratiqué par deux êtres si singuliers, faillirent s’imaginer que leur intelligence mutuelle était l’œuvre d’un enchantement. Quand ils eurent cessé leur entretien, Norna se tourna vers Magnus Troil d’un air hautain, et dit : « Comment, mon cousin, avez-vous pu vous oublier assez pour apporter une nourriture terrestre dans la maison de la Reim-Kennar, et faire dans la demeure de la Puissance et du Désespoir des préparatifs de rafraîchissement, de festin et de réjouissance ?… Ne parlez pas… ne répondez pas, dit-elle ; la durée de la guérison qui vient d’être obtenue dépend de votre silence et de votre soumission… Adresse-moi un seul regard ou une seule parole, et la condition de ta fille va redevenir pire que jamais. »

Cette menace opéra comme un charme puissant sur la langue de l’udaller, quoiqu’il brûlât d’expliquer les motifs de sa conduite.

« Suivez-moi, vous tous, » reprit Norna en se dirigeant vers la porte de l’appartement ; « et que personne ne regarde en arrière… car nous ne laissons pas cet appartement vide, bien que nous en sortions tous, nous autres enfants de mortalité. »

Elle sortit, et l’udaller fit signe à ses filles de la suivre et d’obéir à tous ses ordres ; la sibylle descendit plus lestement que ses hôtes la descente grossière (on lui eût improprement donné le nom d’escalier) qui conduisait à la salle du bas. Magnus et ses filles, en y arrivant, trouvèrent leurs domestiques interdits, d’abord par l’arrivée de Norna de Fitful-Head, et ensuite par la besogne qu’elle commença.

Ils avaient pris soin de disposer à l’avance les provisions qu’ils avaient apportées avec eux, de manière à présenter à l’udaller un souper froid, mais suffisant, dès que son appétit, qui était aussi régulier que le retour de la marée, lui donnerait envie de prendre quelque nourriture ; et ils restaient ébahis de surprise et de crainte, tandis que Norna, saisissant tous les plats les uns après les autres, et secondée par le zèle actif de Pacolet, lançait tous leurs préparatifs par la grossière ouverture qui servait de fenêtre, et par delà le rocher où s’élevait l’antique Burgh, dans l’Océan qui mugissait et écumait à ses pieds. Bœuf fumé, jambon, porc salé, allaient visiter l’abîme ; les oies sèches étaient rendues à l’air ; le poisson préparé à la mer, son élément naturel, il est vrai, mais qu’il lui était maintenant impossible d’habiter. La dévastation allait si grand train, que l’udaller put à peine sauver du naufrage son gobelet d’argent. Le large flacon de cuir contenant sa liqueur favorite alla courir après le reste du souper, lancé par la main de Pacolet, qui regarda en même temps l’udaller désappointé avec un sourire moqueur, comme si, malgré son goût naturel pour cette boisson, il savourait le mécompte et la surprise de Magnus Troil, plus encore qu’il n’aurait trouvé de délices à goûter sa part du flacon.

La destruction de la bouteille d’eau-de-vie épuisa la patience de Magnus, qui s’écria d’un ton mécontent : « Ma foi, cousine, c’est la rage de détruire… Où et avec quoi voulez-vous que nous soupions ? — Où vous voudrez, répondit Norna, et avec ce qu’il vous plaira… mais non dans ma demeure, ni avec la nourriture dont vous l’avez profanée. Ne troublez pas davantage mon esprit ; mais, partez tous ! vous êtes restés trop long-temps ici pour mon bien et peut-être pour le vôtre. — Comment, cousine, songez-vous à nous mettre à la porte à une heure de la nuit où un Écossais même ne refuserait pas de donner un asile ? Songez-y, bonne dame, votre nom en sera à jamais déshonoré, si cette bourrasque qui vous prend nous force à couper les câbles et à nous mettre en mer, si mal avitaillés. — Silence ! et partez ; qu’il vous suffise d’avoir obtenu ce qui vous amena en ce lieu. Je n’ai point d’abri pour des hôtes mortels, point de provisions pour secourir les besoins humains. Il y a sous ce rocher une couche du plus beau sable, une source d’eau aussi pure que la fontaine Kildinguie, et les rocs produisent une dulse[1] aussi salubre que celle de Guiodin ; et vous savez bien que la fontaine de Kildinguie et la dulse de Guiodin guérissent toutes les maladies, excepté la mort noire[2] — Et je sais bien, répliqua l’udaller, que je mangerais comme un étourneau des herbes marines pourries, et de la chair de veau marin salé, comme les gens de Burraforth, ou des souris, des limaçons et des lamproies, comme les pauvres diables de Stroma, plutôt que de rompre du pain blanc et de boire du vin rouge dans une maison où je reçois un pareil accueil… Et pourtant, » ajouta-t-il en se reprenant, « j’ai tort, oui, grand tort, ma cousine, de vous parler ainsi, et je devrais plutôt vous remercier pour ce que vous avez fait, que vous injurier parce que vous agissez à votre guise. Mais je vois que vous vous impatientez… Nous voilà partis à l’instant… Et vous, drôles, » dit-il en s’adressant à ses domestiques, « qui vous hâtiez tant de faire votre service avant que besoin en fût, déguerpissez vite et tâchez d’attraper les chevaux ; car je vois qu’il nous faut chercher un autre asile cette nuit, si nous ne voulons pas dormir l’estomac vide et sur un lit quelque peu dur. »

Les domestiques de Magnus, déjà passablement alarmés de la conduite violente de Norna, attendirent à peine les ordres impérieux de leur maître pour évacuer en toute hâte la maison de la sibylle ; et l’udaller, avec une de ses filles à chaque bras, se préparait à les suivre, quand Norna dit emphatiquement : « Arrêtez ! » Ils obéirent et revinrent près d’elle. Elle tendit la main à Magnus, et le pacifique udaller la serra aussitôt dans la sienne.

« Magnus, dit-elle, nous nous quittons par nécessité, mais en bonne intelligence, j’espère ? — Oui vraiment, cousine, » répondit le digne Shetlandais, quoiqu’il hésitât un peu à déposer toute rancune ; « très assurément, oui : je n’en ai jamais voulu à personne, bien moins en puis-je vouloir à mon propre sang, à celle dont l’avis m’a dirigé dans une affreuse tempête, comme j’aurais dirigé une barque au milieu de tous les courants, tourbillons ou marées du Frith de Pentland. — Assez, dit Norna, et maintenant, adieu ; partez avec la bénédiction que j’ose vous donner… pas un mot de plus !… Jeunes filles, ajouta-t-elle, approchez, et laissez-moi baiser votre front. »

Elles obéirent à la sibylle, Minna avec respect et Brenda avec crainte ; l’une dominée par la chaleur de son imagination, l’autre par la timidité naturelle de son caractère. Norna les congédia alors, et deux minutes après, ils se trouvèrent au delà du pont, sur la plate-forme du roc, en face de l’antique Burgh-Picte, que cette femme retirée du monde se plaisait à habiter. La nuit, car elle était alors tombée, était d’une sérénité parfaite. Un brillant crépuscule qui luisait au loin sur la surface de la mer, suppléait à la courte absence du soleil d’été : les vagues semblaient sommeiller sous cette faible et monotone lumière, et venaient sans bruit l’une après l’autre rouler et se briser au pied du roc où se tenaient l’udaller et ses filles. En face d’eux, s’élevait le fort délabré, qui semblait, dans la teinte grisâtre de l’atmosphère, aussi âgé, aussi difforme, aussi massif que le rocher qui le supportait. Rien n’indiquait à l’œil ni à l’oreille que ce fût une habitation humaine, sinon une lucarne par où brillait la lueur de la faible lampe qui, sans doute, éclairait la sibylle dans ses études mystérieuses et nocturnes, et qui lançait au milieu du crépuscule, où il ne tardait pas à se perdre et à se confondre, un seul jet de chétive lumière, en harmonie avec celle de l’atmosphère, comme la vieille femme et son serviteur, seuls habitans de ce désert, avec la solitude dont ils étaient entourés.

Pendant quelques minutes, les hôtes qui venaient d’être chassés si subitement de l’asile où ils comptaient passer la nuit gardèrent le silence, tous plongés dans leurs réflexions particulières. Minna songeait à la consolation mystérieuse qu’elle avait reçue, et cherchait en vain à tirer des paroles de Norna un sens plus clair et plus intelligible ; et l’udaller n’était pas encore revenu de la surprise que lui causait le caprice de Norna, qui les mettait sans façon à la porte. Pourtant, telle était la force des circonstances, qu’il ne pouvait regarder comme une insulte un traitement si blessant pour son caractère hospitalier qu’il se sentait encore disposé à se mettre en colère, s’il avait seulement su comment s’y prendre. Brenda fut la première qui fixa l’attention générale sur un seul objet, en demandant où ils iraient et comment ils comptaient passer la nuit. La question, faite d’un ton simple qui laissait entrevoir quelque chose de douloureux, changea entièrement le cours des idées de son père ; et la perplexité inattendue de leur position le frappant alors sous un point de vue comique, il se prit à rire aux larmes et si fort que les rochers d’alentour en retentirent, et que les oiseaux de mer, tous endormis, furent tous éveillés par l’explosion de sa bruyante hilarité.

Les filles de l’udaller, représentant avec chaleur à leur père le risque qu’il courait de déplaire à Norna par cet accès de gaîté, unirent leurs efforts pour l’entraîner un peu plus loin de la demeure de leur parente. Magnus cédant à leur impulsion, toute faible qu’elle était, son insatiable envie de rire le rendant incapable d’y résister, se laissa entraîner à une distance considérable du burgh ; et là, se dégageant de leurs mains et s’asseyant, ou plutôt se laissant tomber sur une large pierre qui se trouvait à propos sur le chemin, il se remit à rire si bruyamment, que ses filles, tourmentées, inquiètes, commencèrent à craindre qu’il n’y eût quelque chose de surnaturel dans ces convulsions prolongées.

Enfin, sa gaîté s’épuisa d’elle-même. Il poussa un profond gémissement, s’essuya les yeux, et dit, non sans quelque envie de recommencer ses bruyants éclats de rire : « Ma foi, par les os de saint Magnus, mon aïeul et mon patron, on s’imaginerait qu’être mis à la porte à cette heure de la nuit, n’est rien moins qu’une excellente plaisanterie ; car j’ai tant ri, que les côtes m’en font mal. Nous étions là bien assis, bien abrités pour la nuit, et j’y étais aussi sûr d’un bon souper avec deux bouteilles de liqueur, que je l’ai jamais été de ma vie ; et voilà qu’il nous faut tous décamper. Et puis c’est la voix dolente de cette pauvre Brenda ; c’est la mélancolique question : Qu’allons-nous faire ? où irons-nous coucher ? De bonne foi, à moins qu’un de ces drôles, qui n’avaient pas besoin de tourmenter la pauvre femme, en mettant le couvert avant qu’on ne leur en donnât l’ordre, ne répare sa faute en nous nommant quelque port voisin et sous notre vent, nous n’avons rien de mieux à faire que de nous diriger sur Burgh-Westra au moyen du crépuscule, et de nous tirer comme nous pourrons du voyage. J’en suis seulement fâché pour vous, mes enfants ; car moi j’ai fait plus d’une croisière avec moins de vivres que nous ne paraissons devoir en trouver. J’aurais seulement voulu sauver un morceau pour vous, et une goutte à boire pour moi ; alors on n’aurait pas eu beaucoup à se plaindre. »

Les deux sœurs assurèrent l’udaller qu’elles ne se sentaient aucun besoin de manger.

« Ma foi, c’est fort heureux, répliqua Magnus ; et, en ce cas, je ne me plaindrai pas de mon propre appétit, qui est plus vif qu’il ne le faudrait. Oh ! ce bandit de Nicolas Strumfer, quelle œillade il m’a lancée en jetant ma bonne eau-de-vie dans l’eau salée ! Il grimaçait, le coquin, comme un veau marin sur un rocher. Si ce n’eût été la peur de déplaire à ma pauvre cousine Norna, j’aurais envoyé son corps mal tourné et sa tête mal bâtie après ma chère bouteille, aussi sûr que saint Magnus est enterré à Kirkwall. »

Cependant les domestiques revinrent avec les chevaux, qu’ils n’avaient pas eu de peine à reprendre. Ces animaux n’avaient rien trouvé d’assez attrayant dans les pâturages où on les avait laissés courir en liberté, pour avoir envie de refuser de se soumettre de nouveau à la selle et à la bride. La perspective des voyageurs redevint un peu plus riante lorsqu’ils apprirent que les charges de leurs chevaux somptuaires n’avaient pas été tout-à-fait détruites. Un petit panier avait heureusement échappé à la rage de Norna et de Pacolet, par la rapidité avec laquelle un des domestiques s’en était saisi et l’avait emporté. Le même domestique, gaillard alerte et fécond en expédients, avait remarqué sur la côte, à trois milles environ du burgh, et à un quart de mille seulement si on suivait la route directe, un skio, c’est-à-dire une hutte de pêcheur, abandonné. Il suggéra à ses maîtres l’idée d’aller y chercher un asile pour la nuit ; au moins, disait-il, les chevaux auront le temps de se reposer, et les jeunes dames ne coucheront pas à la belle étoile.

Quand nous échappons à un grand et sérieux péril, notre humeur est ou doit être grave, en proportion du danger dont nous sommes délivrés et de notre gratitude pour la Providence ; mais rien ne relève plus naturellement nos esprits que de trouver soudain un expédient pour sortir des petits embarras de la vie. L’udaller ne redoutant plus que ses filles eussent à souffrir de la fatigue, et lui-même de la privation de nourriture, roucoula des ballades norses, tout en aiguillonnant Bergen à travers le crépuscule, avec autant de gaîté que si cette cavalcade de nuit eût été absolument de son choix. Brenda prêtait sa voix à quelques uns des refrains, qui étaient aussi répétés par les rudes voix des domestiques ; car, dans ce simple état de la société, on ne regardait pas comme un manque de respect la liberté qu’ils prenaient de chanter avec leurs maîtres. Minna était encore incapable d’un tel effort, mais elle se fit violence pour prendre part à l’hilarité générale ; et contrairement à sa conduite depuis la fatale matinée qui avait terminé les fêtes de Saint-Jean, elle sembla prendre intérêt à ce qui se passait autour d’elle, et répondit avec autant de douceur que d’empressement aux questions sur sa santé que lui adressait l’udaller de temps à autre en interrompant ses chansons. C’est ainsi qu’ils avançaient, malgré la nuit, tous beaucoup plus heureux qu’ils ne l’avaient été en parcourant la même route le matin précédent, s’inquiétant peu des difficultés du chemin, et se promettant un abri sûr et un agréable repos dans la hutte abandonnée dont ils approchaient alors, et qu’ils s’attendaient à trouver dans un état complet d’obscurité et de solitude.

Mais il était dit que, ce jour-là, l’udaller serait trompé plus d’une fois dans ses calculs.

« Et quelle route va nous conduire à votre chaumière, Laurie ? » demanda Magnus à l’intelligent domestique dont nous venons de parler.

« Cette hutte devrait être là, à la tête du Woe, répondit Laurence Scholey ; mais, sur ma foi, c’est bien là, on s’est emparé du nid avant nous. Dieu et saint Rouan veuillent que nous trouvions bonne compagnie ! »

En effet, il y avait dans le skio une lumière assez vive pour briller à travers les lattes et les débris de vaisseau dont elle était construite, et pour donner à toute la cabane l’apparence d’une forge vue de nuit. La superstition shetlandaise saisit Magnus et son escorte.

« Ce sont des trows, dit l’un. — Ce sont des sorcières, murmura un autre. — Ce sont des sirènes, reprit un troisième ; écoutez seulement leurs chants sauvages. »

On s’arrêta, et l’on entendit quelques sons de musique ; Brenda, d’une voix qui tremblait un peu, mais qui pourtant était légèrement ironique, déclara que ce devait être un violon.

« Violon ou démon, » s’écria l’udaller, qui croyait aux apparitions terribles dont l’idée glaçait ses domestiques de frayeur, mais qui ne les craignait pas ; « violon ou démon, que le diable m’emporte si une sorcière m’empêche pour la seconde fois de souper cette nuit ! »

En parlant ainsi il mit pied à terre, dégaina son fidèle coutelas, et s’avança vers la hutte, accompagné seulement de Laurence ; le reste de la suite s’arrêta sur le rivage, derrière les jeunes filles et les chevaux.



  1. Herbe qui passe pour avoir des vertus médicinales. a. m.
  2. Ainsi du moins le dit un proverbe des Orcades. w. s.