Le Pirate (Montémont)/Chapitre XXVI

Traduction par Albert Montémont.
Ménard (Œuvres de Walter Scott, volume 16p. 284-293).

CHAPITRE XXVI.

le voyage.


Elle ne pleurait plus, ses larmes étaient épuisées. Le désespoir était venu, et elle le prenait pour la joie : elle le prenait pour la joie, mais ses joues pâlissaient ; elle se flétrissait comme un lis brisé par la grêle.
Continuation du vieux Robin Gray.


La position de Minna ressemblait beaucoup à celle de l’héroïne de village dans la charmante ballade de lady Anne Lindsay. Sa fermeté d’âme naturelle l’empêcha de succomber sous le poids de l’horrible secret qui la poursuivait pendant qu’elle était éveillée, et la tourmentait encore davantage durant son sommeil agité. Il n’est pas de douleur si terrible que celle que nous n’osons communiquer, et pour laquelle nous ne pouvons ni demander ni souhaiter de sympathie ; et si en outre le fardeau d’un coupable mystère est porté par un cœur innocent, on ne s’étonnera guère que la santé de Minna ait succombé à tant de souffrances.

Aux yeux de ses intimes amis, ses habitudes, ses manières, son caractère même, semblaient changés à un point si extraordinaire, qu’il n’était pas surprenant que les uns attribuassent ce changement à un sortilège, et les autres à un commencement de folie. Il lui devint impossible de souffrir la solitude où elle se plaisait autrefois à passer son temps ; néanmoins, quand elle se trouvait en société, c’était sans participer et sans prendre garde à ce qui se passait. En général, elle paraissait plongée dans une triste et pénible mélancolie, jusqu’à ce que son attention fût subitement éveillée par le nom de Cleveland ou celui de Mordaunt, accidentellement prononcé ; car alors elle tressaillait avec toute l’horreur d’une personne qui voit mettre le feu à une mine, et s’attend à être soudain écrasée par les suites terribles de l’explosion. Bientôt elle reconnaissait que la fatale découverte n’était pas encore faite, et loin d’en éprouver, aucune consolation, elle souhaitait presque connaître la vérité, tout affreuse qu’elle pût être, plutôt que d’endurer l’agonie continuelle du doute.

Sa conduite à l’égard de sa sœur était si pénible pour la sensible Brenda, qu’elle semblait à tous ceux qui vivaient près de la famille un des signes les plus manifestes de la maladie de l’aînée des filles de Magnus. Quelquefois Minna recherchait avec empressement la société de sa sœur, comme sentant qu’elles devaient souffrir en commun d’un malheur dont elle seule pouvait mesurer l’étendue ; et puis soudain l’idée de l’infortune causée à Brenda par Cleveland, comme elle le supposait, lui rendait sa présence insupportable. Elle pouvait encore moins endurer les consolations que sa sœur, se méprenant sur la nature du mal, s’efforçait vainement de lui administrer. Souvent aussi il arrivait que Brenda, en suppliant sa sœur de prendre courage, touchait quelques sujets qui faisaient tressaillir l’infortunée jusqu’au fond de l’âme ; et alors Minna, pour cacher ses angoisses, sortait précipitamment de la chambre. Toutes ces manières bizarres, quoiqu’elles ressemblassent beaucoup, aux yeux de quiconque n’en connaissait pas le véritable motif, aux caprices d’une amitié peu sincère, Brenda les endurait avec une bonté si constante et si angélique, que souvent Minna ne pouvait s’abstenir de verser des torrents de larmes sur son sein ; et peut-être ces moments-là, quoiqu’ils fussent empoisonnés par l’idée que son fatal secret concernait la ruine du bonheur de Brenda aussi bien que du sien, peut-être ces moments étaient-ils encore les plus tolérables de cette douloureuse période de sa vie.

Les effets de ces alternatives de tranquille tristesse, de terrible agitation, et d’affections nerveuses, furent bientôt visibles sur la figure et dans toute la personne de la pauvre fille. Elle devint pâle et maigre ; ses yeux perdirent le regard ferme et tranquille du bonheur et de l’innocence, et parurent souvent sombres ou égarés, selon qu’elle était dominée par un sentiment général de sa misérable position, ou par quelque angoisse plus vive et plus poignante. Ses traits même commençaient à s’altérer, à devenir anguleux et desséchés ; sa voix, dont les sons d’ordinaire étaient lents et tranquilles, tantôt s’abaissait jusqu’à des murmures inintelligibles, tantôt s’élevait, au dessus du diapason naturel, à des exclamations rapides et brisées. En société elle gardait un lugubre silence, et lorsqu’elle se trouvait seule, on la voyait de loin, car on ne croyait pas devoir l’épier de près en de pareilles occasions, se parler long-temps à elle-même.

La pharmacie des îles était vainement mise en usage par le père inquiet de Minna. Des personnes expérimentées des deux sexes, qui connaissaient les vertus de chaque herbe qui boit la rosée, et savaient augmenter ces vertus par des paroles mystérieuses qu’elles prononçaient en préparant ou en administrant les remèdes, furent convoquées vainement ; Magnus, au comble de la douleur, résolut enfin de recourir au savoir de sa parente, Norna de Fitful-Head, quoique par des circonstances mentionnées dans le cours de cette histoire, il y eût alors une espèce de mésintelligence entre eux. La première tentative fut vaine. Norna était à cette époque au lieu ordinaire de sa résidence, sur la côte de la mer, près du cap dont elle tirait son nom ; mais bien qu’Érick Scambester lui-même eût porté le message, elle refusa positivement de le voir ou de faire aucune réponse.

Magnus fut piqué du triste accueil fait à son messager ainsi qu’à son message, mais son inquiétude au sujet de Minna, aussi bien que le respect qu’il avait pour les infortunes réelles et pour la sagesse et la puissance prétendues de Norna, l’empêchèrent en cette occasion de s’abandonner à l’irritabilité naturelle de son caractère ; au contraire, il se détermina à se rendre en personne auprès de sa parente. Il ne communiqua cependant son projet à personne, et pria seulement ses filles de se préparer pour le lendemain à l’accompagner dans une visite qu’ils rendraient ensemble à une parente qu’il n’avait pas vue depuis long-temps ; il les prévint en même temps qu’il faudrait emporter quelques provisions de bouche, car la route était longue, et ils pouvaient trouver leur amie mal approvisionnée.

Habituée à ne jamais demander à son père d’explications sur ses volontés, et se flattant que l’exercice et les plaisirs d’une telle excursion pourraient améliorer l’état de sa sœur, Brenda, sur qui étaient retombés tous les soins du ménage et de la famille, surveilla tous les préparatifs nécessaires à leur expédition. Le matin suivant ils étaient en route pour traverser la vaste étendue de côtes et de marécages, qui, variés seulement de loin en loin par des champs d’avoine et d’orge dans les endroits où l’on avait réussi à rendre le sol propre à la culture, séparaient Burgh-Westra de l’extrémité nord-ouest de Main-Land (c’est le nom qu’on donne à l’île principale, qui se termine par un promontoire nommé Fitful-Head, de même que la pointe sud-est de l’île se termine par le Sumburgh-Head).

Ils s’en allaient donc par monts et par vaux, l’udaller monté sur un palefroi robuste, à larges épaules et à poil luisant, de race norwégienne, un peu élevé de taille, et pourtant aussi vigoureux que les chevaux ordinaires du pays ; tandis que Minna et Brenda, renommées entre autres talents pour leur adresse à monter à cheval, avaient deux de ces légers animaux, qui, nourris et élevés avec plus de peine qu’on n’a coutume d’en prendre, montraient, par la beauté de leurs formes et leur activité, que cette race, si maladroitement négligée, est susceptible de s’améliorer beaucoup du côté de la grâce, sans rien perdre de sa force ni de son ardeur. Ils étaient accompagnés par deux domestiques à cheval et deux à pied : cette dernière circonstance ne devait aucunement retarder leur route, car une grande partie du chemin était si escarpée ou si mouvante, que les montures pouvaient à peine avancer d’un pied à chaque pas ; d’ailleurs, lorsque le sol devenait ferme et uni, les deux piétons n’avaient qu’à choisir dans le premier troupeau de bidets errants pour suivre le pas de la cavalcade.

Le voyage était fort triste, et les voyageurs ouvraient rarement la bouche : seulement l’udaller, pressé par l’impatience et l’inquiétude, mettait souvent son cheval au trot, et puis, se rappelant la mauvaise santé de Minna, il lui faisait reprendre le pas ; il demandait sans cesse à sa fille comment elle se trouvait, et si la fatigue n’était pas trop forte pour elle. À midi la troupe fit halte pour prendre quelques rafraîchissements ; outre leurs amples provisions, ils avaient devant eux une jolie source dont les eaux, malgré leur pureté, ne flattèrent le palais de l’udaller que lorsqu’elles furent coupées par une dose abondante de la véritable liqueur de Nantes. Après avoir une seconde et même une troisième fois rempli de cette mixtion un large gobelet de voyage en argent, autour duquel étaient représentés un Cupidon allemand fumant sa pipe, et un Bacchus aussi allemand vidant son flacon dans la gueule d’un ours, il commença à jaser un peu plus que son chagrin ne lui avait permis de le faire durant la première partie du chemin, et s’adressa ainsi à ses filles :

« Eh bien, mes enfants ! nous voici à une lieue ou deux de la demeure de Norna, et nous allons bientôt voir comment la vieille magicienne nous accueillera.

Minna interrompit son père par une faible exclamation, tandis que Brenda, extrêmement surprise, s’écriait : « Est-ce donc à Norna que nous allons rendre visite ! Le ciel nous en préserve ! — Et pourquoi le ciel nous en préserverait-il ? demanda l’udaller en fronçant les sourcils. Pourquoi, je serais curieux de le savoir, le ciel me préserverait-il de visiter ma parente, quand son habileté peut être utile à votre sœur, s’il est encore une femme ou un homme dans les îles Shetland qui puissent lui être utiles ? Vous êtes folle, Brenda ; votre sœur est plus raisonnable. Du courage, Minna ! vous qui aviez l’habitude d’écouter avec tant de plaisir ses chansons et ses histoires ; vous qui lui sautiez toujours au cou, alors que la petite Brenda criait et fuyait comme un vaisseau marchand espagnol fuit un pirate hollandais. — Je souhaite qu’elle ne m’effraie point autant aujourd’hui, mon père, » répondit Brenda, voulant aider sa sœur à satisfaire l’envie qu’elle paraissait avoir de garder le silence, et en même temps complaire à son père en soutenant la conversation. « J’ai entendu dire tant de choses sur sa demeure, que je suis presque alarmée d’y entrer sans invitation. — Vous êtes une folle, répliqua Magnus, de penser qu’une visite de ses parents puisse mécontenter un cœur bon et bienveillant, un vrai cœur d’Hialtlandais, comme celui de ma cousine Norna. Et, maintenant que j’y songe, je jurerais que je sais pourquoi elle n’a pas voulu recevoir Érick Scambester. Il y a bien long-temps que je n’ai vu la fumée de sa cheminée, et je ne vous ai jamais conduites chez elle ; elle est bien en droit d’être fâchée contre moi ; mais je lui dirai la vérité ; c’est que, malgré la mode, je ne trouve pas décent et honnête de manger les provisions d’une femme qui vit seule, comme nous le pratiquons à l’égard de nos frères les udallers, lorsque nous roulons de maison en maison pendant l’hiver, jusqu’à ce que, semblables à une boule de neige, nous ayons ramassé et mangé tout ce que nous rencontrons. — Il n’est toujours pas à craindre que nous gênions en rien Norna cette fois, répondit Brenda, car j’ai ample provision de toutes les choses possibles : poisson, lard, mouton salé, oies fumées, plus qu’il n’en faudrait, enfin, pour vivre une semaine ; en outre, assez de liqueur pour vous, mon père. — Bien, fort bien, ma fille ! s’écria l’udaller ; un navire bien ravitaillé fait toujours bon voyage ; ainsi nous ne mettrons Norna en dépense que du couvert de son toit, et d’un lit pour vous autres ; car, pour moi, mon manteau de marin et de bonnes planches bien sèches de sapin norwégien m’accommoderont mieux que vos oreillers et vos matelas de plume. Ainsi Norna jouira du plaisir de nous voir sans qu’il lui en coûte un sou de Hollande.

— Je souhaite que notre visite lui fasse plaisir, répliqua Brenda.

— Que veut dire cette jeune fille ? Au nom du martyr ! reprit Magnus Troil, croyez-vous donc, Brenda, que ma parente soit une païenne qui ne se réjouira pas de voir sa chair et son sang ? Je voudrais être aussi sûr d’une année de bonne pêche. Non, non ! j’ai seulement peur que nous ne la trouvions pas chez elle, car elle court souvent le pays, et toujours en songeant à ce qui n’a point de remède. »

Minna soupira profondément à cette phrase de son père ; l’udaller continua.

« Pourquoi soupirer ainsi, ma fille ? Vraiment, c’est une faute ordinaire à la moitié du monde ; qu’elle ne soit jamais la vôtre, Minna ! »

Un autre soupir étouffé sembla dire que le conseil venait trop tard.

« Je crois que vous avez peur de ma cousine aussi bien que Brenda, » dit l’udaller en voyant la pâleur de ses traits ; « alors, dites un mot et nous retournons sur nos pas, comme si nous avions le vent pour nous, et que nous courions quinze nœuds de ligne. — Oh ! pour l’amour du ciel, ma sœur, allons-nous-en, » dit Brenda d’un ton suppliant ; « vous savez… vous vous rappelez… vous devez être bien sûre que Norna ne peut rien faire pour vous secourir.

— Il n’est que trop vrai, » répondit Minna à voix basse ; « mais je ne sais… elle peut répondre à une question… À une question que l’infortuné ose seul adresser à l’infortuné. — Bah ! ma cousine n’est pas dans la misère, » répliqua l’udaller, qui n’avait entendu qu’à moitié ; « elle a un bon revenu, tant ici qu’aux Orcades, et on lui paie plus d’un lispund de beurre ; mais le pauvre en jouit plus qu’elle-même ; aussi honte aux Shetlandais qui n’imitent pas son exemple ! le reste, elle le dépense, je ne sais comment, dans ses excursions dans les îles. Mais vous rirez de voir sa maison, et Nick Strumpfer, qu’elle appelle Pacolet. Bien des gens pensent que Nick est le diable, mais il est de chair et d’os, comme nous autres ; son père demeurait à Gremsay. J’aurais du plaisir à revoir Nick. »

Tandis que l’udaller discourait ainsi, Brenda, en qui le bon sens remplaçait l’imagination dont sa sœur était douée, méditait en elle-même sur l’effet probable de cette visite sur la santé de Minna. Elle prit enfin la résolution de parler à son père en particulier, à la première occasion qui se présenterait durant leur voyage. Elle se détermina à lui communiquer tous les détails de leur entrevue nocturne avec Norna, visite à laquelle, entre autres causes d’agitation, elle attribuait l’abattement de Minna, et de le rendre lui-même juge s’il fallait persister à se rendre près d’une personne si singulière, et exposer la jeune fille au choc terrible que pourrait produire sur elle une nouvelle entrevue.

Au moment où elle arrivait à cette conclusion, son père, époussetant les miettes qui étaient restées sur son habit brodé, d’une main, et recevant de l’autre une quatrième coupe d’eau-de-vie et d’eau simple, but dévotement au succès de leur voyage, et ordonna qu’on se préparât à se remettre en route. Tandis qu’on sellait les chevaux, Brenda eut quelque peine à faire comprendre à son père qu’elle voulait lui parler en secret ; c’était une demande très extraordinaire pour l’honnête udaller, qui, bien que discret pour un très petit nombre de choses qu’il regardait comme des secrets d’importance, était si loin d’user de mystère en général, que ses plus sérieuses affaires étaient souvent discutées par lui en présence de toute sa famille, y compris les domestiques.

Mais son étonnement fut plus grand encore, lorsque, restant à dessein avec sa fille Brenda un peu en arrière, il entendit les particularités de la visite de Norna à Burgli-Westra, et les communications qu’elle avait alors faites à ses filles. Il resta long-temps sans pouvoir proférer autre chose que des interjections, et finit par maudire mille fois sa cousine, pour avoir conlé à ses filles une histoire si effrayante.

« J’ai souvent ouï dire, poursuivit-il, qu’elle était tout-à-fait folle, maigre son expérience et sa connaissance des saisons ; et, par les os de mon patron le martyr ! je commence dès aujourd’hui à le croire très fermement. Je ne sais pas plus comment conduire la barque que si j’avais perdu mon compas. Si j’avais su cela avant de partir, je pense que nous serions restés à la maison ; mais à présent que nous sommes si loin, et que Norna nous attend… — Nous attend, mon père ! s’écria Brenda ; et comment est-ce possible ? — Ma foi, je l’ignore ; mais elle, qui peut dire de quel côté doit souffler le vent, peut dire aussi par quelle route nous avons dessein de voyager. Peut-être a-t-elle fait ce mal à ma famille pour ce que je lui ai dit au sujet de ce jeune Mordaunt Mertoun ; en ce cas, elle peut y apporter remède ; et certes elle y remédiera, ou je saurai pourquoi ; mais j’essayerai d’abord en parlant avec douceur. »

Voyant qu’il était décidé qu’on irait en avant, Brenda voulut ensuite apprendre de son père si l’histoire de Norna était réellement fondée sur la vérité : il branla la tête, soupira amèrement, et avoua en peu de mots que tout était vrai en ce qui concernait l’intrigue de sa cousine avec un étranger ; quant à la mort de son père, dont elle avait été la cause accidentelle et fort innocente, c’était un fait triste, mais incontestable. « Mais son enfant, ajouta-t-il, je n’ai jamais pu savoir ce qu’il était devenu. — Son enfant ! répéta Brenda : elle ne nous a pas dit un mot de son enfant. — Alors je voudrais que ma langue se fût desséchée avant d’avoir prononcé ce mot. Je m’en aperçois, jeune ou vieux, un homme n’a pas plus de chance pour vous cacher un secret, à vous autres femmes, qu’une anguille pour rentrer dans son trou quand elle est serrée par un nœud coulant de crins de cheval ; un peu plus tôt, un peu plus tard, le pêcheur l’attrape toujours, une fois qu’elle a le nœud autour du cou. — Mais cet enfant, mon père, » dit Brenda, insistant encore sur les détails de cette histoire extraordinaire, « que devint-il ? — Il fut emporté, j’imagine, par ce misérable Vaughan, « répondit l’udaller d’un ton brusque qui indiquait clairement que le sujet n’était pas de son goût.

« Par Vaughan ? dit Brenda, l’amant de la pauvre Norna, sans doute !… Quelle espèce d’homme était-ce, mon père ? — Ma foi il ressemblait aux autres, j’imagine ; je ne l’ai jamais vu de ma vie… Il faisait société avec les familles écossaises de Kirkwall, et moi avec les vieilles bonnes gens norses… Ah ! si Norna avait toujours demeuré chez ses parents et n’eût pas recherché la compagnie de ses connaissances écossaises, elle n’aurait jamais connu Vaughan, et bien des choses ne seraient pas arrivées… mais alors je n’aurais pas connu, moi, votre digne mère, Brenda… et cela, « ajouta-t-il, tandis qu’une larme brillait dans ses yeux, « m’aurait épargné un bonheur court et un long chagrin. — Norna n’aurait que mal rempli près de vous la place de ma mère, comme compagne ou comme amie… du moins à en juger par tout ce que j’entends dire, » dit Brenda avec quelque hésitation. Mais Magnus, apaisé par le souvenir de son épouse chérie, lui répondit avec plus d’indulgence qu’elle ne s’y attendait.

« Alors, dit-il, j’aurais été content d’épouser Norna. C’eût été éteindre une ancienne haine… cicatriser une vieille plaie. Tous nos parents le souhaitaient, et dans ma position, ne connaissant pas votre digne mère, j’étais assez disposé à suivre ce conseil. Il ne faut pas juger de Norna ou de moi d’après ce que nous sommes l’un et l’autre aujourd’hui… elle était jeune et belle, et moi folâtre comme un daim des montagnes, me souciant peu du port où j’arriverais : car, comme je le pensais, plus d’un port me tendait les bras. Mais Norna préféra ce Vaughan, et, comme je vous l’ai dit, c’était peut-être la plus grande faveur qu’elle me pouvait faire. — Ah ! pauvre parente ! s’écria Brenda ; mais croyez-vous, mon père, au pouvoir surprenant qu’elle s’attribue… À la vision mystérieuse du nain…. à la… »

Elle fut interrompue dans ces questions par Magnus, à qui elles étaient évidemment désagréables.

« Je crois, Brenda, dit-il, ce qu’ont cru mes ancêtres… je ne prétends pas être plus sage qu’ils ne l’étaient dans leur temps, et ils croyaient tous que, par suite de grandes infortunes en ce monde, la Providence ouvrait les yeux de l’esprit et permettait aux malheureux de lire dans l’avenir. La pauvre Norna a le cœur plus chargé d’amertume qu’il n’en faut pour balancer les dons qu’elle peut avoir reçus au milieu de ses malheurs. Ces dons lui sont aussi pénibles, pauvre femme ! qu’une couronne d’épine le serait à son front, fût-elle la couronne du Danemarck. Et vous, Brenda, ne cherchez pas à devenir plus sage que vos pères. Votre sœur Minna, avant d’être malade, avait autant de respect pour tout ce qui est norse que pour la bulle du pape qui est tout écrite en pur latin. — Pauvre Norna ! s’écria encore Brenda ; et son enfant, ne l’a-t-on jamais retrouvé ? — — Et que sais-je de son enfant ? » dit l’udaller d’un air plus mécontent qu’auparavant, « sinon qu’elle fut très malade avant et après ses couches, quoique nous entretinssions sa gaîté le mieux possible à l’aide des flûtes et des harpes… L’enfant était venu avant terme dans ce monde bruyant ; il est donc probable qu’il est depuis longtemps mort… Mais vous ne connaissez rien à toutes ces affaires-là, Brenda. Avancez donc plus vite, petite sotte, et ne m’adressez plus de questions sur des choses qu’il ne vous sied pas de savoir. »

En parlant ainsi, l’udaller fit sentir l’éperon à son petit mais robuste palefroi, et prit le galop sans regarder si la route était belle ou laide, certain que l’instinct du bidet et la fermeté de son pas défiaient hardiment toutes les difficultés du terrain ; il vint se placer à côté de la mélancolique Minna, et rendit ainsi la conversation générale. Brenda ne put se consoler qu’en espérant (car la maladie de sa sœur paraissait avoir son siège dans l’imagination) que les remèdes recommandés par Norna pourraient avoir quelque chance de réussite, puisque, selon toute probabilité, ils s’adresseraient à la partie malade.

Ils n’avaient encore guère traversé que des marais et des champs de mousse, variant leur route de temps à autre par la nécessité où ils se trouvaient de tourner la pointe de ces longs lacs appelés wocs, qui s’avancent dans le pays et le coupent de telle sorte que, quoique Main-Land puisse avoir au moins trente milles de longueur, il n’existe aucune partie de cette île qui soit à plus de trois milles de l’eau salée. Mais ils approchaient alors de l’extrémité nord-ouest, et gravissaient une immense chaîne de rochers qui avait, pendant des siècles, résisté à la rage de l’océan du Nord, et à celle de tous les vents qui viennent s’y briser.

Enfin, Magnus cria à ses filles : « Voici la maison de Norna !… Regardez, Minna, mon amour, car si cela ne vous fait pas rire, vous ne rirez jamais.. Avez-vous jamais vu créature vivante, autre qu’une orfraie, qui se fût bâti un nid comme celui-là !… Par les os de mon patron, il est impossible qu’un être sans ailes, et doué de raison, ait jamais pu s’y loger, à moins que cet endroit ne soit le Frawa-Stack de Papa où la fille du roi de Norwége s’était enfermée pour se dérober à ses amants… Et tout cela ne servit à rien, si l’histoire est vraie[1] ; car, mes filles, il est bon que vous sachiez qu’il est difficile d’empêcher les étoupes de prendre feu.



  1. Le Frawa-Stack, ou rocher de la jeune Fille, roc inaccessible, séparé par un golfe étroit de l’île de Papa. Au faîte on aperçoit quelques ruines, sur lesquelles il existe une histoire semblable à celle de Danaé. w. s.