Le Pirate (Montémont)/Chapitre XX

Traduction par Albert Montémont.
Ménard (Œuvres de Walter Scott, volume 16p. 219-228).

CHAPITRE XX.

bouderie.


Ces conseils que nous échangions toutes deux… ces vœux de sœurs, ces heures que nous avons passées ensemble, quand nous maudissions le temps au pied léger qui nous désunissait… quoi ! tout est-il oublié ?
Shakspeare. Songe d’une nuit d’été.


L’attention de Minna fut puissamment arrêtée par cette effrayante histoire, qui confirmait et expliquait plusieurs demi-mots mystérieux qu’elle avait entendu son père, et d’autres proches parents, prononcer touchant Norna. Elle demeura un instant tellement absorbée dans une surprise qui n’était pas exempte d’horreur, qu’elle n’essaya pas même de parler à sa sœur. Quand, enfin, elle l’appela par son nom, elle ne reçut pas de réponse, et en touchant sa main, elle la trouva glacée. Extrêmement alarmée, elle ouvrit le volet et la croisée, et fit pénétrer à la fois l’air libre et la lumière pâle d’une nuit d’été dans le Nord. Norna, et son horrible récit, et ses mystérieuses relations avec le monde invisible, s’évanouirent soudain de l’esprit de Minna, et elle courut à la hâte à l’appartement de la vieille femme de charge, pour lui demander du secours, sans réfléchir un seul moment aux objets qu’elle pouvait rencontrer dans les longs et sombres passages qu’elle avait à parcourir.

La vieille femme vint sur-le-champ secourir Brenda, et usa aussitôt des remèdes que lui suggéra son expérience ; mais le système nerveux de la pauvre fille avait été si fortement affecté par la terrible histoire qu’elle venait d’entendre, que, lorsqu’elle revint de son évanouissement, tous les efforts ne purent empêcher qu’elle ne tombât dans une longue attaque de nerfs. Enfin, l’expérience d’Euphane Fea, qui était versée dans la simple pharmacie employée par les naturels des îles Shetland, triompha de ce nouveau mal ; et, après lui avoir administré une potion calmante faite du jus de simples et de fleurs sauvages, la vieille femme de charge vit enfin sa malade céder au sommeil. Minna se coucha à côté de sa sœur, lui baisa les joues, et voulut s’abandonner aussi au repos ; mais plus elle l’invoquait, plus il semblait éviter ses paupières ; et lorsqu’elle se sentait prête à s’endormir, la voix de la parricide involontaire lui paraissait encore retentir à son oreille, et la faisait tressaillir.

L’heure ordinaire de leur lever trouva les deux sœurs dans un état tout différent de ce qu’on aurait pu attendre. Un profond sommeil avait rendu à l’œil brillant de Brenda toute sa vivacité, et à ses joues rieuses la fraîcheur de la rose. L’indisposition passagère de la nuit précédente avait laissé aussi peu de traces sur sa figure que les terreurs fantastiques du récit de Norna avaient pu en imprimer dans son imagination. Les regards de Minna, au contraire, étaient mélancoliques, abattus ; elle était évidemment épuisée par la veille et l’inquiétude. D’abord les deux sœurs parlèrent peu, comme n’osant toucher à un sujet si fertile en émotions que l’incident de la nuit. Ce ne fut qu’après avoir rempli ensemble leurs dévotions, que Brenda, en laçant le corset de sa sœur (car elles se rendaient mutuellement tous les services de la toilette), s’aperçut de la pâleur de Minna ; et s’assurant par un coup d’œil sur le miroir que ses propres traits n’étaient plus altérés, elle l’embrassa, et lui dit affectueusement : « Claude Halcro avait raison, ma chère sœur, quand sa poétique folie nous donnait les noms de Nuit et de Jour. — Et à quel propos faites-vous cette remarque en ce moment ? demanda Minna. — Parce que nous sommes chacune plus brave dans le temps dont nous tirons nos noms. J’ai été effrayée à en mourir la nuit dernière, en écoutant cette histoire que vous avez entendue avec une courageuse fermeté ; et maintenant qu’il fait grand jour, j’y peux penser avec calme, tandis que vous êtes aussi pâle qu’une ombre surprise par le lever du soleil. — Vous êtes heureuse, Brenda, » repartit gravement sa sœur, « de pouvoir oublier si vite un pareil récit de merveilles et d’horreurs. — Ces horreurs ne sauraient être oubliées, à moins qu’il ne fût possible d’espérer que l’imagination exaltée de cette malheureuse femme, qui se montre si active pour conjurer des apparitions, ne l’ait convaincue d’un crime imaginaire. — Vous ne croyez donc rien de son entrevue au Dwarfie-Stone, cet endroit merveilleux sur lequel on raconte tant d’histoires, et qui est en horreur depuis tant de siècles, comme l’ouvrage du démon et comme sa demeure ? — Je crois que notre malheureuse parente ne saurait en imposer ; je crois donc qu’elle se trouva près du Dwarfie-Stone durant un orage, qu’elle y chercha un abri, et que là, pendant un évanouissement, ou pendant son sommeil peut-être, elle fut visitée par quelque rêve se rapportant aux traditions populaires qui lui étaient si familières ; mais il m’est difficile d’en croire davantage. — Et pourtant le résultat a répondu à l’oracle obscur de la vision. — Je vous demande pardon, Minna ; je pense plutôt que jamais le rêve n’aurait pris de vraisemblance, jamais peut-être il ne se serait offert à son souvenir sans l’événement. Elle-même nous a dit avoir presque oublié la vision jusqu’après la mort terrible de son père. Et qui oserait jurer qu’une grande partie de ce qu’elle se rappela dès lors n’était pas l’ouvrage de son imagination justement bouleversée par cet horrible accident ? Si elle avait réellement conversé avec un nain nécromancien, elle devait se rappeler la conversation plus au long ; au moins je me la rappellerais, moi. — Brenda, vous avez entendu le digne ministre de l’église de la Croix dire que la sagesse humaine était pire que la folie quand elle s’appliquait à des mystères au dessus de sa portée ; et que s’il fallait toujours comprendre pour croire, nous résisterions sans cesse à l’évidence de nos sens, qui nous présentent à chaque instant comme certaines des choses inintelligibles. — Vous êtes trop savante vous-même, ma chère sœur, pour avoir besoin de recourir au digne ministre de l’église de la Croix ; mais je pense que sa recommandation n’avait rapport qu’aux mystères de notre religion, que notre devoir est d’accepter sans examen ni doute. Mais dans les affaires de la vie commune, puisque Dieu nous a gratifiés de la raison, nous ne pouvons mal faire de nous en servir. Vous avez une imagination plus ardente que la mienne, ma chère Minna, et vous êtes toute disposée à recevoir les merveilleuses histoires pour vraies, parce que vous aimez à penser aux sorciers, aux nains, aux esprits des eaux, et que vous voudriez bien avoir une petite fée, comme les appellent les Écossais, avec une mante verte, et deux ailes aussi brillantes que les plumes du cou d’un étourneau, pour exécuter vos ordres. — Elle vous épargnerait du moins la peine de lacer mon corset, et surtout de le lacer mal ; car dans la chaleur de votre argumentation, vous avez passé deux œillets. — C’est un malheur facile à réparer ; et, comme pourrait dire de nos amis, je vais mieux attacher les agrès… mais vous respirez si péniblement, que le travail n’est pas aisé. — Je soupirais seulement, » répondit Minna, un peu confuse, « en pensant combien il vous est facile de plaisanter, et de tourner en ridicule les malheurs de cette femme extraordinaire. — Je ne les tourne pas en ridicule, Dieu m’en est témoin, » répondit Brenda avec un ton d’impatience ; « c’est vous, Minna, qui prenez à mal tout ce que l’affection et la franchise me portent à vous dire. Je regarde Norma comme une femme dont le savoir extraordinaire se trouve uni à de grands écarts de raison ; et je la crois plus habile à prévoir le beau et la mauvais temps que toute autre femme des îles Shetland ; mais qu’elle ait aucun pouvoir sur les éléments, je n’y crois pas plus qu’aux contes des nourrices sur le roi Érick, qui pouvait faire changer le vent de côté en tournant la pointe de son chapeau. »

Minna, un peu embarrassée par l’incrédulité opiniâtre de sa sœur, lui répliqua sèchement : « Et pourtant, Brenda, cette femme à demi folle, qui se plaît à répandre tant d’imposture, est la personne dont vous préférez suivre les conseils en ce qui touche le plus votre cœur en ce moment. — Je ne sais ce que vous voulez dire, répondit Brenda, dont les joues devinrent écarlates, en cherchant à s’éloigner de sa sœur ; mais comme Minna était alors en train de la lacer à son tour, elle put aisément la retenir au moyen du lacet de soie avec lequel elle attachait son corset, et la frappa légèrement sur le cou ; Brenda tressaillit, son cou et ses épaules rougirent, et Minna, voyant qu’elle avait réussi à provoquer un peu de confusion ajouta pus doucement : « N’est-il pas étrange, Brenda, que, traitées comme nous l’avons été par l’étranger Mordaunt Mertoun, que son assurance a amené sans invitation dans une famille où sa présence est désagréable, vous le voyiez encore, vous puissiez encore y penser avec plaisir ? Certainement, votre conduite pourrait bien vous prouver qu’il existe certains charmes dans ce pays, et que vous être vous-même soumise à leur influence. Ce n’est pas à propos de rien que Mordaunt porte une chaîne d’or magique… Songez-y, Brenda, et soyez sage à temps. — Je n’ai aucun rapport avec Mordaunt Mertoun, — répondit vivement Brenda ; « j’ignore ce que lui ou tout autre jeune homme porte à son cou, et je m’en inquiète peu. Je pourrais voir toutes les chaînes d’or de tous les baillis d’Édimbourg, dont lady Glowrowrum parle tant, sans m’amouracher d’un seul de ceux qui les possèdent. » Après s’être ainsi conformée à la règle qui ordonne aux femmes de repousser en général une telle accusation, elle reprit aussitôt sur un ton différent : « Mais, à vrai dire, Minna, je trouve que vous, comme tous les autres, vous avez jugé trop vite notre jeune ami, celui qui fut si long-temps notre plus intime compagnon. Songez-y, Mordaunt Mentoun n’est pas pour moi plus qu’il n’etait pour vous… Vous savez bien vous-même combien il faisait peu de différence entre nous deux, et qu’avec sa chaîne ou sans sa chaîne, il vivait avec nous comme un frère avec deux sœurs ; et pourtant vous lui tournez soudain le dos, parce qu’un marin vagabond, dont nous ne savons rien, et un méchant colporteur, que nous connaissons pour un filon, un imposteur, un menteur, ont bavarde et conté des histoires à son préjudice. Je ne crois pas qu’il ait jamais dit qu’il pouvait choisir entre nous, et qu’il n’attendait, pour se déterminer, que de voir qui de nous aurait Burgh-Westra et le lac de Brendness… Je ne crois pas qu’il ait jamais prononce une parole, ou conçu une pensée indiquant qu’il songeât à choisir entre nous. — Peut-être, » répondit Minna froidement, « aviez-vous des raisons pour savoir que son choix était déjà déterminé. - Voici ce que je ne souffrirai jamais, — dit Brenda s’abandonnant à sa vivacité naturelle et s’arrachant des mains de sa sœur ; puis, se retournant et la regardant en face, tandis que ses joues, son cou, et la partie de son sein que laissait apercevoir le haut de son corset encore non lacé, étaient couverts d’une rongeur éclatante. « Même de votre part, Minna, je ne le souffrirai pas. Vous savez que toute ma vie j’ai dit la vérité, et que j’aime la vérité ; je vous répète que Mordaunt Mertoun n’établit jamais de sa vie la moindre différence entre vous et moi, jusqu’à…

Ici la voix de sa conscience l’interrompit soudain, et sa sœur poursuivit en souriant : — Jusqu’à quand, Brenda ? il semble que votre amour pour la vérité soit étouffé par la phrase que vous commenciez. — Jusqu’au moment où vous avez cessé de lui rendre la justice qu’il mérite, » reprit Brenda fermement, « puisqu’il faut parler. Je doute qu’il vous conserve long-temps son amitié, si vous n’y tenez pas davantage. — Soit : alors je ne serai votre rivale ni pour son amitié ni pour son amour ; mais pensez-y mieux, Brenda, ce scandale n’est pas l’œuvre de Cleveland… Cleveland est incapable de médisance… Ce n’est pas non plus un mensonge de Bryce Snailsfoot… Il n’est aucun de nos amis, aucune de nos connaissances qui ne dise que c’est l’opinion commune dans toute l’île, que les filles de Magnus Troil attendaient patiemment le choix d’un étranger sans naissance et sans nom, de Mordaunt Mertoun… Est-il convenable qu’un pareil bruit coure sur les descendantes d’un comte norwégien, les filles du premier udaller des îles Shetland ? et serait-il décent et possible à de jeunes filles de l’endurer sans dépit, quand nous serions les dernières servantes qui eussent jamais tiré un pot de lait ? — La langue d’un fou n’offense pas, » répondit Brenda avec chaleur ; « je ne consentirai jamais à oublier un innocent ami à cause des commères de l’île, qui peuvent donner les pires interprétations aux faits les moins répréhensibles. — Écoutez seulement ce que disent nos amis, écoutez seulement lady Glowrowrum, seulement Maddie et Clara Groatseltars. — Si j’écoutais lady Glowrowrum, » répliqua Brenda d’un ton ferme, « je prêterais l’oreille à la plus mauvaise langue du Shetland ; quant à Maddie et à Clara Groatseltars, elles ont été toutes deux fort heureuses de faire asseoir Mordaunt entre elles à dîner, avant-hier, comme vous auriez pu le remarquer ; mais votre oreille était trop agréablement occupée ailleurs. — Vos yeux, Brenda, n’ont pas été moins bien occupés, riposta la sœur aînée, puisqu’ils étaient fixés sur un jeune homme qui, au dire de tout le monde, nous a insultées, a parlé de nous avec la plus insolente présomption ; et fût-il accusé sans raison, lady Glowrowrum dit que c’est indécence à vous que de regarder dans la direction où il est assis, attendu que c’en est assez pour confirmer de tels bruits. — Je regarderai par où il me plaira, » répondit Brenda avec encore plus de chaleur ; « lady Glowrowrum ne réglera ni mes pensées, ni mes paroles, ni mes regards. Je soutiens que Mordaunt Mertoun est innocent… Je le regarderai comme tel… je parlerai de lui comme tel ; et si même je ne lui parle pas, si je n’agis pas à son égard comme d’habitude, c’est pour obéir à mon père, et non pour ce que lady Glowrowrum et toutes ses nièces, en eût-elle vingt au lieu de deux, peuvent penser, dire, marmotter et chuchoter sur un sujet qui ne les regarde pas. — Hélas ! Brenda, » dit Minna avec calme, « cette vivacité est trop grande pour la défense d’un simple ami !… Prenez garde… l’homme qui ruina pour toujours la paix de Norna était un étranger admis à son affection contre la volonté de sa famille. — Il était étranger, » répondit Brenda avec intention, « non seulement de naissance, mais aussi de manières. Elle n’avait pas été élevée avec lui dès son enfance… elle n’avait pas appris à connaître la bonté, la franchise de son naturel par une intimité de plusieurs années. C’était un étranger pour le caractère, les goûts, la naissance, les manières et les mœurs… quelque aventurier vagabond peut-être que le hasard ou la tempête avait jeté dans l’île, et qui savait déguiser un cœur faux à l’aide d’un visage fin. Ma bonne sœur, appliquez-vous votre conseil, il y a d’autres étrangers à Burgh-Westra que ce pauvre Mordaunt Mertoun. »

Minna parut un instant troublée par la rapidité avec laquelle sa sœur avait réfuté ses soupçons et ses avis. Mais la fierté naturelle de son caractère lui permit de répondre avec un calme affecté.

« Si je voulais vous traiter, Brenda, avec le manque de confiance que vous montrez à mon égard, je pourrais répondre que Cleveland n’est pas plus pour moi que n’a été Mordaunt, plus que le jeune Swaraster, que Lawrence Éricson, ou tout autre favori de mon père. Mais je dédaigne de vous tromper ou de déguiser mes sentiments… J’aime le capitaine Cleveland. — Ne parlez pas ainsi, ma chère sœur, » dit Brenda quittant tout-à-coup le ton d’aigreur qui avait dominé dans les dernières phrases de leur entretien ; et jetant ses bras autour du cou de sa sœur, avec l’air et l’accent de la plus tendre affection… « ne parlez pas ainsi, je vous en conjure ! je renoncerai à Mordaunt Mertoun… je jurerai de ne jamais lui reparler ; mais ne répétez pas que vous aimez ce Cleveland ! — Et pourquoi ne le répéterais-je pas ? » reprit Minna en se dégageant tout doucement des bras de sa sœur, « c’est un attachement dont je me glorifie. La hardiesse, la vigueur et l’énergie de son caractère familier avec le commandement, étranger à la crainte… ces mêmes dispositions qui vous alarment pour mon bonheur, sont les qualités qui l’assurent. Songez, Brenda, que quand votre pied aimait le rivage calme et uni de la mer en été, le mien aimait à gravir jusqu’aux sommets des rocs lorsque les vagues étaient en furie. — Et c’est bien là ce que je crains. Ces dispositions aventureuses vous entraînent maintenant au bord d’un précipice plus dangereux que ceux qui furent jamais creusés par la marée l’hiver. Cet homme… ne froncez pas les sourcils, je ne médirai pas… n’est-il pas, même à votre jugement, partial, hautain et despotique, accoutumé, comme vous le dites, à commander, mais, par cette raison même, commandant là où il n’a point droit de le faire, et ordonnant là où il devrait seulement obéir ; courant au péril plutôt pour le péril même que pour sauver celui qui s’y trouve ? Pouvez-vous songer à vous unir avec un caractère si mobile et si inquiet, avec un homme qui n’a jamais vécu qu’au milieu des scènes de mort et de danger, et qui même, assis près de vous, ne peut déguiser son impatience de recommencer une pareille vie ? Un amant, il me semble, devrait aimer sa maîtresse plus que sa propre vie ; mais le vôtre, ma chère Minna, aime la sienne moins que le plaisir de donner la mort à d’autres. — Et voilà pourquoi je l’aime… Je suis fille des antiques dames de la Norwége, qui envoyaient leurs amants au combat avec un sourire, et les tuaient de leurs propres mains s’ils revenaient avec déshonneur. Mon amant doit mépriser ces ridicules prouesses par lesquelles notre race dégradée cherche à s’illustrer, ou les accomplir seulement par jeu, et pour se tenir en haleine de plus nobles dangers. Il ne s’agit pas de pêcher des baleines ou de dénicher des oiseaux pour me plaire. Mon amant doit être un roi de la mer, ou jouer le rôle qui dans les temps modernes approche le plus de cette haute dignité. — Hélas ! ma sœur, c’est bien à présent que je commence à croire à la vertu des sorts et des charmes. Vous me rappelez le roman espagnol que vous m’avez ravi il y a long-temps, parce que je disais que, dans votre enthousiasme pour les vieux temps chevaleresques de la Scandinavie, vous rivalisiez d’extravagance avec ce héros… Ah ! Minna, vos joues montrent que votre conscience vous condamne et vous rappelle le livre que je veux dire… Est-il plus sage, pensez-vous, de prendre un moulin pour un géant, ou le capitaine d’un pauvre bâtiment corsaire pour un Kiempe ou un Vi-king ? »

Minna rougit en effet de dépit à cet argument dont elle sentit peut-être la vérité jusqu’à un certain point.

« Vous avez raison de m’insulter, répondit-elle, parce que vous possédez mon secret. »

Le bon cœur de Brenda ne put supporter cette accusation ; elle adjura sa sœur de lui pardonner, et la tendresse de Minna ne put résister à ses instances.

« Nous sommes malheureuses, » dit-elle en mouillant sa sœur de ses larmes, « de ne pouvoir considérer tout avec les mêmes yeux… Cessons de nous irriter mutuellement par des injures et des reproches. Vous avez mon secret… il n’en sera peut-être pas un longtemps, car mon père recevra la confidence à laquelle il a droit, aussitôt que certaines circonstances me permettront de la lui communiquer ; cependant, je vous le répète, vous avez mon secret, et j’ai plus d’un soupçon d’avoir reçu le vôtre en échange, quoique vous ne vouliez pas l’avouer. — Comment, Minna, voudriez-vous que je vous révélasse un sentiment du genre de ceux auxquels vous faites allusion, avant qu’il eut été prononcé une seule parole qui pût justifier une telle confession. — Sûrement non ; mais un feu caché peut se découvrir par la chaleur aussi bien que par la flamme. — Vous connaissez bien ces signes, Minna, dit Brenda en baissant la tête, après s’être vainement efforcée de résister à la tentation d’une repartie que lui suggérait la remarque de sa sœur ; « mais je puis seulement dire que si j’aime jamais, il faudra qu’avant on m’ait fait une ou deux déclarations au moins, et pareille chose ne m’est pas encore arrivée. Mais n’allons pas recommencer la dispute ; songeons plutôt au motif qui a poussé Norna à nous raconter cette horrible histoire, et au fruit que nous devons en tirer. — Son motif était de nous donner un avertissement… un avertissement que notre position, et je ne le nierai pas, que la mienne en particulier, semblait tant demander… mais je m’en remets à mon innocence et à l’honneur de Cleveland. »

Brenda avait bonne envie de répliquer que le dernier lui inspirait beaucoup moins de sécurité que la première ; mais elle était prudente ; et craignant de réveiller leur pénible discussion, elle répliqua seulement : « Il est étrange que Norna ne nous ait rien dit de plus sur son amant ; sûrement il n’a pu l’abandonner au comble de la misère où il l’avait réduite ? — 11 peut exister des agonies de chagrin, » dit Minna après un moment de silence, « où le cœur saigne tellement qu’il cesse de répondre, même aux sentiments qui l’ont le plus dominé… Son inquiétude pour son amant a pu s’engloutir dans l’horreur et le désespoir. — Ou peut-être cet amant s’enfuit-il de l’île par crainte de la vengeance de notre père. — S’il put, par crainte et manque de cœur, » répondit Minna en levant les yeux, « fuir la vue de l’infortune qu’il avait occasionnée, j’espère que l’infâme a long-temps épuisé en ce monde la punition que le ciel réserve au plus scélérat, au plus vil des traîtres et des lâches… Venez, ma sœur, on doit nous attendre pour déjeuner. »

Et elles sortirent bras dessus bras dessous, avec beaucoup plus de confiance qu’il n’en existait entre elles depuis un certain temps : la petite querelle qui avait eu lieu ressemblait à une de ces bourrasques ou coups de vent soudains qui dissipent les brouillards et les vapeurs, pour amener ensuite le beau temps.

En se rendant à la salle à manger, elles convinrent qu’il était inutile, et peut-être imprudent de communiquer à leur père les circonstances de la visite nocturne, et de lui laisser entrevoir qu’elles connaissaient mieux qu’auparavant la mélancolique histoire de Norna.