Le Pirate (Montémont)/Chapitre XIX

Traduction par Albert Montémont.
Ménard (Œuvres de Walter Scott, volume 16p. 205-219).

CHAPITRE XIX.

la visite nocturne.


Comme la nuit, je passe de pays en pays ; j’ai une merveilleuse puissance de langage : au premier coup d’œil jeté sur sa figure, je reconnais l’homme qui doit m’écouter ; alors je lui confie mes secrets.
Chant du vieux marin, par Coleridge.


Les filles de Magnus Troil partageaient le même lit dans une chambre qui avait été celle de leurs parents avant la mort de leur mère. Magnus, vivement affligé par ce décret de la Providence, s’était dégoûté de cet appartement. La chambre nuptiale avait été abandonnée aux gages d’amour que lui laissait une femme chérie, dont l’aînée n’avait alors que quatre ans ou environ. Depuis leur enfance, les deux sœurs avaient donc occupé cet appartement, et elles l’occupaient encore : seulement, on avait renouvelé l’ameublement pour le mettre en harmonie avec le goût des jeunes filles.

Pendant bien des années, ce fut le théâtre de leurs plus intimes confidences, si l’on peut appeler confidences les conversations amicales de deux personnes qui n’ont en réalité aucun secret à se confier ; chaque pensée qui pouvait éclore dans le sein de l’une était, sans hésitation ni scrupule, communiquée à l’autre aussi spontanément qu’elle naissait. Mais depuis que Cleveland demeurait à Burgh-Westra, chacune des aimables sœurs avait nourri de ces pensées qu’on ne communique pas sans peine ni à la légère, à moins que celle qui doit recevoir la confidence n’ait bien promis auparavant de ne point s’en offenser. Minna avait remarqué, ce que n’auraient pu apercevoir des observateurs moins intéressés, que Cleveland occupait une place moins haute dans l’estime de Brenda que dans la sienne ; et Brenda, de son côté, trouvait que Minna avait été injuste en adoptant si vite les préventions de leur père contre Mordaunt Mertoun. Chacune sentait qu’elle n’était plus la même pour sa sœur ; et toutes deux s’attristaient d’ajouter ainsi un sentiment pénible aux inquiétudes dont elles se croyaient mutuellement tourmentées. Leurs manières l’une à l’égard de l’autre, dans tous ces petits soins où la tendresse peut se montrer, étaient plus constamment affectueuses que jamais, comme si toutes deux, sentant que leur réserve intérieure faisait infraction à l’amitié qui devait unir deux sœurs, tâchaient de l’expier par une double assiduité dans ces marques extérieures d’affection qu’en d’autres temps, lorsqu’elles n’avaient rien à se cacher, elles pouvaient négliger sans aucune conséquence.

Pendant la soirée dont nous parlons, les deux sœurs sentirent mieux que jamais combien était diminuée la confiance qui d’ordinaire existait entre elles. Le voyage protégé à Kirkwall pendant la foire, époque où un grand nombre d’insulaires de toutes classes se rendaient dans cette ville, était un incident de grande importance dans une vie composée d’habitudes si simples et si uniformes que la leur, et quelques mois auparavant, Minna et Brenda auraient passé la moitié de la nuit à imaginer d’avance dans une longue causerie tout ce qui pouvait leur arriver dans une si grande occasion ; mais, cette fois, ce sujet fut à peine entamé qu’elles le laissèrent tomber, comme si elles eussent craint d’éveiller une discussion entre elles, ou de rendre nécessaires des aveux qu’elles ne voulaient point faire encore.

Telle était pourtant leur franchise naturelle et la bonté de leur caractère que chaque sœur s’imputait à elle-même la froideur qui régnait maintenant dans leurs rapports. Après avoir terminé leurs dévotions et pris place dans leur couche commune, elles enlacèrent leurs bras pour échanger leur baiser du soir. Alors elles semblèrent demander mentalement et s’accorder leur pardon mutuel ; et peu de minutes après, les deux sœurs s’endormirent de ce doux et profond sommeil que le ciel ne donne qu’à la jeunesse et à l’innocence.

Cette nuit néanmoins les deux sœurs furent visitées par des songes qui, tout en retraçant assez fidèlement la différence des goûts et des habitudes des belles rêveuses, avaient pourtant une grande ressemblance l’un avec l’autre.

Minna rêva qu’elle était dans une des retraites les plus solitaires du rivage, nommée Swartaster, où l’action continuelle des vagues, rongeant un rocher calcaire, avait formé un profond hallier, mot qui dans la langue de l’île signifiait une caverne souterraine que le flux remplit d’eau et que le reflux laisse à sec. Beaucoup de ces cavernes ont une profondeur considérable et même inconnue : là se retirent en sûreté les cormorans et les veaux marins ; et il n’est ni aisé ni prudent de les poursuivre dans ces immenses repaires. Le hallier de Swartaster surtout était regardé comme inaccessible, il était soigneusement évité par les chasseurs ou les marins à cause des angles aigus et des nombreux détours qu’on trouvait sous la voûte même, et à cause des écueils à fleur d’eau qui en rendaient l’intérieur très dangereux aux barques et aux bateaux, surtout lorsque la marée s’y engouffrait avec la rapidité qu’elle a ordinairement sur les côtes d’une île. De la gueule sombre de cette caverne, il semblait à Minna qu’elle voyait une sirène sortir, non dans le costume classique d’une néréide, tel que Claude Halcro l’avait déterminé dans sa mascarade de la veille, mais avec un peigne et un miroir en main, et fendant les vagues avec cette longue queue couverte d’écaillés qui forme un contraste si terrible avec la jolie figure, la chevelure longue et le sein délicieux d’une mortelle douée d’une beauté merveilleuse. Elle semblait faire signe à Minna, tandis qu’elle faisait retentir à son oreille un chant sauvage dont les paroles annonçaient malheur et calamité.

La vision de Brenda était d’un genre différent, mais également mélancolique. Elle était assise sous son berceau favori, entourée de son père et de ses meilleurs amis, au nombre desquels Mordaunt Mertoun n’était pas oublié. On la priait de chanter, et elle voulait régaler la compagnie d’une charmante chanson qu’elle exécutait toujours avec une rare perfection, et qu’elle chantait d’un air si simple, si naturel, qu’elle manquait rarement de provoquer des rires bruyants et des applaudissements nombreux ; alors tous les assistants, qu’ils sussent ou non chanter, étaient irrésistiblement forcés de faire chorus. Mais en cette occasion, il semblait que sa voix se refusât à remplir son devoir, et que ne pouvant elle-même retrouver les paroles de cet air bien connu, elle prenait malgré tous ses efforts le ton élevé ainsi que la voix sauvage et mélancolique de Norna de Fitful-Head, pour chanter quelque lugubre ballade runique, semblable à celles que chantaient jadis les prêtres païens, lorsque la victime… trop souvent humaine… était attachée à l’autel fatal d’Odin ou de Thor.

Enfin les deux sœurs se réveillèrent en même temps, et poussant, de frayeur, un cri étouffé, elles se serrèrent dans les bras l’une de l’autre. Leur imagination ne les avait pas tout-à-fait trompées ; les sons qui avaient produit leurs rêves étaient réels, et retentissaient dans leur chambre. Elles connaissaient bien la voix et la personne qui chantait, mais elles n’en furent pas moins saisies de surprise et de terreur quand elles aperçurent Norna de Fitful-Head, assise devant la cheminée de leur chambre, où une lampe brûlait pendant l’été, et en hiver un bon feu de bois ou de tourbe.

Norna était enveloppée dans son long et large manteau de wadmaal, et balançait lentement son corps à la pâle clarté de la lampe, tandis qu’elle chantait les strophes suivantes sur un ton lent et lugubre, et d’une voix qui ne semblait pas mortelle :

À travers l’Océan que ma voix aplanit
Aisément glisse ma nacelle ;
Mais le cœur des humains, bien souvent plus rebelle,
Contre mes conseils se roidit.
Une heure est à moi dans l’année,
Pour conter mes malheurs, mais une seulement.
Quand brille le flambeau, c’est pour moi le moment ;
Quand il s’éteint, elle est sonnée.
Salut, filles du grand Magnus !
La lampe est allumée et la flamme est brillante :
Écoutez des récits qui vous sont inconnus ;
Éveillez-vous, je suis présente.

Norna était bien connue aux deux filles de Troil, mais ce ne fut pas sans une vive émotion qu’elles la virent si subitement et à une pareille heure. Néanmoins cette émotion ne prit pas chez les deux sœurs un caractère pareil, et leurs opinions au sujet des pouvoirs surnaturels que s’attribuait cette femme étaient loin de se ressembler.

Minna, avec une force surprenante d’imagination, quoique supérieure en connaissances à sa sœur, était plus disposée à entendre les histoires merveilleuses. Elle y trouvait plus de plaisir, et toujours elle s’empressait de recevoir les impressions poétiques qui mettaient ses facultés en jeu, sans examiner minutieusement leur réalité. Brenda avait dans sa gaîté une légère propension à la satire, et était souvent tentée de rire des circonstances mêmes sur lesquelles Minna bâtissait ses rêveries d’imagination ; et comme tous ceux qui aiment le burlesque, elle ne s’en laissait pas facilement imposer par des prétentions pompeuses qui ne l’effrayaient pas, de quelque genre qu’elles fussent. Mais comme ses nerfs étaient plus faibles et plus irritables que ceux de sa sœur, elle payait souvent un tribut involontaire, par ses frayeurs, aux idées que sa raison désavouait ; de là Claude Halcro avait pris l’habitude de dire, au sujet de toutes les traditions superstitieuses qui entouraient Burgh-Westra, que Minna y croyait sans trembler, et que Brenda en tremblait sans y croire. À notre époque plus savante, il est peu de personnes qui, même avec un esprit éclairé et un courage naturel, ne ressentent l’enthousiasme ardent de Minna : et peut-être n’en est-il pas moins encore qui ne sentent de temps à autre, comme Brenda, que leur corps avoue l’influence de certaines frayeurs que leur raison désavoue et méprise.

Mue par des sentiments qui ressemblaient si peu à ceux de sa sœur, Minna, après un moment de surprise, se disposa à sauter de son lit pour aller dire bonjour à Norna, dont la venue, elle n’en doutait pas, se rattachait aux volontés du destin ; tandis que Brenda, qui ne voyait là qu’une femme presque folle, et qui, à cause de l’extravagance des prétentions de cette femme, la regardait comme un objet indéfinissable de crainte, ou plutôt d’horreur, retint sa sœur d’une main tremblante, tout en la suppliant à voix basse et avec instance d’appeler au secours. Mais l’âme de Minna était trop dominée par la crise à laquelle son destin semblait être arrivé pour qu’elle voulût condescendre aux frayeurs de sa sœur ; et s’arrachant des bras de Brenda, elle se hâta de passer une robe de nuit, et traversant avec hardiesse l’appartement, tandis que son cœur battait plutôt d’exaltation que de crainte, elle s’adressa ainsi à la personne qui lui rendait une si singulière visite.

« Norna, si votre mission nous concerne, comme vos paroles semblent l’annoncer, une de nous au moins est prête à en apprendre l’objet, avec respect mais sans frayeur. — Norna, chère Norna, » dit la voix tremblante de Brenda qui, ne se trouvant plus en sûreté dans le lit après que Minna l’eut quitté, avait suivi sa sœur, comme les peureux se pressent à la queue d’une armée qui marche à l’ennemi, parce qu’ils n’osent rester en arrière, et se tenait alors à demi cachée derrière son aînée, sans vouloir lâcher le pan de sa robe… « Norna, chère Norna, dit-elle, quoi que vous ayez à nous dire, attendez le jour. Je vais appeler Euphane Fea, la femme de charge, et elle vous trouvera bien un lit pour la nuit. — Plus de lit pour moi ! dit l’hôte nocturne ; plus de sommeil qui ferme mes yeux ! ils sont restés ouverts pour voir les écueils et les rochers paraître et disparaître entre Burgh-Westra et les Orcades… Ils ont vu le roc d’Hoy s’affaisser dans la mer, et le pic d’Hengeliff en sortir, et n’ont pas encore goûté de repos. Asseyez-vous donc, Minna ; et vous aussi, folle trembleuse, asseyez-vous, pendant que je prépare ma lampe… mettez vos vêtements, car mon histoire est longue, et avant qu’elle soit finie vous tremblerez, mais d’un frisson pire que le froid. — Eh bien, pour l’amour du ciel, remettez-la à demain, chère Norna, dit Brenda ; l’aurore va bientôt se montrer, et si vous avez à nous parler de choses effrayantes, que ce soit au grand jour du moins, et non à la lueur sombre de cette lampe bleuâtre. — Patience, » reprit la visiteuse inattendue, « Norna ne racontera pas en plein jour une histoire qui pourrait faire pâlir le soleil au milieu des cieux, et décevoir les espérances des cent barques qui quitteront le rivage avant midi, pour commencer leur pêche en pleine mer,… oui, et encore des cent familles qui attendraient leur retour. Le démon, que le son de ma voix ne manquera point d’éveiller, ne doit étendre ses noires ailes que sur une mer sans vaisseaux ni barques, lorsqu’il s’élancera du faîte de la montagne pour s’enivrer des accents d’horreur qu’il aime tant à entendre. — Ayez pitié des craintes de Brenda, bonne Norna, dit la sœur aînée, et remettez au moins vos terribles communications à un autre lieu, à une autre heure. — Non, jeune fille, » répliqua Norna d’un ton sinistre ; « je dois parler pendant que cette lampe brûle encore. Mon histoire ne se raconte pas de jour… il la faut dire à la clarté de cette lampe : les matériaux en furent fournis par le gibet du cruel lord de Wodensvoe qui assassina son frère, et la liqueur qui l’alimente ne sort ni du poisson ni du fruit !… Voyez, elle devient de plus en plus pâle, et mon histoire ne doit pas durer plus long-temps que sa flamme. Asseyez-vous donc, je vais me placer en face de vous, et mettre la lampe entre nous : car le démon n’ose pas entrer dans le cercle qu’elle éclaire. »

Les sœurs obéirent, Minna jetant un regard lent, inquiet, mais pourtant résolu autour d’elle, comme pour apercevoir l’être qui, suivant les paroles peu précises de Norna, planait dans leur voisinage, tandis qu’à la frayeur de Brenda se joignait une espèce de colère et d’impatience. Norna, sans y faire la moindre attention, commença son histoire dans les termes suivants :

« Vous savez, mes filles, que votre sang est allié au mien, mais à quel degré, nous ne le savons pas ; car il exista une inimitié mortelle entre votre grand-père et celui qui eut le malheur de m’appeler sa fille… Permettez-moi de le désigner par son nom chrétien d’Erland, car le nom qui indique notre parenté, je n’ose le prononcer. Votre grand-père Olave était frère d’Erland. Mais lorsque les vastes possessions de l’udaller Rolfe Troil, leur père, le plus riche et le plus illustre rejeton du vieux tronc norse, furent partagées entre les frères, le fowd donna à Erland les terres que Rolf Troil avait possédées dans les Orcades, et réserva à Olave celles d’Hialtland ; la discorde brouilla les deux frères ; car Erland prétendit qu’il était lésé ; mais quand la cour suprême[1] avec les anciens et les jurisconsultes eut approuvé le partage, il s’en alla furieux dans les Orcades, maudissant l’Hialtland et ses habitants… maudissant son frère et sa race.

« Mais l’amour des rochers et des montagnes n’avait pas encore abandonné l’esprit d’Erland, et il établit sa demeure non sur les douces collines d’Ophir, ou dans les vertes prairies de Gramesey ; mais dans l’île sauvage et montagneuse d’Hoy, dont les rocs s’élèvent jusqu’aux cieux comme les pics de Foulah et de Feroe[2]. Le malheureux Erland possédait toute la science légendaire qu’avaient léguée à leurs descendants les scaldes et les bardes, et il fit la principale occupation de sa vieillesse de me communiquer des connaissances qui devaient nous coûter si cher à tous deux. J’appris à visiter les monticules solitaires… les cairns élevés… À dire l’histoire qui s’y rapportait, et à calmer par des vers à sa louange l’esprit du fier guerrier qui les habitait. Je savais où s’offraient jadis les sacrifices à Thor et à Odin… sur quelles pierres le sang des victimes coulait… où se plaçait le sombre prêtre… où se tenaient les chefs à cimiers qui consultaient la volonté de l’idole… et plus loin la foule des adorateurs, d’une classe plus commune, qui regardaient avec une religieuse frayeur. Les lieux qu’évitaient le plus les timides paysans n’avaient pas de terreurs pour moi : j’osais pénétrer dans, le cercle des fées et m’endormir près d’une source magique.

« Mais, pour mon malheur, je me plaisais surtout à errer aux environs du Dwarfie-Stone[3], reste d’antiquité que les étrangers contemplent avec curiosité, et les naturels avec crainte. C’est un énorme fragment de rocher qui gît dans une vallée sauvage entrecoupée de précipices, au milieu des solitudes du Ward-hill d’Hoy. L’intérieur de la pierre renferme deux couches qui n’ont point été taillées par une main mortelle, et qui laissent entre elles un petit passage. L’entrée en est maintenant ouverte aux intempéries des saisons ; mais, à côté, est encore la grosse pierre qui, adaptée à des rainures encore visibles à la porte, servait autrefois à ouvrir et à fermer cette extraordinaire demeure que Trolld, nain fameux dans les sagas du Nord, choisit, dit-on, pour en faire sa résidence favorite. Le berger solitaire évite cet endroit, car, au lever du soleil, à midi, le soir, le fantôme de mauvais-augure a été vu parfois assis sur le Dwarfie-Stone[4]. Je ne redoutais pas son apparition, car, Minna, mon cœur était aussi courageux que le vôtre, mes mains aussi innocentes que les vôtres. Dans ma bravoure enfantine, je n’étais même que trop présomptueuse, et la soif des choses défendues me poussait, comme notre première mère, à souhaiter un accroissement de science, même par des moyens illicites. Je brûlais de posséder le pouvoir des Voluspæ et des devineresses de notre antique race ; de savoir comment elles commandaient aux éléments ; d’évoquer les âmes des héros morts hors de leurs sépulcres, pour qu’ils me racontassent leurs aventures, et m’apprissent les lieux où étaient cachés leurs trésors. Souvent, lorsque je veillais près de la pierre du Nain, les yeux attachés sur le Ward-hill qui s’élève au dessus de cette sombre vallée, j’ai distingué, parmi les rochers noirs, cette merveilleuse escarboucle[5] qui reluit comme une fournaise aux regards de ceux qui la regardent d’en bas, mais qui devient invisible lorsqu’un pied audacieux a escaladé les rocs d’où elle darde ses feux. Mon cœur, jeune et vain, brûlait de surprendre ce secret et cent autres dont les sagas et les leçons d’Erland peuplaient ma mémoire, qu’ils indiquaient seulement au lieu de les expliquer. Dans mon audace, je m’adressai au possesseur du Dwarfie-Stone, pour qu’il m’aidât à acquérir des connaissances inaccessibles à de simples humains. — Et l’esprit du mal exauça-t-il votre prière ? » demanda Minna, dont le sang s’était glacé à ces derniers mots.

« Chut ! » répondit Norna en baissant la voix ; « ne parlez pas mal de lui… Il est avec nous… il nous écoute en ce moment. »

Brenda tressaillit, et se leva. « Je m’en vais dans la chambre d’Euphane Fea, dit-elle ; je vous laisse, Minna et Norna, terminer à loisir vos histoires de revenants et de nains ; je m’en moque à toute autre heure, mais je ne puis les souffrir à minuit, et à la lueur pâle de cette lampe. »

Elle allait donc sortir de l’appartement, lorsque sa sœur la retint.

« Est-ce là, dit-elle, le courage d’une fille qui ne croit pas à ce que l’histoire de nos pères nous raconte d’événements surnaturels ? Ce que Norna nous révèle concerne peut-être la destinée de notre père et de sa maison… Si je puis écouter, moi, certaine que Dieu et mon innocence me protégeront contre toute influence maligne, vous, Brenda, qui ne croyez pas à cette influence, vous n’avez certainement aucun motif de trembler. Sachez que pour l’innocent il n’existe pas de crainte. — Il peut ne pas y avoir de danger, » répondit Brenda, qui ne put réprimer son penchant naturel à la plaisanterie, « mais, comme dit un vieux livre de contes, il y a beaucoup de peur. Néanmoins, Minna, je demeurerai avec vous, d’autant plus, » ajouta-t-elle à voix basse, « que je n’ose vous laisser seule avec cette terrible femme, et que j’ai un escalier noir et une longue galerie à traverser pour arriver jusqu’à Euphane Fea ; autrement je l’aurais amenée ici avant d’être plus vieille de cinq minutes. — N’amène personne ici, jeune fille, au péril de ta vie ! s’écria Norna, et n’interromps plus mon histoire, car elle ne peut et ne doit pas être contée après que cette lumière enchantée sera éteinte. — Dieu merci ! » dit Brenda en elle-même, « l’huile est bientôt toute consommée ; j’aurais bien envie de l’éteindre d’un souffle, mais alors Norna serait seule avec nous dans l’obscurité, et ce serait encore pis. »

Tout en se parlant ainsi elle se résigna à son destin et revint à sa place, déterminée à écouter le reste de l’histoire avec tout le courage dont elle serait capable. Norna reprit la parole en ces termes :

« Il arriva qu’un jour de grande chaleur, en été, et tout juste à l’heure de midi, j’étais assise auprès du Dwarfie-Stone, les yeux attachés sur le Ward-hill, d’où l’escarboucle mystérieuse et toujours brillante lançait des rayons plus étincelants que de coutume ; je m’affligeais, dans mon cœur, des bornes étroites qui limitent la science humaine ; enfin je ne pus m’empêcher de réciter à haute voix ces vers d’un antique saga :

Levez-vous, doctes fils de ma noble patrie,
Puissant Trolld, Haims le sage, ô vous dont le génie
Apprit à la frêle beauté
Des mots dont l’empire attesté
Efface la puissance à la sagesse unie !
Existez-vous encore ? Avez-vous abjuré
Le grand pouvoir d’Odin par vos chants consacré ?
Avez-vous oublié la force qui vous mène ?
N’êtes-vous plus que de vains noms
Dont les imperceptibles sons
Flottent dans l’air qui les promène
Comme le duvet des chardons ?

« J’avais à peine prononcé ces mots, que le ciel, qui avait été jusqu’alors d’une pureté parfaite, devint tout-à-coup si sombre autour de moi, qu’il semblait être plutôt minuit que midi. Un éclair me montra à la fois le triste spectacle des bruyères, des marais, de la montagne et des précipices dont j’étais entourée. Un éclat de tonnerre réveilla tous les échos du Ward-hill, qui continuèrent si longtemps à répéter ce terrible bruit, qu’on eût pensé qu’un roc, détaché du faîte par la foudre, roulait de pics en précipices jusque dans la vallée ; immédiatement après tomba une pluie si abondante que je fus obligée, pour m’en garantir, de me glisser dans l’intérieur de cette pierre mystérieuse.

« Je m’assis sur le plus large lit de pierre qui est taillé à l’extrémité de la caverne, et, fixant mes yeux sur le plus petit, je m’épuisai en conjectures sur l’origine et l’usage de cette singulière retraite. Avait-elle été réellement creusée par le puissant Trolld, auquel la poésie des scaldes l’attribuait ? ou bien était-ce le tombeau de quelque chef Scandinave, enterré avec ses armes et ses richesses, peut-être aussi avec son épouse immolée, pour que tout ce qu’il avait eu de plus cher durant sa vie ne le quittât point après sa mort ? ou bien, était-ce la cellule de pénitence, choisie par quelque pieux anachorète des anciens jours ? ou l’œuvre inutile de quelque ouvrier errant que le hasard, le caprice et le loisir avaient poussé à entreprendre un tel travail ? Je vous dis les pensées qui se présentaient alors à mon esprit, afin que vous reconnaissiez que ce qui suivit n’était pas la vision d’une imagination prévenue ou frappée, mais une apparition aussi certaine qu’effrayante.

« Le sommeil m’avait peu à peu gagnée au milieu de ces réflexions, quand je fus soudain réveillée par un second coup de tonnerre ; et, lorsque je me levai, j’aperçus au jour obscur que l’ouverture supérieure laissait pénétrer, le nain Trolld lui-même assis en face de moi sur la couche plus petite que sa taille difforme semblait couvrir entièrement. Je tressaillis, mais non pas de frayeur, car le sang de l’ancienne race de Lochlis coule dans mes veines. Il parla, et ses paroles étaient en norse si vieux que peu de gens, excepté mon père et moi, en auraient pu comprendre la signification. C’était la langue qu’on parlait dans ces îles avant qu’Olave y plantât la croix sur les ruines du paganisme. Le sens en était aussi obscur et aussi difficile que celui des réponses que les prêtres païens avaient coutume de faire, au nom de leurs idoles, aux tribus qui se rassemblaient sur l’Helgafels[6] ; voici ses paroles :

Mille sombres hivers ont passé dans ces lieux
Depuis que sur le seuil de ma porte sacrée
Un sectaire avoua mon art mystérieux.
De la maison de Trolld, vierge altière, inspirée,
Tu ne sortiras point de ces bords ténébreux
Sans emporter sur les tempêtes
Et sur les flots tumultueux
Le grand pouvoir que tu souhaites.
Fille orgueilleuse, oui, tu commanderas
Aux ruisseaux, à la plage, au soleil, aux frimas,
À la baie, aux ravins, aux plus sombres retraites,
À tous les lieux connus par les brises du nord,
Partout où la marée y vient laver un port.
Mais, pour t’armer enfin de la toute-puissance,
Il faut (du sort telle est la loi)
Que l’auteur de ton existence
De ce qu’il t’a donné soit dépouillé par toi.

« Je lui répondis à peu près dans le même langage, car l’esprit des anciens scaldes de notre race était descendu en moi ; et loin de craindre le fantôme avec lequel j’étais enfermée dans un si petit espace, je sentis l’impulsion de ce haut courage qui soutint les anciens champions et les druidesses dans leurs luttes avec le monde invisible, lorsqu’ils pensèrent que la terre ne contenait plus d’ennemis dignes d’être soumis par eux. Je lui fis donc la réponse suivante :

Hôte de ces rocs écartés,
Tes mots sont obscurs et sévères ;
Mais la peur, les soucis vulgaires,
De ma raison sont écartés ;
Je t’ai cherché sur les bruyères
Seule, et les sens non agités.
Aux coups du destin préparée,
Mon âme l’attend sans frisson :
La vie est un mal sans durée
Dont la mort est la guérison.

« Le démon fronça les sourcils ; il parut irrité et intimidé à la fois ; puis, se changeant en une vapeur épaisse et sulfureuse, il disparut de la place qu’il occupait. Jusqu’à ce moment, je n’avais pas senti l’influence de la frayeur, mais alors elle me saisit. Je m’élançai vers le plein air où la tempête s’était dissipée, où tout était pur et serein. Je restai d’abord un instant sans oser même respirer, puis je revins à la maison, méditant le long du chemin les paroles du fantôme, que je ne pouvais pas alors, comme il arrive souvent, me rappeler avec autant d’exactitude que je l’ai fait ensuite.

« Il peut sembler étrange qu’une telle apparition ait pu sortir pour un temps de ma mémoire, comme un rêve de la nuit… mais la chose arriva pourtant. Je m’efforçai de croire que c’était l’ouvrage de mon imagination… je pensai avoir vécu trop long-temps dans la solitude et avoir trop donné carrière aux idées que m’inspiraient mes études favorites. Je les abandonnai quelque temps et me mêlai parmi les compagnes de mon âge. Ce fut dans une visite que j’allai faire à Kirkwall que je fis connaissance avec votre père qui s’y trouvait pour affaires. Il s’introduisit aisément chez la parente où je demeurais, et qui désirait ardemment éteindre, s’il était possible, la haine qui divisait nos deux familles. Votre père, jeunes filles, a été plutôt endurci que changé par l’âge… Il avait les mêmes formes mâles, la même vieille franchise norse de manières et de cœur, le même courage bouillant et la même honnêteté de caractère, avec davantage de l’aimable ingénuité de la jeunesse, avec un plus vif désir de plaire, une meilleure volonté d’être agréable, et une vivacité d’esprit qui ne survit pas aux années. Mais quoiqu’il fût digne d’être aimé, quoique Erland m’écrivît pour m’autoriser à répondre à son amour, il y avait un étranger, Minna, un fatal étranger, plein de talents à nous inconnus et de grâces, dont les manières franches de votre père n’approchaient pas. Oui, en vérité, il vivait parmi nous comme un être d’une race supérieure… Vous avez l’air de vous étonner que j’aie pu séduire le cœur d’un tel amant ; mais, aujourd’hui, Norna de Filful-Head n’a plus rien qui vous puisse dire combien Ulla Troil fut chérie et admirée… La différence qui existe entre le corps animé et le cadavre après la mort est à peine plus grande et plus terrible que le changement que j’ai subi en demeurant sur la terre. Regardez-moi, jeunes filles… regardez-moi à cette lumière vacillante… pouvez-vous croire que ce visage défait et ravagé par la rigueur des saisons… que ces yeux qui sont presque pétrifiés à force de regarder des objets de terreur… que ces boucles de cheveux qui grisonnent et qui flottent à présent comme les voiles en lambeaux d’un navire qui va s’enfoncer.. que ces traits et celle qui en était ornée purent jadis faire naître une tendre affection ? Mais la pâle lampe s’obscurcit… qu’elle s’éteigne pendant que je dirai mon infamie !… Nous nous aimâmes en secret… nous nous vîmes en secret jusqu’au jour où je lui donnai la dernière preuve d’une fatale et coupable passion ! Et maintenant scintille, magique lumière… élève encore un peu ta flamme si puissante même dans ta faiblesse… Empêche celui qui voltige près de nous d’agiter ses noires ailes dans le cercle que tu éclaires… vis encore un instant pour que je dise le plus affreux, et puis plonge-toi quand tu voudras dans l’obscurité, aussi sombre que mon crime et mon chagrin. »

Tandis qu’elle parlait ainsi, elle réunit d’un côté le reste de la liqueur qui alimentait la lampe et ranima la flamme mourante ; puis, d’une voix creuse, et par phrases brisées, elle continua son récit.

« Je ne dois pas perdre mon temps en paroles. Mon amour fut découvert, mais non mon crime. Erland vint furieux à Pomona et m’emmena dans notre habitation solitaire de l’île d’Hoy. Il m’ordonna de ne plus revoir mon amant et de recevoir Magnus ; il consentait à oublier l’injustice du père lorsque le fils serait devenu mon époux. Hélas ! je ne méritais plus ses hommages… Mon seul but était de m’évader de la maison de mon père pour cacher ma honte dans les bras de mon amant. Je lui rendrai justice !… il fut fidèle… trop fidèle… sa perfidie m’aurait privée de la raison ; mais les fatales conséquences de sa fidélité m’ont été dix fois plus funestes. »

Elle s’arrêta, et puis continua sur le ton sauvage de la folie : « Sa fidélité m’a rendue la puissante et despotique souveraine des mers et des vents ! »

Elle s’arrêta une seconde fois après cette bizarre exclamation, et reprit son récit d’un ton plus calme.

« Mon amant vint en secret à Hoy pour convenir avec moi des mesures à prendre sur ma fuite, et j’acceptai un rendez-vous pour fixer le jour où son vaisseau entrerait dans le détroit. Je quittai la maison à minuit. »

Ici elle parut lutter contre une pénible agonie, et continua son histoire par phrases rompues et entrecoupées. « Je quittai la maison à minuit… j’avais à passer devant la porte de mon père, et je m’aperçus qu’elle était ouverte… je crus qu’il nous surveillait, et, pour que le bruit de mes pas ne troublât point son sommeil, je fermai la porte fatale… action toute simple, tout ordinaire… Mais, Dieu du ciel ! quelles furent les conséquences !… Au matin, la chambre était pleine d’une vapeur suffocante… mon père était mort… mort par ma faute, par ma désobéissance… mort par mon infamie ! Tout ce qui suit est ténèbres et obscurité… Une ombre fatale et terrible enveloppa tout ce que je pus dire ou faire, tout ce que j’avais dit ou fait jusqu’à l’instant où j’acquis la certitude que mon destin était rempli, et que j’étais devenue l’être impassible que vous voyez maintenant… la reine des éléments… l’égale en pouvoir de ces êtres à qui l’homme et ses passions procurent un plaisir comparable à celui que les tortures du chien de mer procurent au pêcheur lorsqu’il lui crève les yeux avec des pointes de fer, et le rejette ensuite dans son élément natal pour traverser encore les vagues, aveugle et luttant contre l’agonie. Non, jeunes filles, celle que vous voyez devant vous ne peut ressentir le trouble qui agite vos cœurs. Je suis celle qui a présenté son offrande… je suis celle qui a privé un père du don de la vie qu’il lui avait donnée… le sens de l’obscure prédiction est sorti de mon crime, et j’ai cessé d’appartenir à l’humanité pour devenir éminemment puissante, éminemment misérable. » Tandis qu’elle parlait ainsi, la lumière, qui avait long-temps scintillé, s’éleva plus haut un instant et sembla près de mourir ; alors Norna, s’interrompant, dit tout-à-coup : « Pas davantage pour cette fois… le voilà… le voilà… il suffit que vous me connaissiez, moi, et le droit que j’ai de vous conseiller et de vous commander… Approche maintenant si tu veux, fier esprit ! »

À ces mots, elle éteignit la lampe, et traversa l’appartement avec une démarche aussi majestueuse que de coutume, comme Minna put le remarquer à la cadence mesurée de ses pas.



  1. En anglais Lawting. C’était la cour suprême du pays. Ces assemblée ou comices existaient dans les îles Orcades et les îles Shetland, et présentaient dans leur constitution le germe grossier d’un parlement. a. m.
  2. De cette montagne d’Hoy, à la mi-été, on peut, dit-on, voir le soleil à minuit. Ce fait est rapporté par le géographe Bleau, quoique, suivant le docteur Wallace, ce ne puisse pas être le disque même du soleil qu’on aperçoit, mais seulement son image réfléchie sur l’horizon par quelque nuage. w. s.
  3. C’est-à-dire, le roc du Nain. a. m.
  4. Ce roc a environ sept pieds de haut, vingt-deux de long, et dix-sept de large. La partie supérieure a été évidemment creusée par un instrument de fer. Dans cette espèce d’appartement, il y a deux lits de pierre. Le plus élevé et le plus large des deux a cinq pieds et huit pouces de long, sur deux de large ; on suppose que c’était la couche du nain lui-même ; le plus bas est aussi plus court, et les angles en sont arrondis. L’entrée de cette grotte a environ trois pieds et demi carrés, et devant l’entrée est couchée une pierre destinée à la fermer. Elle est éclairée par une sorte de lucarne. On ne peut que conjecturer le but de ce monument ; plusieurs hypothèses ont été avancées là-dessus. Les uns supposent que c’est l’œuvre de quelque maçon voyageur ; mais on se demande dans quel but. Le révérend M. Barry pense que ç’a été la cellule d’un ermite. Mais on n’y trouve aucun symbole chrétien, et la porte est tournée vers l’occident. w. s.
  5. À l’ouest du Dwarfie-Stone est une montagne d’une hauteur prodigieuse et fort escarpée, nommée le Ward d’Hoy, presque au sommet de laquelle, dans les mois de juin et juillet, à minuit, on voit quelque chose reluire et étinceler étonnamment, éclat qui s’aperçoit d’une grande distance. Cet éclat était autrefois beaucoup plus vif qu’à présent ; et quoiqu’on ait souvent gravi la montagne et cherché à s’en servir, on n’a encore rien pu trouver. Le vulgaire en parle comme d’une escarboucle enchantée, mais je pense que c’est une source qui, coulant à la surface d’un roc uni, cause, par la réflexion du soleil, cette admirable splendeur. » Wallace. Description des Orcades, page 52.
  6. Helgafels est la montagne que les prêtres scandinaves consacraient au culte de leur idole. a. m.