Le Pirate (Montémont)/Chapitre III

Traduction par Albert Montémont.
Ménard (Œuvres de Walter Scott, volume 16p. 30-36).

CHAPITRE III.

les deux sœurs.


Oh ! Bessie Bell et Marie Gray, c’étaient deux jolies filles ; elles bâtirent une maison sur cette terre ravagée par le feu et la couvrirent de bruyère.
Je regardais hier la charmante Bessie Bell, et croyais ne pouvoir jamais l’oublier. Mais les deux yeux vifs de Marie Gray ont fait faillir ma résolution.
Chanson écossaise.


Nous avons déjà parlé de Minna et Brenda, les filles de Magnus Troil. Leur mère était morte depuis plusieurs années, et les deux sœurs étaient alors charmantes ; l’aînée était âgée de dix-neuf ans, et pouvait avoir une ou deux années de plus que Mordaunt Mertoun ; la cadette avait dix-sept ans environ… Elles étaient la joie du cœur de leur père et la lumière de ses vieux yeux ; et quoique assez libres pour mettre en danger leur propre tranquillité et la sienne, elles répondaient à l’affection paternelle par un amour que l’extrême indulgence de Magnus ne rendait ni moins respectueux, ni plus capricieux. Il existait entre les deux sœurs une ressemblance de caractère et de figure extrêmement frappante, quoiqu’elle fût combinée avec une certaine ressemblance de famille.

La mère de ces jeunes personnes était une dame écossaise des montagnes du Sutherland, fille unique d’un noble chef qui, chassé de sa leur natale durant les guerres du dix-septième siècle, avait trouvé asile dans ces îles paisibles, pays pauvre et isolé, mais heureux, puisqu’il n’était troublé ni par la discorde ni par les guerres civiles. L’Écossais (son nom était Saint-Clair), regrettant toujours sa vallée natale, sa tour féodale, les hommes de son clan, et son autorité perdue, mourut peu après son arrivée aux Shetland. En dépit de son origine écossaise, la beauté de l’orpheline toucha le cœur de Magnus Troil. Il fit sa cour, et fut agréé ; elle devint donc son épouse ; mais, après la cinquième année de leur union, elle mourut, lui laissant à pleurer la jouissance trop courte d’un véritable bonheur domestique.

Minna avait reçu de sa mère ces formes majestueuses et ces yeux noirs, ces cheveux d’ébène et ces sourcils si bien dessinés qui montraient qu’elle était, d’un côté du moins, étrangère au sang de Thulé. Ses joues,


Blanches sans être pâles,


avaient une teinte si légère, si délicate, des couleurs de la rose, que beaucoup pensaient que le lis dominait trop sur sa figure. Mais cette faible coloration n’était causée ni par la maladie, ni par la langueur. C’était un teint frais et plein de santé, qui s’alliait parfaitement à une physionomie contemplative et à une âme élevée. Quand Minna Troil entendait parler d’un malheur ou d’une injustice, le sang montait à ses joues, et laissait entrevoir un caractère ardent, malgré l’expression habituellement sérieuse, calme et froide de son visage et de ses manières. Si parfois des étrangers s’imaginaient que ces beaux traits étaient obscurcis par une mélancolie peu naturelle à son âge et dans sa position, ils s’apercevaient bientôt que la douce quiétude de son esprit, et une énergie mentale qui ne trouvait point à se développer dans les occasions ordinaires, étaient les causes réelles de sa gravité. Sachant que sa mélancolie n’avait point pour fondement des souffrances véritables, mais était seulement le rêve d’une âme qui aspirait sans cesse à des objets plus importants que ceux dont elle était entourée, on aurait pu lui souhaiter tout ce qui était capable d’ajouter à son bonheur ; mais on ne pouvait désirer, tant il y avait de grâce dans son sérieux naturel et sans affectation, qu’elle changeât de manières pour en prendre de plus gaies. Bref, malgré toute notre bonne volonté de ne point nous servir de la comparaison usée d’un ange, nous ne pouvons nous empêcher de dire qu’il y avait quelque chose dans la beauté sérieuse de son extérieur, dans l’aisance réservée mais gracieuse de ses mouvements, dans l’harmonie de sa voix, et dans la sereine pureté de son œil, qui semblait annoncer que Minna Troil appartenait de sa nature à une sphère plus élevée et meilleure, et qu’elle visitait passagèrement un monde peu digne d’elle.

À peine moins belle, également aimable, également innocente, Brenda différait de sa sœur autant par les traits que par le caractère, le goût et l’expression de sa physionomie. Les innombrables boucles de sa chevelure étaient de ce brun pâle qui reçoit une teinte d’or d’un furtif rayon de soleil, et redevient obscur aussitôt. Ses yeux, sa bouche, la belle rangée de dents qu’elle laissait souvent voir dans son innocente vivacité ; les couleurs fraîches, sans être trop brillantes, qui animaient une peau aussi blanche que la neige, disaient qu’elle était fille des Scandinaves. Une taille de fée, moins haute que celle de Minna, mais encore plus élégante ; la légèreté enfantine de sa démarche ; un œil qui semblait s’arrêter sur chaque objet avec la joyeuse sérénité d’une âme pure : toutes ces grâces attiraient peut-être une attention plus générale que les charmes de l’aînée des filles de Magnus, quoique l’admiration qu’on accordait à celle-ci fût d’un caractère plus solide et plus respectueux.

Les penchants de ces aimables sœurs n’étaient pas moins différents que leurs physionomies. Dans les douces affections, on ne pouvait dire que l’une surpassât l’autre, tant elles étaient attachées à leur père, et s’aimaient toutes deux ; mais la gaîté de Brenda se mêlait à toute sa vie, et semblait inépuisable, malgré sa profusion. L’enjouement moins vif de sa sœur paraissait n’apporter dans la société qu’un désir réservé de s’intéresser et de se plaire à ce qui se passait ; mais elle se laissait plutôt tranquillement entraîner par le torrent de la joie commune, qu’elle n’était disposée à en accélérer le cours par ses propres efforts ; elle supportait la gaîté plus qu’elle n’en jouissait, et les plaisirs qui avaient le plus d’attraits pour elle étaient d’un genre grave et solitaire. Les connaissances que l’on puise dans les livres n’étaient point à sa portée. L’île n’offrait alors que peu de commodité pour étudier les leçons


Que la mort lègue à la postérité :


et Magnus Troil, d’après le portrait que nous en avons tracé, n’était pas homme à fournir sa maison des objets nécessaires à l’étude. Mais le livre de la nature s’ouvrait devant Minna, le plus noble des livres, où nous sommes toujours appelés à admirer, même quand nous ne pouvons comprendre. Les plantes de ces contrées sauvages, les coquillages des côtes, et les peuplades ailées qui habitent les sommets et les creux des rochers, étaient aussi bien connus de Minna Troil que du plus expérimenté des chasseurs. Son génie d’observation était merveilleux, et rarement troublé par d’autres émotions. Les connaissances qu’elle avait acquises par l’habitude d’une attention patiente, étaient gravées d’une façon indélébile dans une mémoire naturellement heureuse. Elle sentait la solitaire et mélancolique grandeur des scènes où elle était placée : l’Océan dans toutes ses formes variées de magnificence et de terreur, les écueils affreux qui retentissent du mugissement continuel des vagues et des cris des oiseaux marins, offraient à Minna un spectacle que chaque saison parait d’un charme nouveau. Avec les sensations enthousiastes, propres à la race poétique dont sa mère descendait, l’amour passager de la nature était chez elle une passion capable non seulement d’occuper, mais aussi parfois d’agiter son esprit. Des scènes que sa sœur contemplait avec un sentiment d’admiration et de terreur, ou qui s’évanouissaient aussitôt pour la légère Brenda, continuaient à remplir l’imagination de Minna, non seulement dans la solitude et le silence des nuits, mais au sein même des plaisirs de la société. Souvent, en effet, tandis qu’elle était assise comme une belle statue, assistant de corps à la réunion de famille, ses pensées étaient loin de là, errant sur la côte sauvage et au milieu des montagnes plus sauvages encore de ses îles natales. Et pourtant, lorsqu’elle était rappelée à la conversation, et qu’elle y prenait intérêt, personne ne contribuait de meilleure grâce à en accroître les charmes ; et quoique dans les manières de cette douce enfant quelque chose commandât le respect en même temps que l’affection, néanmoins sa sœur, si gaie, si gentille, si aimable, n’était pas plus généralement aimée que l’abstraite et pensive Minna.

Les deux charmantes filles de Magnus faisaient donc non seulement les délices de leurs amis, mais encore l’orgueil de ces îles, où les habitants d’un certain rang avaient formé entre eux, par suite de l’isolement de cette contrée et de leurs mœurs naturellement hospitalières, une vraie communauté de famille. Un poète errant, quelque peu musicien, qui, après avoir passé par diverses chances de fortune, était revenu finir ses jours, comme il pourrait, dans ses îles natales, avait célébré les filles de Magnus dans un poème intitulé : La Nuit et le Jour, et dans le portrait de Minna, on pourrait croire qu’il avait imité par anticipation, quoique dans une esquisse grossière, ces vers délicieux de lord Byron :


« Elle marche dans sa beauté, comme la nuit des climats sans nuage et des cieux étoilés. Tout ce qu’il y a de plus pur dans l’azur sombre et la lumière étincelante se réunit dans son aspect et dans ses yeux ; et de tout ce mélange résulte cette lueur si tendre que le ciel refuse à la magnificence du jour. »


Magnus aimait si parfaitement les deux sœurs, qu’il eût été difficile de dire celle qu’il chérissait le plus ; peut-être préférait-il l’aînée dans une promenade en pleine campagne, et la plus jeune au coin du feu. Il désirait davantage la société de Minna quand il était triste, et celle de Brenda quand il était joyeux : ou, ce qui revenait au même, il préférait Minna avant midi, et Brenda le soir lorsque la bouteille avait fait la ronde.

Mais il était extraordinaire que les affections de Mordaunt Mertoun semblassent se partager avec autant d’impartialité que celles du père entre les deux aimables sœurs. Depuis son enfance, comme nous l’avons remarqué, il avait presque toujours fréquenté l’habitation ne Magnus à Burgh-Westra, quoiqu’elle fût à trente milles environ de Jarlshof. La contrée inaccessible qui séparait ces deux demeures s’étendait sur des montagnes remplies de fondrières cachées qu’un terrain mouvant ouvrait sous les pas ; elle était entrecoupée par des bras de mer qui s’enclavaient dans l’île, d’un côté ou d’un autre, aussi bien que par des torrents et des lacs : c’était donc une route difficile et qui devenait périlleuse dans la mauvaise saison. Pourtant, aussitôt que l’état d’esprit de son père lui permettait de s’absenter, Mordaunt, à ses risques et périls, s’acheminait vers Burgh-Westra, et terminait le voyage en moins de temps qu’il n’en aurait fallu au meilleur marcheur de toute l’île.

Il était reçu parmi le public shetlandais que Mordaunt était l’amant d’une des filles de Magnus ; et quand on songeait à la grande partialité du vieil udaller pour le jeune homme, personne ne doutait qu’il ne pût aspirer à la main de l’une ou de l’autre de ces célèbres beautés, aussi bien qu’à une bonne part d’îlots, de rochers, de marais, de côtes propres à la pêche, qui devait constituer la dot honnête d’une fille chérie. En outre il aurait la perspective de posséder une moitié des domaines de l’antique maison des Troil, quand le propriétaire actuel ne serait plus. C’était à coup sûr une probabilité, et, selon toute vraisemblance du moins, ce bruit était mieux fondé que beaucoup des faits qui ont cours dans le monde comme indubitable. Mais, hélas ! toute cette finesse d’observation qu’on mettait à épier la conduite des parties, échouait complètement dès qu’il fallait déterminer le point principal, savoir à laquelle des jeunes personnes s’adressaient plus particulièrement les attentions de Mordaunt. Il semblait en général les traiter comme un frère tendre et passionné eût traité deux sœurs qui lui eussent été si également chères qu’un souffle aurait pu faire pencher la balance ; ou si, ce qui arrivait parfois, l’une d’elles paraissait être l’objet d’une attention plus assidue, le motif en paraissait être uniquement parce que les circonstances avaient placé les talents et les qualités particulières de celle-là sous un jour plus favorable.

Elles connaissaient parfaitement toutes deux la simple musique du Nord ; Mordaunt était leur compagnon d’étude, et parfois leur précepteur, quand elles s’exerçaient à cet art délicieux ; et tantôt il aidait Minna à retenir ces airs sauvages, simples et solennels, sur lesquels les Scaldes et les bardes chantaient jadis les hauts faits des héros ; tantôt il apprenait à Brenda, avec non moins de zèle, la musique plus gaie et plus compliquée que Magnus faisait venir pour ses filles des capitales de l’Angleterre ou de l’Écosse. Dans la conversation, Mordaunt, qui mêlait un vif et ardent enthousiasme à la gaîté folle et déréglée de la jeunesse, était également propre à s’unir aux visions sauvages et poétiques de Minna, ou aux causeries aimables et souvent capricieuses de sa plus jeune sœur. Bref, il semblait si peu s’attacher exclusivement à l’une de ces beautés, que parfois on lui entendait dire que jamais Minna ne semblait si aimable que quand sa sœur joyeuse était parvenue à lui faire perdre un instant sa gravité habituelle ; et Brenda si intéressante que lorsqu’elle restait assise à écouter, d’un air soumis et ému, les discours sérieux de sa sœur Minna.

Le public était donc en défaut, pour nous servir d’un terme de chasse ; et après avoir long-temps hésité, on décida que très certainement Mordaunt épouserait l’une des deux ; mais laquelle, c’était une chose qui ne serait connue que lorsque l’âge de prendre une épouse, ou l’intervention du vieux Magnus viendrait éclairer maître Mordaunt sur ses propres sentiments. « Il serait plaisant, ma foi, concluait-on d’ordinaire, qu’un étranger, ne possédant aucune ressource connue, se permît d’hésiter, et affectât de pouvoir choisir entre les deux plus fameuses beautés des îles Shetland ; si on était à la place de Magnus Troil, ou aurait bientôt tiré cette affaire au clair. » Toutes ces remarques se faisaient seulement à voix basse, car le caractère de l’udaller conservait trop de la vivacité et de la rudesse norse, pour qu’il n’y eût point de péril à se mêler sans autorisation des affaires de sa famille. Telles étaient les relations qui unissaient Mordaunt Mertoun à la famille de M. Troil de Burgh-Westra, lorsque eurent lieu les incidents qui suivent.