Le Pirate (Montémont)/Chapitre II

Traduction par Albert Montémont.
Ménard (Œuvres de Walter Scott, volume 16p. 21-30).

CHAPITRE II.

l’étranger.


Ce n’est pas le coup d’œil seulement… L’homme, Anselme, l’homme trouve dans les ruines sauvages et dans les flots bouillonnants et furieux une sympathie que lui refusent des paysages plus beaux et des ondes plus tranquilles.
Ancienne Tragédie.


Les habitants peu nombreux du canton de Jarlshof avaient d’abord appris avec alarme qu’une personne d’un rang supérieur au leur allait venir habiter le bâtiment en ruine qu’ils appelaient encore le château. À cette époque (car tout va mieux maintenant), la présence d’un supérieur dans une pareille résidence devait très certainement être accompagnée de surcharges et d’exactions additionnelles dont les coutumes féodales fournissaient mille prétextes. Moyennant chacun de ces prétextes, une partie des minces profits qu’avaient amassé les habitants à la sueur de leur front venait remplir la bourse de leur puissant voisin et seigneur, le tacksman[1], comme on l’appelait. Mais les sous-tenanciers reconnurent bientôt qu’ils n’avaient à redouter aucune oppression de ce genre de la part de Basile Mertoun. Sa propre fortune, grande ou petite, suffisait amplement à ses dépenses ; et celles-ci, réglées sur ses habitudes frugales, étaient par conséquent des plus modestes. Le luxe de quelques livres et plusieurs instruments de physique, qu’on lui envoyait de Londres quand l’occasion s’en présentait, semblait annoncer un degré de richesse extraordinaire dans ces îles ; mais d’autre part la table et l’ameublement de Jarlshof n’avaient rien de mieux chez lui que chez les propriétaires shetlandais de la condition la plus ordinaire.

Les tenanciers du canton s’embarrassèrent fort peu de la qualité de leur seigneur, dès qu’ils reconnurent que leur situation serait plutôt améliorée que rendue pire par sa présence. Une fois délivrés de la crainte de sa tyrannie, ils firent cause comune pour lui soutirer son argent par diverses petites ruses ; en exigeant, par exemple, un prix double de leurs denrées, extorsions auxquelles l’étranger se soumit pour un temps avec la plus philosophique indifférence. Dans ces entrefaites il survint un accident qui montra son caractère sous un nouveau jour, et qui mit un terme aux impôts qu’on levait sur lui.

Une dispute s’éleva dans la cuisine du château entre une gouvernante ou femme de charge de M. Mertoun et Sweyn Érickson, aussi habile qu’aucun Shetlandais à diriger une barque pour pêcher en pleine mer. Cette dispute, comme d’usage, fut soutenue avec une chaleur tellement croissante et des vociférations si bruyantes, qu’elles parvinrent aux oreilles du maître. M. Mertoun était retiré dans une tourelle solitaire, profondément occupé à examiner le contenu d’un nouveau paquet de livres qu’il venait de recevoir de Londres après les avoir long-temps attendus ; ces livres avaient enfin trouvé moyen d’arriver à Hull, puis, grâce à un vaisseau baleinier, à Lerwick, et de là, en dernier lieu, à Jarlshof. Entraîné par un accès d’indignation plus violent que celui que ressentent d’ordinaire les gens indolents lorsqu’un motif désagréable les force à se remuer, Mertoun descendit sur la scène de la contestation, et s’enquit de la cause de la dispute d’un ton si péremptoire et si sévère, que les parties, malgré toutes les évasions dont elles essayèrent, ne purent lui cacher que le sujet de leur différend était relatif aux profits auxquels l’honnête gouvernante et le non moins honnête pêcheur avaient respectivement droit sur un gain d’environ cent pour cent en sus du marché de morue achetée par la ménagère au matelot pour la consommation du ménage de Jarlshof.

Quand le fait fut bien avéré et confessé, M. Mertoun resta immobile, regardant les coupables avec des yeux où le plus profond mépris semblait lutter contre une violente colère. « Écoutez, vous, vieille drôlesse, dit-il enfin à la ménagère, videz ma maison à l’instant, et sachez que je vous chasse, non pas comme menteuse, voleuse et ingrate coquine, bien que ces qualités vous appartiennent aussi bien en propre que le nom de femme, mais pour avoir osé, dans ma maison, hurler au point de perdre haleine. Quant à vous, faquin, qui supposez pouvoir écorcher un étranger comme une baleine, sachez que je connais parfaitement ce que je puis exiger de vous quand je le voudrai comme délégué de votre maître Magnus Troil. Provoquez-moi jusqu’à un certain point, et vous apprendrez à vos dépens que je puis troubler votre repos aussi aisément que vous pouvez interrompre ma tranquillité. Je connais le scat, le wattle, le hawkhen, le hagalef… et toutes les autres exactions au moyen desquelles vos seigneurs, aujourd’hui comme autrefois, vous rognent les ongles ; et il n’y aura parmi vous personne qui ne se repente du jour ou, non contents de me voler, vous viendrez encore troubler mes loisirs avec vos atroces clameurs du Nord, qui rivalisent en rudesse avec les cris d’une volée de mouettes du pôle arctique. »

Sweyn n’imagina rien de mieux, en réponse à cette réprimande, que de supplier humblement Son Honneur d’avoir la bonté de prendre la morue sans payer, et de permettre que l’affaire en restât là. Cependant la colère de M. Mertoun s’était changée en une rage impossible à maîtriser : d’une main il jeta l’argent à la tête du pêcheur, tandis que de l’autre il le chassait de l’appartement en le buttant avec son propre poisson dont il s’était fait une arme, et qu’il finit par lancer après lui.

Épouvanté d’une pareille fureur, Sweyn ne s’arrêta ni pour ramasser l’argent ni pour reprendre sa marchandise, mais il courut à toutes jambes vers le petit hameau, pour dire à ses camarades que s’ils provoquaient davantage maître Mertoun il deviendrait un Pate Stuart[2], un tyran absolu qui leur couperait pieds et poings, et qui les pendrait sans jugement ni merci.

Là vint aussi la gouvernante congédiée consulter ses parents et ses voisins (car elle était également de ce village) sur ce qu’elle avait à faire pour regagner l’excellente place qu’elle avait si soudainement perdue. Le vieux Rauzellaer du village, qui avait la voix la plus puissante dans les délibérations du hameau, après avoir entendu les détails de l’affaire, prononça que Sweyn Érickson était allé trop loin en surfaisant la denrée à M. Mertoun, et que, quel que fût le prétexte du Tacksman pour se mettre ainsi en colère, le grief réel était qu’on eût exigé de lui, pour la morue, un sou au lieu d’un demi sou la livre. Il exhorta donc toute la communauté à ne plus élever les exactions au delà de trois pences par schelling ; auquel prix le maître du château ne pourrait raisonnablement murmurer. Et puisqu’il était disposé à ne point leur faire de mal, on pouvait penser qu’en agissant avec modération, il n’aurait aucune objection pour ne pas leur faire de bien. « Et trois sur douze, » dit en se résumant le sage Rauzellaer, « est un profit décent et modéré qui nous procurera les bénédictions de Dieu et de saint Ronald. »

Se conformant au tarif qui leur était si judicieusement recommandé, les habitants de Jarlshof ne volèrent Mertoun, par suite, que d’environ vingt-cinq pour cent, taux auquel tous les nababs, les fournisseurs, les spéculateurs de fonds, et les autres gens qu’une fortune récente et rapide a mis à même de mener grand train dans le pays, doivent se résigner, car ils ne sont ainsi qu’honnêtement imposés par leurs pauvres voisins. Mertoun au moins parut de cette opinion, car il ne se troubla plus désormais au sujet des dépenses du ménage.

Les pères conscrits de Jarlshof ayant arrangé leurs affaires, prirent ensuite en considération l’affaire de Swertha, la matrone bannie du château ; et comme ils avaient en elle une alliée utile et expérimentée, ils désiraient ardemment la replacer dans sa charge de gouvernante, si la chose était possible. Mais comme leur sagesse faillit en ce point, Swertha, par désespoir, eut recours aux bons offices de Mordaunt Mertoun, auprès duquel elle s’était mise en faveur en chantant de vieilles ballades norwégiennes, et en racontant d’horribles histoires sur les Trows ou Drows (nains des Scaldes) dont l’antique superstition avait peuplé plus d’une caverne solitaire, plus d’une noire vallée dans le Dunrossness, aussi bien que dans tout autre district du Shetland. « Swertha, dit le jeune garçon, je puis faire bien peu pour vous, mais vous pouvez beaucoup par vous-même. La colère de mon père ressemble à la furie de ces anciens champions, les Berserkars dont vous m’avez chanté l’histoire. — Oui, oui, poisson de mon cœur, » répliqua la vieille femme avec un gémissement pathétique ; « les Berserkars étaient des champions qui vivaient bien avant les heureux jours de saint Olave, et qui avaient coutume de se jeter comme des furieux sur les épées, les pieux, les harpons et les mousquets : ils mettaient tout en pièces aussi aisément qu’un requin romprait un filet à harengs ; et puis quand leur rage était passée, ils étaient aussi faibles et aussi vacillants que de l’eau[3]. — C’est absolument la même chose, Swertha. Écoutez : mon père n’aime pas à se rappeler sa colère, lorsqu’elle est passée ; c’est un vrai Berserkar : quelque furieux qu’il puisse être aujourd’hui, il n’y songera plus demain. Il n’a point encore donné à une autre votre place au château ; depuis que vous êtes partie, nous n’avons rien mangé de chaud ; on n’a pas cuit de pain et nous avons vécu de tout ce qui nous est tombé sous la main. Or, Swertha, je vous réponds que si vous revenez hardiment au château, et reprenez tranquillement le cours de vos occupations, mon père ne vous adressera jamais la parole. »

Swertha hésita d’abord à suivre ce hardi conseil. Elle disait « qu’à son avis, M. Mertoun, quand il était en colère, ressemblait plus à un diable que tous les Benerkars ensemble ; le feu jaillissait de ses yeux, et l’écume sortait de ses lèvres ; et vraiment ce serait tenter la Providence que de courir de pareils risques une seconde fois. »

Mais, grâce aux encouragements qu’elle reçut du fils, elle se détermina enfin à reparaître encore devant le père ; et, s’habillant comme elle s’habillait toujours au château, car c’était un point que Mordaunt avait particulièrement recommandé, elle se glissa dans la maison, et reprenant les diverses et nombreuses occupations à elle dévolues, elle sembla aussi activement occupée des soins du ménage que si elle n’eût jamais perdu sa charge.

Le premier jour où Swertha reprit ses fonctions, elle ne se montra point devant son maître, mais elle crut qu’après avoir vécu de viandes froides pendant trois jours, un ragoût chaud, accommodé de son mieux, pourrait la rappeler agréablement à son souvenir. Mais quand Mordaunt lui eut rapporté que son père ne s’était pas aperçu du changement opéré dans leurs repas, et quand elle eut elle-même observé qu’en passant et repassant par hasard près de M. Mertoun, sa présence ne produisait aucun effet sur lui, elle commença à penser que toute l’affaire était sortie de la mémoire de son singulier maître ; elle ne fut convaincue du contraire qu’un jour où, venant à élever un peu la voix dans une dispute avec l’autre servante, son maître, qui passait alors près du lieu de la querelle, lui lança un terrible coup d’œil, et prononça ces deux mots : Souviens-toi ! d’un ton qui força Swertha à gouverner sa langue pour quelque temps.

Si Mertoun était original dans la manière de tenir son ménage, il semblait ne pas l’être moins dans le plan d’éducation qu’il avait adopté pour son fils. Il donnait rarement au jeune homme des marques d’affection paternelle ; pourtant, dans son état d’esprit ordinaire, le but unique de sa vie paraissait être de bien élever Mordaunt ; il était assez instruit et possédait une bibliothèque assez bien montée pour remplir le rôle de précepteur, en tout ce qui concernait l’éducation de Mordaunt ; il était régulier, calme, strict, pour ne pas dire sévère, et il exigeait de son élève une véritable attention. Mais en parcourant l’histoire, dont ils s’occupaient surtout, aussi bien qu’en étudiant les auteurs classiques, il se rencontrait bien des faits, bien des pensées qui produisaient un effet instantané sur l’esprit de Mertoun et le jetaient dans un état que Swertha, Sweyn, et même Mordaunt, avaient coutume d’appeler son heure noire. Il sentait ordinairement le malaise approcher, et se retirait dans un appartement secret où il ne permettait à personne de pénétrer, pas même à Mordaunt. Là, il passait des jours, des semaines même, dans la retraite, ne sortant qu’à des heures irrégulières pour prendre un peu de la nourriture qu’on avait soin de laisser à sa portée ; et d’autres fois, et surtout durant le solstice d’hiver, alors que presque tout le monde passe le temps chez soi en fêtes et festins, cet homme malheureux s’enveloppait dans un manteau sombre couleur de mer, et errait au hasard, tantôt le long de la mer orageuse, tantôt sur les bruyères abandonnées, se livrant à ses tristes et fantasques rêveries, sous un ciel rigoureux, avec d’autant plus de joie qu’il était plus sûr d’errer sans être ni rencontré ni aperçu.

À mesure que Mordaunt grandissait, il remarqua les signes particuliers qui précédaient ces accès de sombre désespoir, et il apprit à prendre les précautions qui pouvaient garantir son infortuné père des interruptions malencontreuses qui avaient toujours pour effet de le mettre en fureur ; il veillait aussi à ce qu’on préparât les provisions nécessaires à sa subsistance. Mordaunt s’aperçut bientôt que la mélancolie de M. Mertoun était de beaucoup prolongée, s’il lui arrivait de se présenter devant lui avant que l’heure noire fût passée. Par respect donc pour son père, aussi bien que pour se livrer aux exercices et aux amusements qu’on recherche à cet âge, Mordaunt prit l’habitude de quitter le château, et même le district de Jarlshof, persuadé que son père, revenu à un état plus calme, ne chercherait point à savoir comment le jeune homme avait employé son loisir, et qu’il lui suffirait d’avoir la certitude que son fils n’avait pas été témoin de ces moments de faiblesse ; chose dont M. Mertoun se montrait fort jaloux.

En pareil cas, donc, toutes les sources d’amusement que présentait le pays étaient ouvertes au jeune Mertoun qui, dans les intervalles où son éducation était suspendue, trouvait occasion de donner carrière à l’énergie d’un caractère hardi, actif et entreprenant. Il se livrait souvent avec la jeunesse du hameau à ces amusements dangereux, au milieu desquels le métier terrible de cueilleur de samphire[4] était pour eux comme une promenade sur un terrain bien uni. Souvent il se joignait à des excursions de nuit sur le flanc des rochers à pic, pour saisir les œufs ou les petits des oiseaux de mer, et dans ces audacieuses entreprises il déployait une adresse, une présence d’esprit et une activité qui, chez un si jeune homme, étranger au pays, étonnaient les plus vieux chasseurs.

D’autres fois, Mordaunt accompagnait Sweyn et d’autres pêcheurs dans leurs longues et périlleuses expéditions au loin sur la pleine mer, apprenant sous leur direction à conduire une barque, talent dans lequel ils égalaient et surpassaient peut-être tous les marins de l’empire britannique. Cet exercice avait des charmes pour Mordaunt, indépendamment de la pêche.

À cette époque, les vieux sagas norwégiens, loin d’être oubliés, étaient répétés souvent par les pêcheurs, qui conservaient encore entre eux la vieille langue norse que parlaient leurs aïeux. Dans les sombres récits de ces histoires Scandinaves, il y avait de quoi captiver une jeune oreille ; et les histoires classiques de l’antiquité étaient égalées au moins, sinon surpassées, dans l’opinion de Mordaunt, par les étranges légendes de Berserkars, de rois des mers, de nains, de géants, et de sorciers, qu’il entendait des naturels shetlandais. Souvent les endroits où il se trouvait lui étaient désignés comme le théâtre où s’était passée l’action de ces poèmes sauvages, à demi récités, à demi chantés par des voix aussi rauques, sinon aussi fortes que les vagues de ces parages : tantôt la ballade désignait la haie même que l’on traversait comme le lieu d’un sanglant combat en mer ; un monceau de pierres, presque imperceptible, qui apparaissait sur un cap avancé, était la citadelle et le château d’un comte puissant, ou d’un fameux pirate ; une pierre grise, éloignée et seule au milieu d’un marais immense, marquait la tombe d’un héros ; une caverne sauvage, sous laquelle la mer roulait sans les rompre ses pesantes et vastes lames, était la demeure d’une célèbre sorcière.

L’Océan avait aussi ses mystères, dont l’effet était augmenté par le pâle crépuscule au travers duquel il était imparfaitement vu pendant plus de la moitié de l’année. Ses abîmes sans fond et ses secrètes profondeurs contenaient, au rapport de Sweyn et d’autres pêcheurs, tous habiles dans la science des légendes, des merveilles que pourtant les navigateurs modernes rejettent avec dédain. Dans la baie tranquille, éclairée par la lune, où les vagues venaient doucement baigner sur la côte un lit de sable fin et de coquillages, on voyait souvent la sirène se glisser, guidée par la déesse des nuits ; et quelquefois même on l’entendait, mêlant sa voix à la brise harmonieuse, célébrer les merveilles cachées sous les flots, ou prophétiser l’avenir. Le kraken[5], le plus énorme des êtres vivants, encombrait encore, à ce qu’on supposait, les abîmes de la mer du Nord, et souvent, lorsque quelque banc de brume couvrait l’Océan à une certaine distance, l’œil du matelot expérimenté voyait les cornes du monstrueux léviathan s’agiter et se balancer au milieu de cette ceinture de brouillard ; alors il s’enfuyait en faisant force de voiles et de rames, de peur qu’un gouffre soudain, occasionné par la chute de cette masse monstrueuse qui se laisse aller au fond, n’entraînât le frêle esquif à portée de ses innombrables griffes. Le serpent de mer était aussi connu, qui, s’élançant hors des profondeurs de l’Océan, lève jusqu’aux nues son cou énorme couvert d’une crinière semblable à celle d’un cheval de guerre, et avec ses jeux larges et luisants se dresse haut comme un grand mât, et épie, à ce qu’il semble, du butin ou des victimes.

Beaucoup d’histoires merveilleuses sur ces monstres marins, et sur plusieurs autres moins connus, étaient alors universellement accréditées parmi les Shetlandais, et leurs descendants peuvent à peine se résoudre aujourd’hui à mettre en doute la vérité de ces récits.

De telles légendes sont reçues, à la vérité, dans chaque pays du monde vulgaire ; mais elles affectent beaucoup plus puissamment l’imagination sur les profondes et dangereuses mers du Nord, au milieu des précipices et des caps hauts de plusieurs centaines de pieds, à travers les courants périlleux, les détroits et les bancs de sable, les longues chaînes de récifs, sur lesquels l’Océan, toujours inquiet, écume et bouillonne, les sombres cavernes au fond desquelles ni homme ni barque ne s’aventura jamais, les îles solitaires et souvent inhabitées, et les ruines d’anciennes forteresses norses qui deviennent plus sombres, vues au faible jour d’un hiver au pôle arctique. Pour Mordaunt, qui avait un caractère passablement romanesque, ces superstitions formaient un agréable et intéressant exercice d’imagination, tandis qu’à moitié doutant, à moitié porté à croire, il écoutait les contes qu’on lui chantait sur ces merveilles de la nature, créations d’une foi crédule, dans la langue rude, mais énergique, des anciens Scaldes.

Mais on ne manquait point dans le pays d’amusements moins sauvages et plus convenables à l’âge de Mordaunt que les contes bizarres et les exercices violents que nous avons déjà mentionnés. La saison de l’hiver où, vu la brièveté des jours, le travail devient impossible, est dans les îles Shetland une époque de fêtes, de réjouissances et de divertissements. Tout ce que le pêcheur a pu amasser pendant l’été est employé pour entretenir la joie et l’hospitalité de son foyer durant cette saison ; tandis que les propriétaires et les seigneurs de l’île donnent une carrière plus large encore à leurs dispositions conviviales, encombrent leurs maisons d’hôtes, et oublient la rigueur du temps à force de plaisanteries, de joie, de chansons, de danses et de toasts.

Parmi les divertissements de cette joyeuse saison, aucun jeune homme n’apportait plus d’ardeur à la danse, plus de gaité aux amusements que le jeune étranger Mondaunt Mertoun. Quand l’état d’esprit de son père permettait ou plutôt nécessitait son absence, il allait de maison eu maison, hôte bienvenu partout où il entrait, et prêtait volontiers sa voix à la chanson, ses pieds à la danse. Une barque, ou si le temps, comme il arrivait souvent, ne lui accordait pas cette commodité, un des nombreux bidets qui, paissant par troupeaux au milieu des immenses marais, étaient pour ainsi dire aux ordres de tout le monde, le transportait de l’habitation d’un Shetlandais hospitalier à celle d’un autre. Personne ne le surpassait à exécuter la danse guerrière des épées, espèce d’amusement dont l’origine remonte aux habitudes des anciens Norses. Il savait jouer sur le gûe et sur le violon ordinaire les tristes et pathétiques accords particuliers au pays ; et par la vivacité de son exécution, il savait obvier à leur monotonie en les mêlant avec les airs plus gais du nord de l’Écosse. Quand on formait une partie de masques, ou, comme on dit en Écosse, de guizards, pour visiter un laird voisin, ou un riche udaller, on augurait bien de l’expédition si Mordaunt Mertoun voulait bien consentir à se charger du rôle de Skudler, ou chef de la bande. En ces occasions, plein de gaîté et d’allégresse, il conduisait sa troupe de maison en maison, semant partout la joie sur son passage, et laissant des regrets en partant. Mordaunt devint ainsi généralement connu, et aussi généralement aimé de la plupart des familles qui comptaient la patriarcale communauté de Main-Isle ; mais ses visites étaient et plus fréquentes, et plus attrayantes pour lui au château du seigneur et patron de son père, Magnus Troil.

Ce n’était pas seulement le cordial et sincère accueil du digne vieux magnat, ni la conviction que Magnus était réellement le protecteur de son père, qui occasionnaient ses fréquentes visites ; la poignée de main de la bienvenue était sans doute reçue avec autant d’ardeur que sincèrement donnée, lorsque l’ancien udaller se levant de son large fauteuil dont le dedans était doublé en cuir de veau marin soigneusement travaillé, et le dehors fait de chêne massif sculpté par le ciseau peu habile d’un charpentier de Hambourg, lançait son bonjour d’un ton qui aurait pu autrefois annoncer le retour d’Ioul[6], la plus fameuse fête des Goths. Il y avait encore un aimant plus puissant, et de plus jeunes cœurs dont le salut, s’il était moins bruyant, était aussi sincère que celui du joyeux udaller. Mais c’est un sujet qu’il ne faut point entamer à la fin d’un chapitre.


  1. Homme à bail ou fermier. Tack, en écossais, veut dire bail. a. m.
  2. Sweyn voulait parler probablement de Patrick Stuart, comte des Orcades, exécuté pour la tyrannie et l’oppression dont il accabla les habitants de ces îles éloignées, au commencement du xviie siècle. w. s.
  3. Les sagas des Scaldes sont remplis de la peinture de ces champions. Sans doute les Berserkars, ainsi appelés parce qu’ils combattaient sans armure, employaient un moyen physique pour se donner à eux-mêmes une espèce de frénésie, pendant laquelle ils possédaient la force et l’énergie que l’on a observées généralement chez les insensés. Il est bien connu que les guerriers indiens prennent une forte dose d’opium et de bang avant le combat pour produire sur eux le même effet. a. m.
  4. Herbe marine qui croît sur les fentes des rochers. a. m.
  5. Espèce de polype gigantesque entièrement fabuleux. a. m.
  6. La Noël. a. m.