Le Piéton de Paris/Paris au temps des valses

Gallimard (p. 164-168).

PARIS AU TEMPS DES VALSES

Il est commun de s’attendrir sur Montmartre et sur Montparnasse. Ces deux quartiers complètent Paris comme un coup de peigne achève le fini d’un type vêtu comme il lui sied. Supprimez-les, et vous aurez l’impression d’avoir sous les yeux quelque chose d’aussi neuf et d’aussi inconnu qu’un homme sans cravate. Il n’est pas un vieux Parisien qui n’y ait au moins un souvenir charmant rattaché au cœur par quelque inscription, quelque lettre d’amour, quelque nuit de bombe dans ces coins de poésie. Nous y montions, ou nous y descendions naguère avec des préfets en vadrouille, des petites femmes de Fabiano ou de Préjelan, serrées dans des corsets « Le Tango », filles de Mesdames La Chaise, tantôt avec Capus, Lajeunesse ou Rouzier-Dorcières, tantôt avec Monna Delza, Andrée Pascal, Régine Flory, Lucienne Guett et Mlle Vareska, que Premet habillait de façon mirifique. Et souvent avec « des cocodès, des crevés, des gommeux, des copurchics », que suivaient des « dégrafées », des « frôleuses » et des péripatéticiennes telles qu’une Yolande de la Bégude ou une Marcelle de Saint-Figne, toujours ravissantes, stupides et parfaitement renseignées sur le pouvoir de tel ministre ou le crédit bancaire de tel diplomate. C’était le temps où le regretté Louis Delluc adressait des lettres en vers aux buveuses de lait du Pré-Catelan, tandis que Jules Lemaître, de l’Académie française, nationaliste des Champs-Élysées, préfaçait de petits bouquins charmants consacrés au Chat Noir et illustrés par Gus Bofa.

Et déjà, l’on ne sait trop pourquoi, Montmartre mourait. Il y a plus de vingt-cinq ans, un de nos confrères l’enterrait gentiment, ce doux quartier. Il dénonçait le crime des pierres qui nous enlevaient jour par jour un peu plus d’air, un peu plus du vieux Paris et un peu plus du vieux Montmartre. Pour moi, le phénomène est plus curieux et bien différent. J’ai beau faire, je ne vois pas mourir Montmartre. Le Lapin Agile y reste toujours agile sur ses pattes, et Poulbot continue ses fresques de marmaille comme si rien n’avait bougé sur la Butte. Depuis les départs des Américains cousus d’or et des colons espagnols, Montmartre est même devenu plus Montmartre que jamais. C’est bien un petit coin de la province française encastré dans Paris. Il ne se passe pas de jours que je ne m’y attarde en compagnie de quelques vieux cercleux, maniaques, célibataires pour la plupart, ravis d’avoir entretenu de jolies femmes avant la guerre, et que je ne nommerai pas par respect pour leurs secrets. Bourget, Hervieu, Capus, Courteline, Proust lui-même leur ont donné assez de noms dans leurs œuvres pour que le lecteur les reconnaisse.

Nous montons donc, armés de cannes Second Empire, en complets modernes, tout sonores de souvenirs, chercher le long des murs quelques inscriptions d’un autre âge et voir dans leurs fauteuils à oreilles celles qui furent des reines de Paris et des reines d’amour du temps de Loubet ou de Fallières. Puis nous descendons à Montparnasse, jeune rivale de l’ancien Olympe du dix-huitième arrondissement. Montparnasse n’a pas beaucoup de bouteille encore. Mais le quartier sut attirer d’emblée de bons pelotons de Parisiens à qui le frisson « artistique » était nécessaire.

Beaucoup de Parisiens de la grande époque faisaient le voyage de Montparnasse comme on ira demain aux chutes du Niagara ou à l’effondrement de Mars. Ils découvraient des terres connues et en même temps ignorées. Ils allaient rendre visite à des diplomates cachés ou terrorisés, à de grands seigneurs ruinés, à ces curieux personnages qu’ont si bien approchés les gigolos d’Abel Hermant : Magyars sans chaussettes et pourvus de noms vertigineux, seigneurs moldovalaques et qui partageaient avec des épouses exquises des petits pains trempés d’affreux cafés-crème au goût de siccatif. Ce qui attirait aussi des élégantes et de vieux marcheurs généralement fouineurs vers les cimaises et les ateliers du lieu, c’était le taret politique, qui déjà commençait à forer le monde : ils venaient y voir des hommes de gauche. Asile de la révolution artistique, Montparnasse devint le refuge de la révolution sociale. L’esthète bolchevik Lounatcharsky y discutait de la beauté selon les formules de Karl Marx, Trotsky y jouait aux échecs avec sa tête de congre américain, Charles Rappoport enseignait aux soucoupes le matérialisme économique. Lénine lui-même, qui préférait le café du Lion, 5, avenue d’Orléans, y apparut quelquefois. Un jeune gérant du quartier dit un jour à Sem, qui se trouvait là à son corps défendant :

— Si nous n’étions pas des ingrats, nous devrions élever ici, entre autobus et kiosques, des statues de Lénine, de Mussolini, de Hitler et autres. Ce sont ces messieurs qui fournissent ou renouvellent notre clientèle.

Nous avions déjà remarqué, Charles-Louis Philippe, Jarry et moi-même, que la crise, ou les crises, sont des mots inconnus en Montparnasse, et il me souvient d’avoir développé la chose, il y a trente ans, chez Mme Exoffici des Enviandes, en compagnie de Régnier, de Valette et, je crois, de Tailhade. Qu’il y ait ou qu’il n’y ait pas rareté d’argent, Montparnasse installe toujours en plein trottoir des terrasses bourrées de buveurs. Il s’agit donc bien non pas d’un quartier comme les autres, pourvu de banques, de tabacs et de jambon, mais bien d’une Palestine particulière où le vrai Parisien, c’est-à-dire le monsieur qui va aux Courses, qui jouaille à la Bourse pour ne pas être ignare, qui promène une petite vendeuse en taxi entre deux corvées, l’une administrative et l’autre mondaine, ne se risque jamais. D’abord, il sait très bien que les Montparnos haïssent les étrangers, à commencer par les Parisiens, et par-dessus tout « ceux » de Montmartre. Il préfère, et comme je le comprends, demeurer avec de vraies Parisiennes, et non avec ces snobinettes de galeries de tableaux, ces intrigantes du monde littéraire, ces coquettes sans cœur qui inondent le marché et dont Max Nordau disait déjà, il y aura bientôt trente ans : « que leur berceau était au bord de l’Hudson, de la Néva, du Danube, de l’Amazone, de la Tamise ou du Manzanarès, partout, excepté au bord de la Seine… » Mais les vieux Parisiens les dépistaient, ces démons, sur lesquels Forain eut un des mots les plus féroces de sa carrière, et des plus justes : « Elles ne savent jamais de quoi elles rient… »