Le Piéton de Paris/Le Parisien

Gallimard (p. 169-176).

LE PARISIEN

Parlant, il y a pas mal d’années, du fameux Chat Noir de la rue Victor-Massé, Jules Lemaître écrivait : « Ce chat, qui sut faire vivre ensemble la Légende Dorée et le Caveau, ce chat socialiste et napoléonien, mystique et grivois, macabre et enclin à la romance, fut un chat très parisien et presque national. Il exprima à sa façon l’aimable désordre de nos esprits. Il nous donna des soirées vraiment drôles. »

Mais qu’entend-on par une personne ou une chose très parisienne ? On voit bien qu’il faut être né à Marseille pour se vanter d’être Marseillais, ou à Vienne pour proclamer qu’on est Viennois. Mais il n’est pas nécessaire d’avoir vu le jour à Paris pour être parisien. Cela vaudrait mieux, disait Jarry, ce serait plus sûr. On peut, néanmoins, venir d’Amiens ou de Villersexel. Le regretté, le cher Alfred Vallette souleva pour moi un coin du voile en me faisant un jour remarquer qu’un Parisien, c’est un Français… J’étais bien jeune alors, et j’apportais des vers au Mercure sans trop savoir ce qui allait m’arriver. Mais je devinai que l’excellent directeur venait de prononcer quelque chose de très significatif.

Il avait raison. Le Parisien est, avant tout, un Français. Et c’est pourquoi l’on ne peut tenir pour parisiens certains métèques illustres et dépensiers qui ont tenu longtemps ici le haut du pavé. Retournant un adage célèbre, on peut écrire : Un étranger riche est un étranger. Un Parisien riche est un Parisien, un Parisien pauvre également. C’est une sorte de teinte, cela correspond à la qualité d’un tissu.

Je me trouvais, il y a quelques mois, sur le quai d’une gare, au milieu d’un peloton serré de voyageurs impatients : nous attendions le train pour Paris, qui avait un peu de retard. Au premier rang, je distinguai deux soldats accompagnés de quelques civils, des camarades. Le train s’enfila, stoppa. Il était à peu près comble. Un des soldats fonça vers le petit escalier d’une voiture. Gentiment, l’autre le retint par le coin de sa vareuse et dit, avec infiniment de sérieux :

— Doucement, hé, mon bonhomme, j’ suis d’ Paname, moi.

Être parisien confère une sorte de primauté à l’heureux tenant de ce titre. En revanche, des quantités d’originaires de la plaine Monceau ou de la place d’Italie ne seront jamais parisiens de leur vie : ils n’ont pas attrapé la manière. On sent très bien que Brunetière ne fut jamais un Parisien, alors que Capus et Donnay le sont jusque dans leurs rêves. Léon Daudet est parisien, Léon Blum ne l’est pas, et sans doute n’y tiendrait-il pas. Il est à remarquer d’ailleurs que certains romanciers et auteurs dramatiques — qu’on se rassure, je ne nommerai personne — qui passent à l’étranger pour être l’expression même, la personnification de Paris, parce qu’ils inventent « des vices », décrivent des noces et se complaisent dans un mystère de vestiaire, ne sont pas parisiens pour un sou. Une des premières notations pour un portrait du Parisien pourrait être celle-ci : le Parisien n’est pas un être mystérieux. Ce n’est ni un Borgia, ni un lord anglais, ni un boyard, ni un yankee, ni un mandarin, ni un officier en retraite, ni un calotin. Le Parisien est un monsieur qui va au Maxim’s, sait dire deux ou trois phrases bien senties à sa marchande de tabac, et se montre généralement très gentil avec les femmes. Il aime les livres, goûte la peinture, connaît les restaurants dignes de porter ce nom, ne fait pas trop de dettes, sinon pas du tout, et laisse des histoires de femmes à arranger à ses fils.

Je suis en train d’interroger la postérité d’une foule de Parisiens disparus : Sarcey, Forain, Schwob, Édouard VII, Lemaître, Donnay, Capus, Allais, Lucien Guitry, Grosclaude, Boni de Castellane. Que m’excusent les mânes de ceux que j’oublie. Cette postérité se plaint. Tant d’hommes délicieux n’ont pas été remplacés ! Et les plus parisiens d’aujourd’hui le sont depuis longtemps ! Maurice Donnay, Tristan Bernard, Abel Hermant, Léon Bailby ont connu comme moi ceux que je viens de nommer.

À ces Parisiens succèdent aujourd’hui des « Modernes », et je donne à ce mot tout son sens péjoratif. Les modernes sont des êtres perpétuellement affolés, pour lesquels une crise ministérielle est une source de catastrophes, la chute d’une pièce de théâtre un présage de fin du monde. Tonnerre ! N’en avons-nous pas vu, des crises ministérielles, et autrement gratinées… L’esprit parisien comportait précisément cette légèreté qui permettait à quelques centaines de milliers d’être humains de ne rien prendre au tragique et de constater que tout allait assez bien. Depuis que l’École Normale, la Faculté de Droit, Polytechnique, la Faculté de Médecine, les Écoles d’Application d’une nom de D… de province nous envoient des experts, des surexperts, des ministres, et parfois leurs secrétaires ou amis intimes, rien ne va plus. Et ce juge suprême, le Parisien, qui attendait événements et conséquences, hommes et dieux, le crayon à la main, comme Caran d’Ache, ce juge suprême n’est plus…

Le Parisien était un homme que l’on aimait à rencontrer, qui savait tout, qui vous souriait, même fatigué, même agacé par votre présence, et qui vous disait toujours : « Comme je suis content de vous voir ! » Au bout d’une demi-heure, il l’était réellement !… Il y a, chez certains hommes, des trésors de bonne grâce, d’esprit, de gentillesse, le tout assaisonné de rosseries délicieuses et de malice ; des trésors de patience et de rouerie, des mélanges de politesse et de resquillage qui les rendent indispensables, et non pas seulement aux salons de Paris, mais à certaines boutiques de libraires, à certaines galeries de tableaux, et à la plupart des répétitions générales. Je dis la plupart pour une raison bien simple : c’est qu’il n’y a plus de pièces parisiennes. Il y a des états d’âme découpés, des cauchemars avec cour et jardin, des démangeaisons comiques, et des lots de roustissures dues à une poignée de galopins dépourvus de la moindre brindille de culture, de la plus petite épingle de grammaire, et qui font du roman, et on les édite, et qui font du théâtre, disait Jules Renard, comme ils font des chèques. Ils écrivent, et on les joue.

Je ne tiens pas à faire ici un examen approfondi des romans ou des pièces, ni à les vider de leur contenu. Je ne prétendrait pas qu’un tel a du génie, tel autre de l’habileté, un troisième des poches pleines de ficelles. Mais du temps de Flers et de Caillavet, quand la qualité était la qualité, une fête de Paris une fête de Paris, un juif un juif, c’était autre chose. Je veux dire que c’était plus parisien, et tous mes contemporains me comprendront.

Trop de gens aujourd’hui ont « voulu » Paris, le cinéma s’y est mis, nous avons vu se ruer des troupes de Sarrasins à l’assaut de ce qui était autrefois réservé à quelques-uns. Ils sont bien libres. Toutefois, quand je lis dans la chronique : « Mme de Saint-Chouette vient de donner une soirée très parisienne en son hôtel, ou le comte Le Truc du Machin a convié quelques amis à se réunir pour un bridge », je rigole. Tout cela est très exact, les Saint-Chouette et les Trucmuche du Machin sont gens vivants et dépensant, mais ils sont d’un Paris aussi factice que les images cinématographiques. Ce sont des fantômes.

On a un peu trop écrit que le Parisien était surtout un homme de théâtre, de salle de rédaction, de golf. Il y a de très sérieux, de très authentiques Parisiens dans l’industrie, l’ingéniorat ou le commerce, dans les chemins de fer ou la parfumerie.

On a aussi un peu trop dit que le Parisien était un homme plutôt aisé, sinon secrètement très riche, un capitaliste égoïste possédant bibliothèque, miniatures, tabatières, vases, coupé, laquais, cave, château et maîtresse. Il y a de ravissants Parisiens dans toutes les couches de la Société. Je suis de ceux qui croient que Ménilmuche et la Chapouelle, pour prononcer comme il sied, constituent quelque chose comme l’avenue du Bois des Boulevards Extérieurs. Et la poule au gibier, la « belote dure », le gueuleton, le Tour de France sont assurément le Jockey Club, les Drags, les Petits Lits Blancs et Toscanini de ces messieurs dames sans galette. J’ai vu autant de « sensations » dans certains beuglants qu’à l’Opéra.

Cette société, réguliers, camelots, harengs, mecs, « titis, gandins », broches, sous-broches, midinettes, mijaurées, gonzesses, boutiquières, lesbombes, costauds, chenilles, tourneuses d’obus, vitrioleuses, qui sont baths, ou marles, non seulement on n’en trouve pas l’équivalent à l’étranger, mais encore en province. C’est bien une peuplade de Paris, avec ses coutumes et son vocabulaire. Tous ces êtres, que Villon célébra, puis, d’une autre façon, Philippe, puis Charles-Henry Hirsch, puis Carco, sont des Parisiens. Ils exercent une sorte de suprématie auprès des espèces moins promptes à la réplique, moins insouciantes et moins aimables.

Ces classes, parfois, se mêlent de la plus heureuse façon, et là sans doute gît le secret de Montmartre. Le voisinage de la bonne fille et de la belle dame, du petit poisse ou du mécano et du haut de forme est assurément ce qui donne leurs airs à Pigalle ou à Blanche. Et il y a une rue où le charme est irrésistible, où la présence de Parisiens cent pour cent est manifeste : c’est la rue Lepic. Je m’y suis promené avec de grands snobs que je ne daigne pas nommer au milieu des marchandes des quatre-saisons et des nobles charcutiers, la cigarette aux lèvres, le mot pour rire dans l’œil. Une sympathie égale et vraie nous maintenant tous dans un état de satisfaction et d’énergie. Et quand les Parisiens du seizième vont aux Halles, quand ils s’élancent à la recherche des petits restaurants, ils vont en réalité voir d’autres Parisiens.

Quoi qu’il en soit, tout cela se perd, et même la manière de s’en servir, ainsi qu’il est dit dans un petit poème anonyme. Paris file à toute allure vers un avenir plus sec et certainement moins nuancé. Déjà, le contraste entre la décoration « art nouveau » du Maxim’s et la physionomie des dineurs apparaît à celui qui le veut bien. On n’y entend plus parler que de pactes, de plans (avez-vous remarqué, tout le monde a le sien), de records ; on explique la sexualité par la biologie, la biologie par la sauce mayonnaise… De ravissantes jeunes femmes ne sentent remuer en elles le cœur et le reste que dans la mesure où le parti politique auquel appartient le monsieur qui les a sorties est « intéressant ». Quand tout ce monde s’amuse, c’est à la façon des panthères des ménageries. Il faut que le chef d’orchestre fasse un peu le dompteur. Qui sait ? C’est peut-être l’esprit parisien de demain qui fait ainsi son apparition. Que diraient Forain, Capus, Barrès, qui était parisien à ses heures ? Que dirait Arthur Meyer ? On a dénigré l’époque dite de 1900. On a eu raison sur plus d’un point. (À vous Morand, qui la connûtes trop jeune !) On l’a traînée dans la boue. Et pourtant, avant les angles, l’acier chromé, les poules minces et mal nourries, le jus de légumes, le théâtre pour chats siamois, les chats pour valises et les valises pour T. S. F., le temps disparu avait tant de choses pour lui que jamais nous ne retrouverons : le charme, le froufrou des femmes, l’esprit parisien, quoi !

— La modernité, disait un délicieux vieillard à son coiffeur, sorte de moteur Bugatti vivant, qui parlait ciné d’abondance, vantait les grill-rooms et l’aquaplane… la modernité ? Elle nous a déjà valu une guerre, des catastrophes journalières, du bruit. Et elle vous prépare des surprises autrement soignées, et combien scientifiques !

— Le progrès ? dit avec raison Mac Orlan. On vous balade dans une usine pendant une heure : turbines, courroies, dynamos, etc… C’est pour tailler un crayon…