Le Piéton de Paris/Saint-Germain-des-Prés

Gallimard (p. 154-163).

SAINT-GERMAIN-DES-PRÉS

Qu’il y ait eu dans la journée un Conseil de Cabinet, un match de boxe dans l’État de New-Jersey, un Grand Prix de Conformisme, un coup de flanc littéraire, un concours de ténors sur la Rive Droite ou quelque prise de bec, les habitués des cafés de la place Saint-Germain-des-Prés sont parmi les premiers touchés des résultats de ces conciles ou de ces compétitions, soit par une estafette généralement bien renseignée, soit par une mystérieuse télégraphie. « Sensationnelles », vides ou graves, les nouvelles apportées des ministères ou des rings n’émeuvent pourtant pas les buveurs ou les passants de ce quartier, qui n’en continuent pas moins de surveiller, d’un œil sceptique et doux, la montée vers le ciel de ce vieux meuble couleur d’orage, pièce d’armure romane et martienne, qu’est le clocher d’une des plus vieilles églises de Paris.

La place Saint-Germain-des-Prés, qui ne figure pas dans le laïus adressé aux Yougoslaves et aux Écossais par le speaker du car de Paris la nuit, est pourtant un des endroits de la Capitale où l’on se sent le plus « à la page », le plus près de l’actualité vraie, des hommes qui connaissent les dessous du pays, du monde et de l’Art. Et ceci même le dimanche, grâce à ce kiosque à journaux qui fait l’angle de la place et du boulevard, une bonne maison bien fournie en feuilles de toutes couleurs.

Hantés, on ne sait trop pourquoi, par le souvenir des Écoliers qui se flanquaient des trempes, et souvent avec les Bourgeois, dans le Pré-aux-Clercs, aux Halles, rue Brisemiche ou rue Pute-y-Muce, les chapeliers ou marchands d’articles de bureau des environs ont à cœur de venir prendre un bain intellectuel, à l’heure de l’apéritif, le long des librairies qui se mettent en boule ou des terrasses qui gazouillent comme un four à frites. La place en effet vit, respire, palpite et dort par la vertu de trois cafés aussi célèbres aujourd’hui que des institutions d’État : les Deux Magots, le Café de Flore et la Brasserie Lipp, qui ont chacun leurs hauts fonctionnaires, leurs chefs de service et leur gratte-papier, lesquels peuvent être des romanciers traduits en vingt-six langues, des peintres sans atelier, des critiques sans rubrique ou des ministres sans portefeuille. L’art et la politique s’y donnent la main, l’arriviste et l’arrivé s’y coudoient, le maître et le disciple s’y livrent à des assauts de politesse pour savoir qui payera. C’est à la terrasse des Deux Magots, celle d’où l’on peut méditer sur les cendres de Childebert ou de Descartes qui furent déposées dans l’Abbaye, qu’un comitard assez mal décapé me fit un jour une courte esquisse de la vie parlementaire : « Un député est un électeur qui gagne à la loterie, un ministre est un député qui améliore sa situation. » Formule élastique, et qui peut aussi bien s’appliquer à la vie de tous les jours.

Le café des Deux Magots, devenu « des deux mégots » pour les initiés, depuis que l’on a cessé de demander au patron des nouvelles de son associé, est un établissement assez prétentieux et solennel où chaque consommateur représente pour son voisin un littérateur, où des Américaines presque riches, presque belles, mais pas très propres et la plupart du temps pompettes, viennent bâiller et se tortiller devant les derniers surréalistes, dont le nom traverse l’Océan s’il ne dépasse pas le Boulevard. Par sa large terrasse, si agréable à la marée montante des matins ou à la descente du crépuscule d’été, par la cherté de ses consommations, les plus chères de Paris, le café des Deux Magots est fort recherché des snobs, qui trouvent que le Dubonnet à cent sous ne constitue pas une dépense exagérée pour qui veut assister à l’apéritif des écrivains modernes. Quelques dessinateurs, Oberlé par exemple, lancent un rire par échardes. Quelques vieux de la vieille contemplent ce pesage d’un œil de coin, le docteur Lascouts, Derain, Jean Cassou, Philippe Lamour, Larguier, moi-même. Chaque matin, et la chose a déjà passé la terrasse, Giraudoux y prenait son café au lait et y recevait les quelques amis qui ne pourraient plus le saisir de la journée. À une heure du matin, les garçons commencent à pousser les tables dans le ventre des clients nocturnes, qui ne sont plus que de braves bourgeois du sixième arrondissement, à balayer sur leurs pieds, à leur envoyer des coins de serviettes dans l’œil. Une demi-heure plus tard, les Deux Magots ferment comme une trappe, sourds au murmure suppliant de deux ou trois Allemands qui stationnent devant la boutique, attirés là par les quarante ans de vie littéraire et de boissons politiques du lieu. Quelques minutes plus tard, le Café de Flore, autre écluse du carrefour, l’œil déjà miteux, se recroqueville à son tour…

Le Café de Flore est connu des Parisiens parce qu’ils le considèrent à juste titre comme un des berceaux de l’Action Française et des Soirées de Paris d’Apollinaire. L’A. F. s’est réunie là du temps qu’il y avait une Affaire Dreyfus et pas encore de néo-Boulevard Saint-Germain. Maurras y exposait la Doctrine devant Bainville, Dimier, Montesquiou, Vaugeois, et même Souday, qui n’était pas ennemi de ces conversations, qui les écoutait comme on essaye un jour un Pernod, et à qui Maurras adressait ses livres avec des dédicaces chaudement tournées, car il considérait le critique du Temps comme une sorte d’Édouard Herriot de la Littérature… Aujourd’hui, le Café de Flore a été abandonné par les chefs du mouvement, mais les camelots chargés de coller des papillons dans le quartier y viennent encore, et y sirotent avec respect le mêlé-cass des classes moyennes. Ils y voient M. Lop, ce petit maître répétiteur dans un collège, sorte d’Hégésippe Simon, ou de Brisset, ce Prince des Penseurs inventé par l’Unanimisme, et que des bandes de chahuteurs oisifs et bourreurs de blagues ont transformé en futur dictateur. La maison se recommande par ses bridgeurs et son peloton de littérateurs, purs ou bohèmes, composé de Billy, de Fleuret, et parfois de Benoît, que caressent du regard quelques transfuges de chez Lipp, commerçants lettrés que le manque de terrasse de la brasserie fait émigrer.

Lipp reste pour moi l’établissement public numéro 1 du carrefour et évoque par instants l’autorité de l’État, depuis que l’on s’est aperçu que le patron joignait à ses nombreuses qualités celle de ressembler à Pierre Laval, auvergnat comme lui, mais d’un autre tonnage… Il y a quelque trente ans, je suis entré pour la première fois chez Lipp, brasserie peu connue encore et que mon oncle et mon père, ingénieurs spécialisés, venaient de décorer de céramiques et de mosaïques. À cette époque, tous les céramistes faisaient À peu près la même chose. Style manufacture de Sèvres, Deck ou Sarreguemines. On ne se distinguait entre artisans que par la fabrication, les procédés d’émaillage ou de cuisson, la glaçure plus ou moins parfaite. Aujourd’hui, quand je m’assieds devant ces panneaux que je considère chaque fois avec tendresse et mélancolie, je me pense revenu à ces jours anciens où je ne connaissais personne à la brasserie. Mes premiers camarades de banquette sont contemporains de l’après-guerre, d’Espezel, Marchesné, Bouteron, Longnon, tous quatre archivastes-paléogriffes, comme dit Mallon, qui en est un autre. Je ne vous conseille pas de vous faire pousser des colles par Marchesné, qui a le front mural, l’esprit lucide, l’œil de l’examinateur et la dialectique exigeante. Espezel, excellent gentilhomme, est bien l’homme de Montaigne et du Cabinet des Médailles. Et si vous n’avez pas entendu Bouteron parler de Balzac, ou Mallon faire ses imitations d’ecclésiastiques et de prélats, depuis le curé jusqu’au Cardinal, avec l’incroyable rendu des différences de la voix, du ton, de l’autorité ou du sublime, vous n’avez rien entendu.

Mais qu’est-ce ? Les soucoupes tremblent sur la table. Le gigantesque Auphan bouscule la porte, s’assied, souffle comme un ours et déroule d’une voix douce son dernier Serpent de Mer. Il est suivi de près par Saint-Exupéry, qui saute à pieds joints de ses beaux avions dans ses beaux livres, ou par le comte de Blois, qui est aussi bon lettré qu’ingénieux dessinateur et qui devrait bien publier les étonnants portraits qu’il a fignolés de Marchesné…

Voici les professeurs Rivet et Laugier. Mme Cuttoli, Latzarus, Massis, Louis Brun, Roubaud, Peignot, Lamazou-Bedbeder, qui est le frère de l’ancien député, le docteur Thiercelin, passionné de la Commune, bon orateur et notre adversaire des meetings philhellènes de 1890, René Kerdyk, M.  et Mme Chartrette, Mme Boll et ses deux fils, Marcel, le savant, André le décorateur, et tant d’autres qui ont goûté à la choucroute de cette Académie populaire.

Mon vieil ami Albert Thibaudet, qui débarquait à la brasserie à peine descendu du train de Genève, avait bien raison de dire que Lipp devait beaucoup à la Nouvelle Revue Française, à Grasset, à Rieder, au Divan, à la Revue Universelle, à l’ancienne Revue Critique, au Théâtre du Vieux-Colombier, à Voilà et à Marianne, à la Conférence Molé, au Sénat, à l’Association des Lauréats de la Fondation Blumenthal, au Front Populaire, aux libraires, aux bouquinistes et aux hôteliers intellectuels de ce quartier unique…

Depuis ce temps, et pour toutes ces raisons, j’ai pris l’habitude d’aller chez Lipp. « Je n’en suis pas », comme tant d’autres, je suis encore dans la dixième, mais j’y vais, comme un Anglais à son club, sûr d’y retrouver chaque soir un vrai camarade en compagnie de qui il est doux d’entamer, par le temps qui court, un lendemain chargé d’un imprévu qui pèse…

Tantôt, c’est Monzie, qui déclenche son feu à répétition d’idées aiguës ; c’est Léon Bérard, qui est un seigneur et le plus « attique » de nos ministres ; c’est Daniel Vincent, qui aime les poètes et dit si bien les vers, avec son air farouche et sa grosse moustache ; c’est Marcel Abraham, qui vient de son ouvrage et qui va nous parler de l’Encyclopédie. Quelque autre jour, c’est la Comtesse de Toulouse-Lautrec, dont les entrées sont « sensationnelles » ; c’est Derain et sa garde, composée de dessinateurs et de modèles ; c’est lady Abdy ou le bon Vergnolle, architecte à tous crins, socialiste D.P.L.G., qui accompagne, avec Emmanuel Arago, disert et souriant, la belle Marquise de Crussol. Et parfois André Gide est là, qui dîne seul.

Au surplus on y voit, jamais assez loin, quelques raseurs et quelques cancres essentiels, plus ou moins rageurs de ce que vous êtes, et qui espèrent de se blanchir en vous tapant sur le ventre ou en vous insultant. Il ne sera pas très difficile de s’en défaire, si la coterie veut bien s’y mettre, et un peu fort…

Lipp comporte une discipline rigoureuse. Ainsi, certains plats nécessitent une nappe, d’autres pas. Mystère. Impossible d’y manger avec joie quelque chose de simple, d’un peu gras, d’un peu fruité, avec un bon pot, sur le bois ou sur le marbre d’une table, comme on le faisait autrefois au vieux petit Pousset, si cossu, si noir, si excellent, au carrefour Le Peletier. Et s’il fait chaud et que l’on soit à la terrasse, et que l’on se sente gagné de fringale, il faut rentrer dans l’établissement. Néanmoins, on ne saurait écrire trente lignes dans un journal à Paris, peindre une toile ou afficher des opinions un peu précises sur le plan politique sans consacrer au moins un soir par semaine à cette brasserie, qui est aujourd’hui aussi indispensable au décor parisien et au bon fonctionnement du pittoresque social que le ministère de l’Intérieur, la Foire du Trône ou la traversée de Paris à la nage. Lipp est à coup sûr un des endroits, le seul peut-être, où l’on puisse avoir pour un demi le résumé fidèle et complet d’une journée politique ou intellectuelle française. On comprend mieux ainsi qu’à deux heures et demie du matin le personnel lippien ait beau éteindre toutes les lumières de cette Agence, de cette Cour des Comptes de l’Événement Parisien, qu’il ait beau refuser aux retardataires toute espèce de consommation, et qu’il faille pousser les poubelles dans les jambes des clients pour les mettre dehors.

Lipp est encore une brasserie de groupes, de sociétés, de prolonges ; ateliers de l’école des Beaux-Arts, qui se manifestent en descentes bruyantes, et rincent à coups de bocks les glaces murales de la maison ; cellules de gauche, compartiments de droite, franc-maçonneries diverses, jeunesses qui vont du patriotisme le plus étroit à l’internationalisme le plus large, et réciproquement. Sorte de mer intérieure où se jettent tous les ruisseaux, tous les fleuves politiques de ce singulier vingtième siècle. Aussi ne faut-il pas s’étonner que des tempêtes parfois s’y élèvent et assombrissent le sixième arrondissement parisien.

Un soir Léon Blum, qui soupait tranquillement chez Lipp avec sa femme, fut brusquement conspué par les derniers pelotons de clients qui absorbaient dans le tumulte leur dernier demi de bière. En quelques minutes, la bagarre devint générale et je reçus, moi, spectateur qui n’avait pas quitté sa place, une carafe réactionnaire lancée à toute volée, à angle aigu, comme par un service de tennis un peu raide, et qui m’ouvrit proprement la jambe. Je me trouvais heureusement avec les docteurs Mabille et Berthier, l’un en médecine, l’autre en pharmacie, qui m’emmenèrent, me ligotèrent, m’écussonnèrent de bandelettes de momies et me firent boire, par-dessus la célèbre « brune » de chez Lipp, oui, me firent boire, ma foi, de l’arnica…