Le Piéton de Paris/Feu Montmartre

Gallimard (p. 30-37).

FEU MONTMARTRE

J’ai trouvé, me disait récemment un Anglais, pourquoi les Parisiens ne voyageaient pas : Ils avaient Montmartre. Car on voyage pour aller à Montmartre. Canadiens, Sud-Américains en déplacement, Allemands ou Slaves achetaient des valises et sollicitaient des passeports pour venir à Montmartre, Patrie des Patries nocturnes. Un grand romancier disait un jour que les quatre forteresses du monde occidental étaient le Vatican, le Parlement anglais, le Grand État-Major Allemand, l’Académie Française. Il oubliait Montmartre, cinquième forteresse, plus imprenable peut-être que les autres et qui survivra aux chambardements. Bien plus, Montmartre bénéficiera certainement d’un renouveau de poésie quand le monde aura changé, comme on dit aujourd’hui. On écrira des vers et on fera de la peinture dès qu’on parlera moins de politique. Les rapins et les poètes de ces dernières années en sont réduits à devenir militants et à fréquenter des cercles révolutionnaires. Le congrès des écrivains pour la Défense de la Culture est bourré de bohèmes. Ils ont moralement déserté les hauteurs de la rue Lepic pour prendre part au murmure contemporain. Et il en est de Montmartre comme de ces petites nations d’avant-guerre qui ne servent plus qu’à la confection des opérettes, la Bosnie-Herzégovine, par exemple. Montmartre meurt avec l’insouciance. Nous serons bientôt obligés d’inventer des centenaires pour rappeler aux mémoires parisiennes l’existence de ces quartiers qui disparaissent. La terre à chansonniers et à caricaturistes devient stérile ; elle ne donne plus naissance qu’aux marlous et aux bourgeois. Et quant aux filles, qui, naguère encore, inspiraient certains hommes, posaient devant d’autres, elles veulent aujourd’hui voter, finir à l’Opéra, ou épouser un garagiste franc-maçon susceptible de gagner à la Loterie Nationale. Cela serre le cœur des vieux Parisiens qui, bien que ne connaissant Montmartre que par rues et jardinets, respiraient les légendes de cette terre promise et se savaient entourés d’artistes aussi joyeux de vivre, de boire, de mourir, que désintéressés. Pour un vieux Parisien, espèce très rare et qui tend à disparaître, (j’en ai connu un, et célèbre, qui prétendait que french-cancan était un mot français), pour un vieux Parisien, Montmartre, le vrai Montmartre était celui des cabarets et des poètes, à commencer par le Lapin à Gill — on n’écrira Agile que plus tard — où chantaient et « disaient » Delmet, Hyspa et Montoya. On parlait de Pierrot, de Mimi Pinson, de Belle Étoile et de Chevalier Printemps avec un grand sérieux, tout à fait comme on parle aujourd’hui de communisme, de stratosphère et de radiophonie dans les taximètres. On vivait dans un monde qui tenait à la fois d’un tableau de Watteau et d’un jour de Mi-Carême. Des étudiants monoclés, vêtus comme des notaires, parcouraient parfois les rues en hurlant : « À bas le Boulangisme. » « Vive la Commode ! », répondaient les cousettes en caressant les naseaux des chevaux de fiacre. Les amants avaient des chapeaux melons. On mangeait pour rien, me disait un soir Forain, et même pour moins que ça. Willette, un des mandarins de la Butte, ou mamelle de Paris, selon le mot de Rodolphe Salis, n’oubliait jamais de faire remarquer aux journalistes qui venaient l’interroger sur son art, que, tel Jésus entre deux larrons, le Sacré-Cœur se dresse entre le Moulin de la Galette et le Moulin Rouge. Le mendiant chantait, le concierge chantait, l’oiseau, l’arbre, le réverbère chantaient. Chez la blanchisseuse et chez l’usurier, on était généralement accueilli par une de ces romances que reprenait Eugénie Buffet. Seuls, quelques agents de change ou marchands de canons de l’époque disaient à leurs enfants que la Butte ne nourrissait pas son homme, et les emmenaient voir Louise, chef-d’œuvre topographique, carte d’état-major à musique qui contient tout ce que Montmartre a de sentimental, de charmant, de barbant, de léger, de ridicule, de féminin et de pervers. J’ai vu Louise dans une sous-préfecture, chantée par un ténor de plate-forme d’autobus et une charmante demoiselle qui n’avait jamais vu Montmartre. Charpentier, grand musicien, a merveilleusement compris son affaire. Tout le paysage montmartrois est là avec ses manières particulières, ses mots, ses ombres et ses fantômes. Rien n’évoque plus heureusement Paris que cet opéra réussi qui aurait pu si facilement sombrer, la rue des Martyrs, la rue Tardieu, lieux géométriques où la petite bourgeoisie rencontrait et rencontre encore la haute bohème, la rue Lepic, une des plus célèbres du monde : Avoir été charcutier rue Lepic est aussi honorable, sinon aussi historique que d’avoir été marchand de tableaux rue du Faubourg-Saint-Honoré ou marchand de cinéma avenue des Champs-Élysées. La rue Lepic est comme le fleuve de Montmartre qui arrose le pays, lance des affluents dans l’épaisseur du quartier, entretient la flore et produit des places qui ont plus d’importance dans l’histoire de la Troisième République qu’une nuée de ministres ou de décrets. Au sommet de la rue Tholozé s’aperçoit le Moulin de la Galette, musée de bals un peu prude malgré sa réputation de jambes en l’air. Le Moulin de la Galette où, il n’y a pas si longtemps, on débitait encore de la galette, et le Moulin-Rouge, avant leur colonisation par des nègres sans exotisme, des Russes sans Russie, des peintres sans talent ni palette ni chevalet, des politiciens sans parti et des voyous sans occasions, ont été réellement habités par des artistes, au premier rang desquels il faut mettre Lautrec, et Maurice Utrillo, un des imagiers les plus vrais de Montmartre, le peintre d’Histoire de cette Butte qui se présente aujourd’hui aux cervelles étonnées de nos futurs bacheliers avec tout le charme et le mystère de l’Égypte des Pharaons. Un œil exercé, une mémoire tendre ne se laissent pourtant pas prendre aux changements de décor. Il y a un Montmartre qui ne cédera qu’à la demande de la dynamite : la place du Tertre et son Coucou, où se réunissaient autrefois ceux de la Patrie française ; les restaurants et les terrasses de ce paysage à la fois artistique, alpin, politique, catholique, virgilien et bourgeois, où tous les Européens célèbres sans exception ont au moins pris un verre. Léon Daudet a bien raison d’écrire que Montmartre est un Paris dans Paris dont Clemenceau fut le maire. Un jour que je cheminais rue Lamarck, d’où l’on aperçoit tout le puzzle de la Capitale, avec un ami du Tigre qui avait fait le coup de feu pendant la Commune, nous fûmes abordés par un grand personnage de la République qui se trouvait à Montmartre en voyage officiel.

Voyage officiel ? demanda l’ami de Clemenceau. Vous venez inaugurer une statue, créer une Loge ou décorer un peintre mort ?

— Pas du tout, je viens faire une démarche auprès d’un indigène qui ne se dérange pas. Montmartre a des parties communes avec l’Olympe, et c’est ici que je me suis créé mes plus belles relations : Zola, Donnay, Capus, Picasso, Utrillo, Max Jacob et même Vaillant…

Et le haut personnage nous entraîna sur la Butte chez Steinlen, qui vivait presque avec autant de chats que Léautaud. Steinlen était venu à Paris avec une lettre de recommandation pour un peintre inconnu dont on savait seulement qu’il vivait à Montmartre. Un cocher de fiacre avait fini par le dénicher dans l’ombre du Moulin de la Galette. Séduit par le décor, grisé par le charme de la population, par la couleur de la Montagne sacrée, Steinlen n’en voulut plus jamais « redescendre ». À quelque temps de là, bien avant la création de la Commune Libre de la Butte, de la Vache Enragée et autres corps constitués du dix-huitième arrondissement, Steinlen fut sacré citoyen de Montmartre. Il couchait jadis au Chat Noir avec Bruant et Jules Jouy, car le Chat Noir était connu à cette époque comme asile de nuit autant que comme cabaret.

Aujourd’hui Capitale des boîtes de nuit, Montmartre a été longtemps la plus charmante colonie de cafés que l’on puisse imaginer. Et une colonie peuplée de Français, ajoutait Jean Lorrain, qui venait retrouver au Rat Mort ses amis du Courrier Français, parmi lesquels naturellement Raoul Ponchon, resté homme de café envers et contre tout. Le Chat Noir et le Rat Mort accueillaient surtout les Parisiens illustres comme Forain, Chéret, Hermann Paul, tandis que les bohèmes parfaits se réunissaient dans des caboulots moins connus où l’on pouvait les admirer dans le costume même que leur assigne Murger : Le Mirliton, le Carillon, l’Âne Rouge, le Clou, Adèle, le Lapin Agile de Frédéric, déjà nommé, le Clairon de Sidi-Brahim, qui faisait rêver Mac Orlan, le Billard en Bois, le café Guerbois, chez le père Lathuile, sorte d’Académie des Beaux-Arts où présida Manet, la Nouvelle Athènes, et d’innombrables boutiques où ont crevé de faim des artistes si totalement obscurs qu’on ne sut jamais s’ils furent peintres, sculpteurs, graveurs, chansonniers, poètes ou philosophes.

Montmartre existe encore parce qu’il est pour la plupart de nos contemporains une jeunesse. Marie Laurencin, Derain, Mac Orlan, Salmon et tant d’autres qui contractèrent « là-haut » leurs plus fortes amitiés, le savent bien. Mais les années passeront. Les cafés, un à un, devront céder la place à des succursales de banques, à des garages. Les rapins, car il s’en trouve encore qui n’ont pas eu vent des changements, seront chassés comme des juifs. Des modèles feront du cinéma. Les poètes achèteront du linge à crédit et travailleront pour des agences de publicité. Il n’y aura plus rien. La jeunesse des hommes, et particulièrement des Français, passera autrement. Les noctambules seront peut-être fascistes…

Je me trouvais tout récemment dans un café assez suspect du douzième arrondissement. Il y avait là deux jeunes hommes tels que les fabrique notre année 1938, un mélange de sport, de politique, de modération sexuelle et d’extravagance intellectuelle. Pas d’alcool mais des quarts Vittel, un grand mépris des femmes, une ignorance complète de ce que peuvent être la liberté, le vagabondage, l’observation, la paresse. L’un, qui disposait d’une voiture, demanda à l’autre s’il pouvait l’emmener, et dans quel endroit de Paris. À Montmartre, fut la réponse. Moi, tu sais, je suis un peu artiste…

Rien n’est plus attristant que ce mot. Mais rien n’est plus juste. Le seul fait de posséder un appartement rue Caulaincourt ou rue des Abbesses, le seul fait de fréquenter le théâtre de l’Atelier, le Gaumont-Palace, le restaurant Marianne, le Studio 28 ou la brasserie Graff vous transforme en artiste. Telle est la puissance de ce quartier sur les hommes et leurs formules. Un ministre peut-il habiter rue Lepic ? Un consulat accepterait-il de s’installer rue Damrémont ? C’est douteux. L’influence de l’histoire et des légendes montmartroises est si forte, si lente à disparaître, que les commerçants eux-mêmes de ce quartier privilégié ont un parler, une âme différente, un regard délicieusement mystérieux et supérieur qui les distinguent de leurs collègues de la place de l’Opéra ou du Rond-Point des Champs-Élysées. Je ne sais plus quel est le dessinateur qui me disait, un jour de lyrisme, alors que nous achevions sur un banc de là place du Tertre une nuit de printemps :

— Ce quartier-là n’est pas seulement la fleur à la boutonnière de Paris, mais l’honneur de l’humanité !

Cela fait un peu songer au sabre qui était le plus beau jour de la vie de M. Prudhomme. Mais comment ne pas comprendre, après de telles définitions, la fierté des gens de Montmartre, même quand ils sont, comme aujourd’hui, employés du P. M. U., danseurs congolais, revendeurs de voitures ou patrons de bars élégants ?