Le Piéton de Paris/Cafés de Montmartre

Gallimard (p. 38-46).

CAFÉS DE MONTMARTRE

Ma vie a été vécue de telle façon que je connais tous les cafés de Montmartre, tous les tabacs, toutes les brasseries. Quarante ans de voyages à pied dans ce pays formé par les frontières du dix-huitième et du neuvième arrondissements m’ont familiarisé avec les établissements de cette sorte de festival permanent qu’est Montmartre, depuis le caboulot sans chaises où, debout, face à face avec le patron, l’on ne peut choisir qu’entre trois bouteilles, jusqu’à la grande machine modern-style, avec inter-urbain, poissons rouges, cireur et fruits de la mer, depuis le café-restaurant de Nine, cher aux ministres radicaux et marseillais de Paris, depuis les bars en couloir d’autobus de la rue de Douai, jusqu’aux tabacs du boulevard de Clichy, dont la clientèle se renouvelle dix et cent fois par jour.

Cafés crasseux, cafés pour hommes du Milieu, cafés pour hommes sans sexe, pour dames seules, cafés de tôliers, cafés décorés à la munichoise, esclaves du ciment armé, de l’agence Havas, tous ces Noyaux, ces Pierrots, ces cafés aux noms anglais, ces bistrots de la rue Lepic, ces halls de la place Clichy, donnent asile aux meilleurs clients du monde. Car le meilleur client de café du monde est encore le Français, qui va au café pour aller au café, pour y organiser des matches de boissons, ou pour y entonner, avec des camarades, des hymnes patriotiques.

Le soir, Montmartre ne vit que par ses cafés qui entretiennent dans le quartier toute la lumière de la vie. Rangés le long du fleuve-boulevard comme des embarcations, ils sont à peu près tous spécialisés dans une clientèle déterminée. Café des joueurs de saxophone sans emploi, café des tailleurs arméniens, café des coiffeurs espagnols, café pour femmes nues, danseuses, maîtres d’hôtel, bookmakers, titis, le moindre établissement semble avoir été conçu pour servir à boire à des métiers précis ou à des vagabondages qui ne font pas de doute. Un soir que j’accompagnais chez lui un vieil ami qui avait fortement bu dans divers bars de la rue Blanche, nous fûmes arrêtés par un « guide » qui, nous prenant pour des étrangers, nous proposa un petit stage dans des endroits « parisiens », et il insistait sur le mot. Nous lui fîmes comprendre que nous étions plus parisiens que lui ; puis, sur sa prière, nous le suivîmes dans des cafés où, le service terminé, se réunissent des garçons et des musiciens. Ils sont là dans l’intimité, chez eux, car ils veulent aller au café aussi, comme des clients. On nous servit « ce qu’il y a de meilleur ». Au petit jour, mon compagnon, complètement ivre, me disait, tandis que nous longions des rues toujours éclairées : « Montmartre est une lanterne aux mille facettes. »

Pour ceux qui se couchent à minuit, dédaigneux du cabaret qu’on abandonne aux « vicieux » ou aux étrangers, le chef-d’œuvre de cette illumination, c’est le Wepler qui, pendant des années, est resté surmonté d’un mur de planches couvert d’affiches et semblait vivre sous un tunnel. J’aime cette grande boîte à musique, importante comme un paquebot. Le Wepler de la place Clichy est rempli de merveilles, comme le Concours Lépine. Il y a d’abord à boire et à manger. Et des salles partout, ouvertes, fermées, dissimulées. La voilure amenée, ces salles sont habillées en un rien de temps. Les femmes se distribuent suivant leurs îlots, leurs sympathies, contre le décor et les boiseries 1900. Au milieu, composé de prix du Conservatoire, l’orchestre joue son répertoire sentimental, ses sélections sur Samson et Dalila, la Veuve joyeuse ou la Fornarina, avec de grands solos qui font oublier aux dames du quartier leur ménage et leurs chaussettes.

Cette musique, entrecoupée de courants d’air et de chutes de fourchettes, se déverse en torrents bienfaisants sur la clientèle spéciale qui rêvasse dans les salles : rentiers cossus, vieux garçons sur lesquels la grue tente son prestige, boursiers du second rayon, fonctionnaires coloniaux, groupes d’habitués qui se réunissent pour ne rien dire, solitaires, voyageurs de commerce de bonne maison, quelques journalistes et quelques peintres, qui ont à dîner ou qui ont dîné dans le quartier. Les virtuosités de l’orchestre filent le long des môles, traversées par les chocs des billes de billard. Célèbres, les salles de billard du Wepler sont immenses, composées et distribuées comme les carrés de gazon d’un jardin. Les hommes du Milieu qui hantent le Wepler ont des postes un peu partout dans ce paysage de verreries. Mais ils se réunissent de préférence au billard, à cause du spectacle… Il en est d’une classe et d’une distinction spéciales, qui me font songer à leurs anciens, Dutheil de l’Artigère, Gonzalès, Calvet, types confortables, gras et muets, aux joues mates, aux cheveux bien lustrés, aux paupières lourdes de sens. « Les amants des prostituées sont heureux, dispos et repus ». Baudelaire dixit.

La grande salle de billard du Wepler a quelque chose d’une Bourse. Des consommateurs se serrent la main sans se connaître, mais il y a des années qu’ils viennent là avec leurs dames, comme pour accomplir une besogne précise et nocturne. Ce sont des confrères, comme les coulissiers ou les mandataires. Leur place entre dix heures et minuit, est place Clichy, et les verres absorbés finissent par devenir d’autres articles de bureau. Aventuriers qui ne quittent jamais Paris, commis aux cravates bien alignées, aux épaulettes américaines, bureaucrates qui citent parfois du latin devant de vieux camarades de collège, professeurs de l’Enseignement Secondaire qu’aucun art n’a tentés, neurasthéniques qui n’ont que cette heure pour oublier la vie, l’absence d’épouse et le manque de charme… Le Wepler est doux à toutes ces âmes ; il les abrite, il les couve, il les choie…

Du temps que Jules Lemaître écrivait des préfaces charmantes pour les contes du Chat Noir, Montmartre fut la patrie des cafés dits célèbres, réservés à certains initiés, où se réunissaient des artistes, poètes et peintres, qui échangeaient des idées et contribuaient à entretenir ce qu’on a appelé l’esprit parisien. On travaillait, on rimait, on composait au café. Des albums paraissaient, qui reproduisaient la peinture de premier choix dont s’ornaient les cabarets. Aujourd’hui, cette peinture a pris le chemin des collections particulières, et les mots d’esprit viennent surtout de la Société des Nations… Il reste encore de la peinture chez Graff (chez Farg, comme me dit toujours avec admiration un garçon qui a l’habitude de lire à l’envers…). Mais quelle peinture ! Elle est pourtant à l’image de notre époque, romanpolicière et cinématographique, et les mères des danseuses nues de Tabarin qui hument la choucroute en attendant leurs filles la contemplent avec une satisfaction touchante. Le dernier café littéraire et artistique qui survécut à la révision des valeurs après la guerre fut le Franco-Italien, où Béraud, chaque soir, cueillait des grappes d’approbations dans des groupes de journalistes, qui avaient alors tout juste de quoi s’offrir un plat de spaghettis.

Mais le vrai café de Montmartre a changé. Il est parfois aussi accueillant qu’autrefois, et l’atmosphère qui s’y respire est toujours celle d’une vie de bohème. Mais le décor en a subi de profondes transformations. Le café de Montmartre, avec ses grues-loteries à jumelles et à couteaux suisses, ses dixièmes de billets de la Loterie Nationale, ses caramels, ses brioches, ses petits jeux, son billard russe, ses briquets, tient à la fois du garage et du bazar. On y achète autant qu’on y boit, et Boubouroche ne s’y trouverait plus à l’aise…

J’ai demandé un soir à un vieux joueur de manille, à la fois grand liseur de journaux, d’indicateurs, stratège, politicien et cocu, pourquoi il passait maintenant ses journées dans certains buffets de gares au lieu de choisir, comme faisaient ses ancêtres, un café de tout repos dans un endroit poétique. Cet habitué me répondit que, justement, il n’y avait plus de ces cafés de tout repos, où des ménagères hirsutes et baveuses venaient chercher leurs maris, comme cela se voyait dans les nouvelles de Courteline. D’abord, les dames vont au café aussi, soit qu’elles aient pris goût à l’alcool, soit qu’elles veuillent entendre de la musique, jouer aux courses, ou prendre part à des discussions féministes. Elles ont troublé l’atmosphère purement masculine des cafés d’autrefois. Puis, ce sont les adolescents qui se sont mis à occuper les banquettes pour y discuter sport, ou pour s’y livrer à des assauts de belote. Enfin, ce sont les patrons qui, manquant de tradition, ont innové dans leurs établissements des boissons modernes, américaines, mélangées, dont la saveur ou les noms ont vivement heurté le traditionalisme des vieux clients.

Le Montmartrois moderne, qui a eu tant d’illustrateurs, n’a pas encore trouvé son vrai peintre. Je pense à Chas Laborde, à Dignimont, à Utrillo. Tous en sont encore restés à l’après guerre immédiate. À ce moment, le café semblait encore réservé, du moins à Montmartre, à une élite de la population artistique et boulevardière. Aujourd’hui, ce sont les représentants de toutes les fractions du peuple français qui ont pris possession du zinc, du velours ou du cuir, à commencer par les propriétaires des petites Renault, achetées d’occasion, qui en ont eu assez un beau jour d’être comme tenus à l’écart des réjouissances. Un vrai café montmartrois, je n’en nommerai aucun, vit en 1938 sous le double « signe » du grouillement et du banal. On y voit une famille de charcutiers fort bien mis et dont les fils sont bacheliers, un garagiste en compagnie de sa maîtresse, serpentée de renard argenté, un légionnaire en permission, un chansonnier politique en herbe, des champions de vélo, des envoyés spéciaux de grands journaux qui vivotent dans le quartier entre deux enquêtes, quelques juifs sarrois, un agrégé, un pion, un clown, un boxeur, une lingère, un futur auteur dramatique, et quelques poules de théâtre usées et qui s’assomment à ressembler à des bourgeoises. Qui se lèvera pour détailler une chanson triste, ou quelques couplets qui feront de leur auteur, plus tard, un académicien distingué ? Personne.

Celui qui se lèverait ne serait pas pris au sérieux. Plus loin, le vrai quartier des artistes, avec ses cafés pittoresques, bourrés de Petite Histoire, ce bloc formé par les rues Saint-Vincent, Saint-Rustique ou des Saules, l’ancien village, la rue Lamarck et les Moulins, a été « modernisé » à son tour par la percée de l’avenue Junot. Daragnès, un des princes de cette nouvelle voie, sent très bien que les brasseries montmartroises ont fait leur temps, qu’une autre guerre a passé par là, celle du ciment, du jazz, du haut-parleur, et quand il va au café, c’est à l’autre bout de Paris, sur la Rive Gauche éternelle, chez Lipp ou aux Deux Magots, qu’il va chercher des vitamines.

Les cafés de Montmartre sont morts. Ils ont été remplacés par des débits, des bars ou des grills. Je connais pourtant un petit bistrot, un Bois et Charbons, où le bonheur et le pittoresque se conçoivent encore. Les propriétaires du fonds, Auvergnats de père en fils, ont connu des gens célèbres, jadis, et conservent à l’égard du client une bonhomie qui n’est plus admise ailleurs, chez les émancipés de la ville moderne. Des jambons de province y pendent qui ne sont pas des jambons d’hostellerie. Quelques prostituées s’y réfugient, après avoir abandonné sur le seuil de la porte leurs préoccupations professionnelles. On y reçoit encore des rapins à gibus, qui croient à la gratuité de l’art et à la misère des peintres ; des affranchis dont la bassesse est maniérée comme celle des gaillards de Steinlen ou de Charles-Louis Philippe. Enfin, détail exquis, le patron avait préparé, vers 1925, une pancarte qu’il n’ose plus exhiber, une pancarte qui dit bien que la douceur de vivre s’est évaporée comme une rosée, un charmant avis, qu’il se proposait de placer dans sa devanture, entre un pot de géraniums et un jeu de dames, un texte que, seule, la dignité montmartroise autorisait : « Le patron joue aux cartes. »…

Aujourd’hui, il est bien obligé d’attendre le règlement des conflits avant de se risquer à provoquer des passants moroses, anxieux et avares…