Le Piéton de Paris/Mon quartier

Gallimard (p. 15-29).

MON QUARTIER

Il y a des années que je rêve d’écrire un « Plan de Paris » pour personnes de tout repos, c’est-à-dire pour des promeneurs qui ont du temps à perdre et qui aiment Paris. Et il y a des années que je me promets de commencer ce voyage par un examen de mon quartier à moi, de la gare du Nord et de la gare de l’Est à la Chapelle, et non pas seulement parce que nous ne nous quittons plus depuis quelque trente-cinq ans, mais parce qu’il a une physionomie particulière, et qu’il gagne à être connu.

Il y a trente-cinq ans, on y allumait encore des chauffoirs qui sentaient le pantalon d’homme et la locomotive usée, des chauffoirs plutôt tièdes, mais célèbres dans l’univers misérable, autour desquels les gueux du Tout-Hors-la-Loi venaient se rassembler comme des mouches autour d’un morceau de Munster. C’était le temps où Bruant chantait et faisait chanter :

Mais l’quartier d’venait trop rupin.
Tous les sans l’ sou, tous les sans-pain
Radinaient tous, mêm’ ceux d’ Grenelle,
À la Chapelle.
Et v’là pourquoi qu’ l’hiver suivant
On n’ nous a pus foutu qu’ du vent,
Et l’ vent n’est pas chaud, quand i’ gèle,
À la Chapelle…

Cette sorte de langue a disparu. Aujourd’hui, les gars de la Chapelle et les filles de la rue de Flandre, ou de ces quartiers singuliers que l’Administration a nommés Amérique et Combat, chantent comme des phonographes. Par la radio et le disque, le dix-neuvième arrondissement ressemble, en 1938, aux autres arrondissements. Les tripiers, les avocats qui pratiquent le système du crédit en matière de divorce, les proxénètes que les petits lots de la « Nationale » enrichissent doucement, les figurants des Bouffes du Nord, les employés de la navigation fluviale, les marchands de vins du quai de l’Oise et les garagistes de la place de Joinville sont pour le confort, et ne dédaignent pas d’écouter Faust ou la Neuvième quand leur haut-parleur huileux et courtaud vomit de la bonne musique.

Contrairement à une légende entretenue dans la cervelle des jeunes bacheliers par des papas casaniers, la Chapelle n’est ni un quartier de crimes, ni un quartier de punaises. C’est un endroit charmant, et même sérieux. Mais sérieux dans le sens où le mot s’applique à un bourgogne, à un cassoulet ou à un brie de Melun. C’est un plat sérieux.

Une preuve de cette dignité nous est fournie par les maîtresses bourgeoises que des industriels ou des représentants du centre parisien viennent retrouver, à la Chapelle ou plus bas, autour des gares du Nord et de l’Est, dans des restaurants de bons mangeurs, dans des brasseries discrètes et vastes où l’amour est fait pour inspirer à la fois Bourget, Steinlen et Kurt Weil. Maîtresses ornées de grosses bagues et de sautoirs, qui portent le deuil quand leur amant a perdu quelque grand-père, et dont les seins robustes évoquent toute une série de méditations consacrées à la maternité fictive. Maîtresses sérieuses.

Bien sûr, le quartier est aussi celui des femmes pour « sidis », des bagarreurs qui ne peuvent distinguer l’adversaire qu’en fermant à demi les paupières, des chercheurs de « corridas » qui s’échelonnent de débit en débit le long des grands murs de la rue de Tanger ou du canal de l’Ourcq, que les marchands de charbon pour sports d’hiver ont colonisé, baptisé, adopté, donnant aux ruelles leurs noms célèbres sur les sacs. Mais cette faune est parasitaire.

Elle s’est établie à la Chapelle, ou à la Villette. Elle s’est reproduite dans l’atmosphère humide et fumeuse du canal Saint-Martin, dans le jus des abattoirs, pour les raisons qui conduisent les bourgeois à éviter le pittoresque du dix-neuvième.

Si j’ai une tendresse particulière pour cet endroit de Paris, c’est que j’y suis presque né. J’avais quatre ans lorsque mon père s’installa à la Chapelle, là où se trouve aujourd’hui le cinéma « le Capitole », et où il faillit faire fortune en vendant des « plumes miraculeuses écrivant sans encre », qui annonçaient le stylo, et en introduisant dans le marché un nouveau traitement chimique des perles de couleur. Je revins dans le dixième arrondissement, après avoir connu la rue du Colisée, pour entrer au collège Rollin, où je trouvai Barbusse, qui fut bon élève. Nous habitions rue de Dunkerque.

Avant de revenir dans ce quartier énorme, imposant, étayé par deux gares, nous passâmes par Passy. Mais, la seconde fois, nous nous installâmes dans le dixième pour tout de bon. Une sorte de passion nous ramenait là, boulevard Magenta, puis faubourg Saint-Martin, et j’y serais encore si la Compagnie de l’Est ne nous avait expropriés avant de nous faire remonter rue Château-Landon, à la Chapelle, dans ce cirque grouillant et sonore où le fer se mêle à l’homme, le train au taxi, le bétail au soldat. Un pays plutôt qu’un arrondissement, formé par des canaux, des usines, les Buttes-Chaumont, le port de la Villette, cher aux vieux aquarellistes…

Ce royaume, un des plus riches de Paris en bains publics où l’on attend comme chez le dentiste, est dominé par la ligne aérienne du métro qui le couronne comme un frontail. Vers le Nord, la rue d’Aubervilliers part comme une longue kermesse, pleine de boutiques à en plier. Marchands de pieds de porc, de dentelles au poids, de casquettes, de fromages, de salades, d’arlequins, d’épinards cuits, de chambres à air d’occasion qui se chevauchent, s’entre-pénètrent, s’emboîtent, pareils aux éléments d’un Meccano de cauchemar. On y trouve l’œuf à six sous, le jarret de veau « à profiter », le morceau de brie laissé pour compte par une piqueuse appelée à Charonne un jour de mariage, et, parfois, quelque renard argenté qui n’est plus guère qu’un plumeau, et qui finit à seize francs par mois une existence commencée sur des épaules très « avenue du Bois ».

Le bruit de la ligne Dauphine-Nation, pareil à une plainte de zeppelin, accompagne le voyageur jusqu’à ces quartiers cernés de cheminées d’usines, lacs de zinc où la rue d’Aubervilliers se jette comme une rivière de vernis. Des vagissements de trains égarés servent de basse au paysage. À toute heure du jour, des équipes d’ouvriers vont et viennent le long des cafés au front bas où l’on peut « apporter son manger », laisser ses gosses « pour une heure », et dormir parfois sans consommer.

Le prix de la vie y est certainement moins élevé que partout ailleurs, mais les commerçants sont hostiles au crédit. De là, sans doute, le secret de leurs charcuteries opulentes et des Renault bien sages que l’on promène le dimanche, autant pour les montrer que pour rouler. Encore pourrait-on discuter sur la vanité des gens de la Chapelle. C’est un quartier pur, à la fois riche et serré, ennemi de Dieu et du snobisme. Les touristes qui s’arrêtent devant la charmante église de la place de Joinville, si florentine de ton, et les gourmets qui arpentent les rues pour dénicher un petit restaurant font naître le même sourire méprisant sur le visage des indigènes…

Les restaurants, on les trouve à la Villette. Ils sont d’ailleurs indiqués par les bons ouvrages. Quant aux « curiosités touristiques », si le canal de l’Ourcq, qui s’étend et dort comme une piscine entre les quais de la Marne et de l’Oise ne rend pas le voyageur poétique, c’est qu’il est trop difficile pour s’accommoder d’un paysage mi-hollandais et mi-rhénan. Ce canal est pour moi le Versailles et le Marseille de cette orgueilleuse et forte contrée. L’art ne s’y risque guère, et pourtant tous les élèves de Marquet et d’Utrillo devraient y avoir élu domicile.

Il y a là un mélange de petits hôtels trébuchants et sympathiques, d’étalages de sacs, des équipes de mariniers endormis, des démonstrations de maçonnerie ou de blanchisserie, une coopération de gaillards de Rotterdam, de Turin, de Toulouse, de Dijon, de Strasbourg, un palmarès de péniches aux noms ravissants dont le voisinage et les nuances et les contours devraient faire naître un poète par maison. Or, on ne me signale aucun « intellectuel » dans la région. Le moins éloigné en est Luc Durtain, qui est du boulevard Barbès, ce qui, pour un homme de la rue de Flandre, signifie à peu près Savoie ou Bulgarie.

La pièce de résistance de ce quartier, tout fleuri de sémaphores, et dont les beautés naturelles sont nombreuses, la place du Maroc, la rue de Kabylie, les Pompes Funèbres serrées entre la rue d’Aubervilliers et la rue Curial, les entrepôts, les cliniques pour locomotives, la pièce de résistance demeure le grand 106, qui rougit dans le dos de l’hôpital Lariboisière. Cette maison est tellement ancienne, tellement évidente pour les voyageurs du métro comme pour ceux du taxi qu’on se demande si elle n’est pas la maison de famille de l’arrondissement…

C’est d’elle que partent les légendes de la Chapelle. Les Parisiens de Saint-Philippe-du-Roule ou de la rue de Varenne y logent sans doute tous les dieux pervers des boulevards extérieurs, et ne connaissent de cette province que l’auberge d’amour dont rêvent les soldats et les sans-logis…

Le dimanche, des paquets d’ouvriers étrangers rôdent sous l’immense baldaquin du métro, s’arrêtent et se groupent autour des tapis des lutteurs, et parfois se sautent à la gorge pour une affaire d’apéritif ou de femme. Ces luttes sont courtes et muettes, car, depuis quelques mois, le refus possible du permis de travail ou de la carte d’identité a remplacé la fatalité et même la peur du gendarme dans l’imagination de ceux qui ont l’ardeur facile.

À la Chapelle, le dimanche est véritablement un dimanche, et la métamorphose du quartier est complète. Les grandes voitures, conduites par des industriels à moustache en patte de lapin, tournent autour de l’Étoile ou quittent Paris. Les boutiques sont fermées, hormis quelques charcuteries dont les patrons songent aux dîners froids de leurs coadministrés. Par grappes, par pelotons, les familles de fleuristes, de crémiers, de cordonniers et de zingueurs défilent entre la station Jaurès et le pont du chemin de fer du Nord, large morceau de boulevard aéré qui tient lieu de promenade des Anglais, de plage et de parc de Saint-Cloud.

Le mari, déjà juteux de vermouth, sifflote au derrière de ses fils. L’épouse fidèle et solide appuie sur le trottoir son pas de villageoise. La jeune fille à marier hume les fumets de l’Engadine-Express ou du Paris-Bucarest, qui emmènent son cœur loin des frontières géographiques et sentimentales. Les cafés retentissent de poules au gibier, de compétitions au billard russe. Tous ceux qui, pour une raison ou pour une autre, n’ont pas répondu aux appels de l’Humanité ou de quelque autre organisation donnent à la Chapelle une couleur bourgeoise, une atmosphère de considération que l’on ne trouve pas ailleurs…

Mais c’est le soir seulement que le quartier enfile son véritable costume et prend cet aspect fantastique et sordide que certains romanciers ont su rendre de chic, comme on dit, et sans risquer le voyage. Le soir, quand les rapides semblent prendre leur vitesse dans le cœur même de Paris, quand les jeunes sportifs se rassemblent devant les boutiques d’accessoires pour automobiles et se mettent à parler vélo ou plongeon, quand les matrones consentent à lâcher leur mari pour une partie de cartes entre copains et que les cinémas s’emplissent selon une cadence que l’on retrouve à la consultation gratuite des hôpitaux, alors la Chapelle est bien ce pays d’un merveilleux lugubre et prenant, ce paradis des paumés, des mêmes de la cloche et des costauds qui ont l’honneur au bout de la langue et la loyauté au bout des doigts, cet Éden sombre, dense et nostalgique que les soldats célèbrent le soir dans les chambrées pour venir à bout de l’ennui solitaire. C’est aussi la Chapelle nocturne que je connais le mieux et que je préfère. Elle a plus de chien, plus d’âme et plus de résonance. Les rues en sont vides et mornes, encore que le cri des trains de luxe lui envoie des vols de cigognes… La file indienne des réverbères ne remplace pas la disparition de cette accumulation de boutiques qui, de jour, rend le quartier comparable à des souks africains. L’arrondissement tout entier trempe dans l’encre. C’est l’heure des appels désespérés qui font des hommes des égaux et des poètes. Rue de la Charbonnière, les prostituées en boutique, comme à Amsterdam, donnent à l’endroit un spectacle de jeu de cartes crasseuses. Des airs d’accordéon, minces comme des fumées de cigarettes, s’échappent des portes, et le Bal du Tourbillon commence à saigner de sa bouche dure…

Un intérieur bourgeois, entrevu au second étage d’un immeuble inattaquable et rigide comme une base de pyramide, au lieu de communiquer des idées de suicide et d’obliger le promeneur à s’enfoncer dans la tristesse, fait au contraire naître en moi une singulière admiration pour des milliers et des milliers d’êtres que la vie condamne à l’appartement malsain, aux mensualités sordides et aux escaliers grouillants de bacilles, humanité que rien ne console.

Car ce qui manque le plus à la Chapelle, c’est une intimité. On ne peut saisir les rues ni les quartiers dont elle se compose : ils existent dans le tournoiement. On ne devine personne, on ne pince aucun type. Les gens de la Chapelle pensent à servir, à faire face aux commandes. L’œil est au jambon, à la limande, aux poireaux. On travaille. Et l’on y rase mieux, de plus près, plus doucement que sur les boulevards, où les coiffeurs à bagues parlent anglais et ne savent pas ce que c’est qu’une peau d’homme…

Bien que je n’y habite pas en ce moment — mais j’y retourne à chaque instant pour y retrouver mes chers fantômes, et j’y reviendrai peut-être un jour, honteux et repentant — je tiens ce que j’appelle mon quartier, c’est-à-dire ce dixième arrondissement, pour le plus poétique, le plus familial et le plus mystérieux de Paris. Avec ses deux gares, vastes music-halls où l’on est à la fois acteur et spectateur, avec son canal glacé comme une feuille de tremble et si tendre aux infiniment petits de l’âme, il a toujours nourri de force et de tristesse mon cœur et mes pas.

Il est bon d’avoir à la portée de l’œil une eau calme comme un potage de jade à la surface duquel cuisent des péniches, des passerelles aux courbes d’insectes amoureux, des quais robustes et désespérés, des fenêtres fermées sur des misères violentes, des boutiques pour lesquelles le métro aérien imite Wagner et Zeus, des garnis lourds et bruns comme des algues, de belles filles de boulevard poussées dans ce jardin sévère avec la grâce littéraire des ancolies, des bougnats, des trains qui ont la longueur d’un instant de cafard, des chats qu’on sent lourds de moulins à café, des potassons sédentaires, des bouifs centenaires, des dentistes quaternaires… le tout auréolé des fumées des trains et des bateaux qui barbouillent les ponts de savon à barbe et font penser à la Géographie. Bâle, Zurich, Bucarest, Coire, Nancy, Nuremberg, Mézières-Charleville, Reims et Prague, tous ces jouets de la mémoire me viennent de la gare de l’Est…

Et puis, il y a les drames d’entre péniches, les coups de blanc sur des zincs luisants comme des rails ; il y a les amours verdâtres des chambres malsaines et douces, la vie intérieure des concierges, le galop des chevaux de brasseurs, les batailles des camions et des marchés ; il y a les clients de passage et les habitants de toujours, les démonstrations d’accordéons, des bals comme le Tourbillon, les bancs, les entrepôts, les escaliers, les sirènes, labyrinthes de sentiments et d’allées et venues que mon cher Eugène Dabit avait très bien sentis, lui qui était de mon coin, et du bâtiment. On a bien essayé de rendre tout cela dans le film arraché à son gentil et triste grand bouquin, mais « ce n’est pas la même chose… ».

Je suis encore en relations, dans ce quartier où reposent mes souvenirs, avec des personnes qui l’ont connu peu après l’époque des premiers chemins de fer, et les sifflements ininterrompus des gares les poussent à me citer des chiffres qui ont autant d’attraits pour mon imagination que la guerre des fourmis qu’on signale actuellement dans le Sud des États-Unis. Elles me parlent du temps où il y avait 812 kilomètres de voies ferrées en France, le tout ayant coûté deux cent quatre-vingts millions de francs. On allait de Paris à Rouen par les bateaux à vapeur, les Étoiles et les Dorades. Le double aigle de dix dollars or valait 55 fr. 21. Les maîtres de poste vous louaient leurs chevaux à raison de vingt centimes le kilomètre… N’est-ce pas aussi beau que les contes d’Andersen ? Qui me racontait tout cela ? Ma mère, née en 1838, et qui avait de vieilles amies. Et lorsque nous nous réunissions, faubourg Saint-Martin, ou rue Château-Landon, pour bavarder, soit avec des patriarches de la Chapelle, soit avec de nobles dames de la rue Lafayette, Champs-Élysées de l’arrondissement, c’était pour parler de Paris comme de la capitale de la civilisation.

Nous étions alors isolés du monde, au Nord, par la barrière de Saint-Martin, à l’extrémité du faubourg. C’était une jolie rotonde composée de quatre péristyles en saillie, ornée de huit pilastres d’ordre toscan, le tout couronné par une galerie circulaire aux quatre colonnes accouplées soutenant vingt arcades. Cela vous avait une gueule de tous les tonnerres. Une de mes églises est toujours Saint-Laurent, décollée par la Révolution. Nous comptions parmi nos curiosités la Maison Royale de Santé, rue du faubourg Saint-Denis, l’Hospice des Incurables pour les hommes, faubourg Saint-Martin, l’Hôtel du Plat d’Étain, 256, rue Saint-Martin, d’où partaient les diligences. Puis vinrent s’ajouter progressivement, à ces bases anciennes, l’Hôpital Lariboisière, le Théâtre Molière, la Maison de Santé Dubois, les gares, les grandes épiceries, les belles boucheries, le métro, les cinémas, les piscines, les cliniques pour chiens pauvres, les Dents pour Tous, les stations de taxis et les postes de radio. Sans parler de l’eneombrement dont je ne dirai rien, me souvenant à ce propos de ce qu’écrivait Pierre Véron, en 1884 : « … Les tramways, ces mastodontes beuglants qui vont tout droit sans s’inquiéter de ce qu’ils bousculent, de ce qu’ils tuent !… Les voitures réclame qui trimbalent dans les rues des boniments ineptes… Avant cinq ans, la circulation s’exaspérant de plus en plus, je défie qu’ils continuent à parcourir le boulevard de Strasbourg, le boulevard de Sébastopol, etc. Il y aura impossibilité matérielle ! Quand les tramways auront amené des encombrements de quarante-huit heures, il faudra bien qu’on se décide à nous délivrer de ces hippopotames du ruisseau ! Ça, c’est sûr ! Je n’insiste pas ! Il n’y a qu’à attendre !… » Cela fait rêver, n’est-ce pas ? Non pas à ce qui fut, mais à ce qui sera…

Pour moi, le dixième, et que de fois ne l’ai-je pas dit, est un quartier de poètes et de locomotives. Le douzième aussi a ses locomotives, mais il a moins de poètes. Mettons-nous d’accord sur ce mot. Point n’est besoin d’écrire pour avoir de la poésie dans ses poches. Il y a d’abord ceux qui écrivent, et qui constituent une académie errante. Puis il y a ceux qui connaissent ces secrets grâce auxquels le mariage de la sensibilité et du quartier fabrique du bonheur. C’est pourquoi je pare du noble titre de poète des charrons, des marchands de vélos, des épiciers, des maraîchers, des fleuristes et des serruriers de la rue Château-Landon ou de la rue d’Aubervilliers, du quai de la Loire, de la rue du Terrage et de la rue des Vinaigriers. À les voir, à leur sourire en coutant sur le trottoir gravé de fatigues, à demander des nouvelles de leurs filles, à voir leurs fils soldats, je me sens réjoui jusqu’aux écrous secrets de mon vieux cœur sans haine.

Et puis, c’est encore chez nous, je veux dire dans le dixième, que nous sentons le frôlement des fantômes les plus purs. Descendus des verts maladifs des Buttes Chaumont, jaillis des rails luisants comme un halage de larmes, chassés des abattoirs, nés dans ce triangle mystérieux formé par le faubourg Poissonnière, les boulevards dits Grands, et le boulevard Magenta, nos fantômes ne sont pas littéraires. Ils ne sont pas fournisseurs de poésie pour films, ballets, vices, costumes, mondanités affreuses. Ce sont des clochers de Souvenirs, des dans de messageries, des spectres de trains rapides, des farfadets de bureaux de poste. Ils nous aident à vivre comme des pavés, des ardoises, des gouttières. Ils font partie du même pâté, du même caviar que les vivants. Et nous sommes là entre nous, les vivants et les morts, exécutant notre devoir d’exister, sevrés d’élans, vers le vide des convenances et des menaces…

Nos vies de famille, dans ce monde gris, savoureux comme un gras pain au raisin, ce sont des vies de bouquins et de plantes vertes, avec la cuisine tout contre le cœur, l’oreille, ah ! l’oreille maternelle à portée de votre tendresse, le réveillon simple, des destinées d’amis et de vieux frangins, le spectacle avec la concierge, bref tout un confort de lapins et de fagots, avec ces airs de cornemuse jetés dans le ciel par les locomotives de l’Est et du Nord, qui, si elles emmènent parfois un mètre ou deux de détresse vers la Suisse ou vers l’Allemagne, nous ramènent bientôt aux odeurs puissantes et familières de la rue d’Alsace ou de la rue Louis-Blanc. Cher vieux quartier, aux féeries justes et douces comme des voies aimées…