Traduction par Paul Gruyer et Louis Postif.
Hachette (p. 221-228).


CHAPITRE XXIV

OLAF ANDERSON


À peine se fut-il aperçu que Blake s’était échappé, que Philip, oubliant Célie, se dressa sur ses genoux. Célie glissa sur le sol, éveillée en sursaut et sans rien comprendre tout d’abord. La lueur de l’acier du revolver de Philip passa devant ses yeux. Puis, ayant regardé devant elle, elle se rendit compte que Blake n’était plus là.

Philip scruta du regard l’horizon blafard qui l’entourait. Mais Blake avait complètement disparu. À ce moment, Philip heurta du pied le fusil, qui gisait aux pieds de Célie, il eut un soupir de soulagement. Blake ne l’avait pas emporté avec lui. Pas plus qu’il n’avait tué ou fait prisonniers Philip et Célie. Pourquoi ? C’était, au premier abord, inexplicable.

Philip ne tarda pas à se rendre compte que Blake avait dû le croire mal endormi et n’avait pas voulu risquer un coup de revolver en venant vérifier le fait de trop près. Peut-être ne s’était-il enfui qu’au moment même où Philip était en train de s’éveiller. Il n’avait songé qu’à sauver sa peau, délaissant l’arme et ses ennemis.

Laissant Célie dans ses fourrures, Philip acheva de se relever et s’approcha, avec précaution, du monticule de neige auquel était accoté le bandit. Il eut un sursaut et un cri d’effroi devant la première constatation qu’il put faire. Blake ne s’était pas échappé par ses propres moyens. Derrière le monticule s’allongeait dans la neige un creux sillon, comme celui que trace le ventre d’une otarie.

Philip n’ignorait pas que les Esquimaux ont coutume de creuser, en rampant, de semblables pistes, lorsqu’ils se traînent à plat ventre, pour surprendre un gibier assoupi. C’est de cette manière qu’un secours opportun était arrivé jusqu’à Blake. En rampant sur leurs mains et sur leurs genoux, les deux hommes, dont on distinguait les empreintes différentes, s’étaient éclipsés.

Célie vint rejoindre Philip, le fusil dans sa main. Elle considéra comme lui, avec une curiosité effrayée, la piste parlante, marquée sur la neige. Philip, qui se sentait fautif pour s’être endormi, ne fut point fâché que la jeune femme et lui ne parlassent point tous deux la même langue et qu’elle ne pût le questionner autrement que du regard sur cette inquiétante évasion.

Il lui prit le fusil des mains et glissa le revolver dans son étui. Au cas d’une attaque, sans doute prochaine, des Esquimaux, le fusil serait, à distance, plus efficace. Le Kogmollock qui était venu délivrer Blake devait avoir des confrères plus ou moins éloignés.

Philip installa Célie sur le traîneau. Elle avait trop compris, hélas ! combien s’était aggravée leur situation. Puis il alla vers les chiens et les fit lever.

Tout las et brisés qu’ils fussent, ils obéirent à son commandement et tendirent leurs traits. Le traîneau se mit en branle. La longue mèche du fouet siffla cruellement sur leur dos, qu’elle cingla, et ils accélérèrent leur allure.

La lune s’était levée, entourée d’un brouillard opalescent, qui était descendu sur le sol et maintenant cachait presque la double rive du fleuve. Le traîneau filait droit sur la piste glacée. Philip courait à côté des chiens et priait Dieu intérieurement que les Esquimaux n’apparussent point avant le jour.

Supputant d’avance le cours des événements, il espérait arriver indemne à la cabane dont Blake avait parlé et qui abritait le père de Célie. Une fois là, il se mettrait en défense et, lorsqu’il serait attaqué, son premier coup de fusil serait pour Blake. Lui disparu, il y aurait peut-être moyen de traiter avec les Kogmollocks. C’était lui qui s’acharnait après Célie. Il y avait des exemples que des prisonniers blancs, même des femmes, avaient été gardés comme otages par les Esquimaux, pendant près d’une année, sans qu’il leur advînt aucun mal.

Mais Blake s’exposerait-il à être tué ? Toute la question était là. S’il ne se montrait pas, Philip était décidé à avoir recours à la ruse. Il arborerait son mouchoir en guise de drapeau blanc et demanderait à parlementer avec le bandit. Alors, dès qu’ils seraient face à face, il le tuerait à bout portant. La nécessité justifie tous les moyens, lorsqu’on est aux prises avec un coquin de cet acabit.

Si l’attaque avait lieu avant que la cabane fût atteinte, le traîneau renversé, derrière lequel s’abriterait Célie, servirait de barricade.

Un peu réconforté, Philip excitait les chiens, tantôt en les appelant par leurs noms, qu’il avait connus par Blake, lorsque celui-ci conduisait, tantôt en leur cinglant le dos avec le fouet. Dans la brume de la pâle clarté lunaire, les chiens couraient comme des ombres silencieuses. On distinguait seulement le bruit de leurs griffes, qui crissaient et claquaient, clic, clic, clic, sur la glace lisse du fleuve, comme un battement de petites castagnettes, tandis que grinçaient les patins en os de baleine du traîneau.

Mille après mille, le long ruban gelé de la rivière de la Mine-de-Cuivre se déroulait derrière l’attelage. La lune ne tarda pas à s’enfoncer sur l’horizon et, dans les ténèbres redevenues complètes, Philip, venant en aide aux chiens, lorsqu’ils étaient trop las et haletaient d’épuisement, tirait les traits en leur compagnie. De temps à autre, il allait vers Célie, lui assurait que tout allait bien.

L’aurore enfin se décida à paraître, puis le jour. Les ombres de la nuit s’évanouirent et les deux rives du fleuve se dessinèrent à nouveau, faiblement d’abord, puis avec une parfaite netteté.

À moins d’un mille, Philip, qui croyait les arbres complètement disparus à cette latitude, aperçut la bande noire d’une nouvelle forêt, qui, dans le désert blanc, produisait l’effet d’un grand doigt étendu vers l’Ouest. Près de la lisière des sapins était une cabane et, de cette cabane, une fumée élevait en l’air ses spirales.

Célie, appelant Philip, lui montra de la main la cabane et, d’une voix entrecoupée de sanglots, lui expliqua avec volubilité mille choses qu’il ne pouvait comprendre, mais dont la plus importante se devinait clairement. C’est là qu’Armin, le père de la jeune femme, devait se trouver si, comme Blake l’avait assuré, il n’était pas mort. Le but du hasardeux voyage était atteint.

Si grande était l’émotion de Célie que ses forces tendues semblèrent l’abandonner et qu’elle s’affaissa, à demi évanouie, dans les bras de Philip.

De la longue masse noire des sapins, où elle se formait, une rumeur flottante arrivait sur la plaine glacée. C’était un chœur fait de cris humains, pareils à des hurlements de loups, et de jappements de chiens. Une horde d’Esquimaux était en chasse et serrait de près le gibier. Un coup de fusil claqua bientôt suivi d’une fusillade éparse. Puis tout retomba dans le silence.

Philip, empaquetant Célie sur le traîneau, remit les chiens en marche et poussa droit vers la cabane et vers le bois, qui furent bientôt atteints. Célie sauta rapidement à terre.

La cabane était close et aucun bruit n’en sortait. Seule, la fumée y trahissait la vie. Agitée et nerveuse, Célie frappa de ses petits poings, contre la porte, en appelant quelqu’un dans son idiome étrange. Philip, qui se tenait près d’elle, entendit un mouvement confus derrière les murs de bûches, le bruit d’un loquet que l’on poussait, et une voix d’homme, sourde et caverneuse, à laquelle répondit un cri aigu de la jeune femme.

La porte s’ouvrit et un vieillard, à la barbe et aux cheveux blancs, apparut, tendant ses bras vers Célie, qui s’y précipita.

Philip assistait, muet, à cette scène, lorsqu’un autre cri, qu’il entendit derrière lui, le fit retourner. Une seconde forme humaine, sortie de la forêt, accourait à toutes jambes vers la cabane. Philip reconnut rapidement un homme blanc et marcha vers lui, le revolver au poing. Tous deux ne tardèrent pas à se trouver en face l’un de l’autre.

L’inconnu était d’une taille au-dessus de la moyenne. Il avait de longs cheveux roux, qui pendaient autour de son visage. Il était tête nue et sa figure était empourprée de sang. Tandis qu’il fixait Philip, ses yeux semblaient sortir de leurs orbites. Et Philip, laissant presque tomber son revolver, de stupéfaction, murmura, incrédule :

« Dieu du ciel ! Est-ce bien toi, Olaf Anderson ? »