Traduction par Paul Gruyer et Louis Postif.
Hachette (p. 205-210).


CHAPITRE XXII

VERS LA RIVIÈRE DE LA MINE DE CUIVRE


Blake se rendit compte que l’heure de plaisanter était passée. S’adressant à l’Esquimau, il lui dit, dans sa langue, quelques brèves paroles.

Philip savait fort bien qu’il donnait au Kogmollock des instructions sur la façon dont la bande devait agir, pour tenter de venir l’arracher de ses mains. Mais il savait aussi qu’il conseillerait la prudence et avertirait que la lutte ne serait pas sans risques sérieux, le fusil et le gros revolver ayant changé de mains.

Lorsque Blake eut terminé, il lui fit passer la porte et le poussa jusqu’au traîneau, resté tout attelé. Celui-ci était lourdement chargé de la chair fraîche d’un caribou. Il y en avait près d’un millier de livres, dont il ne prit avec lui que le quart environ. Il déchargea le reste sur la neige. Puis il installa confortablement Célie et, desserrant en partie les derniers liens de Blake, dont les pieds étaient déjà libres, il libéra encore sa main droite. Après quoi, ramassant le fouet de l’Esquimau, il le lui tendit.

« Maintenant, Blake, courez à côté des chiens et dirigez-les, ordonna-t-il. Droit à la rivière de la Mine-de-Cuivre, et par le plus court ! Il s’agit de votre vie autant que de la mienne. Au premier signe suspect, vous serez un homme mort. »

Blake grommela :

« Vous êtes fou. Dieu de Dieu ! un vrai fou. »

Philip se contenta de répondre :

« Silence ! Et en route… »

Blake fit claquer son fouet et donna, en esquimau, un ordre bref et rageur. Les chiens soulevèrent leurs ventres, aplatis sur la neige, et sautèrent sur leurs pattes.

À un nouveau commandement, le traîneau s’ébranla. Du seuil de la cabane, l’Esquimau, les yeux étincelants, vit l’attelage rapidement disparaître.

Philip qui, comme Blake, allait à pied, avait remis le fusil à Célie, qui le tenait sur ses genoux, dans ses mains serrées, son petit pouce sur le cran de sûreté, prête à tirer sur Blake s’il essayait de s’échapper. Il lui avait confié cette importante surveillance et il savait qu’elle ne faillirait pas à sa tâche. Il courait à côté du traîneau et, en la voyant ainsi sérieuse et attentive, le regard fixé sur le large dos de Blake, il se mit à rire.

Célie détourna, pendant un instant, ses yeux vers lui et rougit, en le voyant qui la contemplait amoureusement.

« Blake a raison, dit-il à mi-voix. Je suis fou en agissant comme je le fais. C’est pour vous faire plaisir que je risque ce voyage vers votre père. Vous et moi, nous jouons notre existence. Peut-être, ô mon adorée, vous en rendez-vous insuffisamment compte ? En partant vers le Sud, nous étions bientôt sains et saufs, et les Esquimaux n’auraient pas osé nous poursuivre pendant longtemps. »

Célie souriait, sans comprendre, en l’écoutant.

« … Et peut-être, lorsque nous arriverons à lui, trouverons-nous qu’il est mort. Notre sort dépend de Blake. Surveillez-le bien. Je vais en faire autant. »

Et, s’avançant vers l’avant du traîneau, il arma le gros revolver qui, à trente pas, pouvait abattre son homme.

Blake conduisait l’attelage dans la direction du Nord-Ouest et sans doute ne tarderaient-ils pas à rencontrer la rivière de la Mine-de-Cuivre, ce gros torrent, alors gelé, qui coule vers l’Arctique. Lorsque les arbres et les fourrés s’éclaircissaient, Philip se rapprochait de Célie. Mais, dès que le terrain redevenait plus propice à une embuscade, il revenait vers Blake, le revolver bien en évidence dans sa main. Alors Célie surveillait la piste en arrière d’eux et observait si rien n’y apparaissait.

Trois quarts d’heure durant, ils allèrent ainsi, lorsque Blake, tout à coup, lança un commandement qui fit arrêter tous les chiens.

La caravane se trouvait alors sur une petite crête dominant une partie non boisée du Barren, au-delà de laquelle un autre petit bois dessinait sa ligne noire. Blake désigna du doigt les sapins, d’où s’élevait une sombre colonne de fumée résineuse.

« C’est à vous, dit-il froidement à Philip, de décider ce que vous voulez faire. Notre chemin traverse ces sapins, et vous voyez d’ici la fumée. Ils doivent être là une vingtaine d’Esquimaux, en train de se repaître de caribou. Si nous continuons à avancer, nous serons bientôt vus et les chiens, en tout état de cause, nous auront vite éventés. Le pays où nous entrons est un vrai coupe-gorge… Je vous préviens loyalement, car je ne veux pas recevoir la balle que vous m’avez promise. »

En parlant ainsi Blake paraissait sincère, et cependant il sembla à Philip qu’une arrière-pensée mauvaise passait dans son regard.

Blake se rapprocha d’un pas et poursuivit :

« Faites attention, Philip Brant ! Si vous persistez à vouloir aller où vous désirez, il y aura, d’ici la fin de la journée, deux cents Esquimaux à nos trousses. Estimez-vous heureux que j’aie arrêté les chiens, au lieu de vous jeter dans ce guêpier. Profitez-en, si vous n’êtes pas las de la vie. Abandonnez-moi la jeune fille et décampez dans la direction contraire, avec le traîneau et les chiens.

Le chantage se faisait évident.

« Nous continuons à aller de l’avant, dit Philip, en dévisageant Blake avec énergie et mépris. Si quelqu’un peut passer indemne à côté des Esquimaux, c’est bien vous. Vous me servirez de sauvegarde ou je vous tuerai. C’est compris ? Nous allons terminer bientôt le jeu que nous jouons tous deux. L’un de nous va perdre ou gagner, et j’ai dans l’idée que c’est vous qui paierez finalement les pots cassés. »

Le regard de Blake se ternit à nouveau. Avec un grognement et un haussement d’épaules, il remit les chiens en marche, d’un claquement de fouet, et reprit une mine soumise. Et, de fait, le bois suspect fut habilement contourné, sans encombre.

Philip voyageait côte à côte avec Blake et ne s’en éloignait point d’un seul pas. Il démêlait pourtant dans les yeux du bandit, malgré son apparente soumission, une expression indéfinissable. Quelque chose de menaçant et de railleur, et la fausseté profonde d’une âme prête à une imminente trahison. Il se gardait d’en rien laisser voir, mais n’en était pas moins étrangement oppressé.

Soudain, à la sortie d’un terrain cahoteux, semé de petits monticules qui cachaient l’horizon, Blake montra du fouet un vaste espace libre et dit :

« Voici la rivière de la Mine-de-Cuivre ! »