Les Symboles, première sérieCharpentier (p. 32-46).


Le Peuple de Dieu


 
Lorsque, au mont Sinaï, le Seigneur notre Dieu,
Invisible parmi les tourbillons du feu,
De cette voix qui fait tressaillir les abîmes
Eut promulgué les dix commandements sublimés
Qui sont comme le cœur et l’âme de la Loi,
Israël fut longtemps anéanti d’effroi.
La montagne tremblait. Une rouge fumée
Sortait abondamment de la cime enflammée ;
Et, par brusques éclats, retentissaient encor
Des tonnerres mêlés aux beuglements du cor.
Puis les chefs des tribus relevèrent la tête ;
Ils vinrent à Moïse et lui dirent : « Prophète,
Sois le médiateur entre Israël et Dieu.
Vois : s’il nous faut rester dans ce terrible lieu,

Nous craignons d’être tous dévorés par les flammes,
Et la voix du Seigneur épouvante nos âmes.
Mais toi, parle à ton Dieu, maître ; et nous t’attendrons
Prosternés et touchant la terre de nos fronts. »
Moïse répondit : « Retournez à vos tentes. »
Et le prophète, au bruit des trompes éclatantes
Qui faisaient retentir le vaste Sinaï,
Seul, gravit la montagne où trône Adonaï.
Le sol brûlant gardait de profondes empreintes
De ses pieds égarés dans les ténèbres saintes.
Brisé de lassitude et le cœur anxieux,
Car le Seigneur allait flamboyer à ses yeux,
Il atteignit enfin la cime rayonnante.
Pâle, il vit Jéhova dans sa gloire tonnante ;
Et, comme le vieillard chancelait ébloui,
L’Éternel Dieu parla face à face avec lui.


Moïse, j’ai pitié de tes faibles prunelles.
Je te laisse entrevoir mes splendeurs éternelles ;
Mais ne sois plus tremblant : mon visage est voilé.
J’ai répandu sur toi des grâces abondantes.
Souviens-toi qu’au milieu de broussailles ardentes
Je t’ai paisiblement parlé.


Tes pieds furent cloués au sol par la surprise
Quand, du buisson de feu, je te criai : « Moïse !
Moïse ! — Me voilà, Seigneur, répondis-tu.
— Cet endroit est sacré : retire tes chaussures,
Dis-je. Mais ton Seigneur veut que tu te rassures ;
Ceins-toi de force et de vertu. »

Bientôt j’eus accompli par toi de grandes choses…
Il faut que sur ton Dieu toujours tu te reposes ;
Et moi, fidèlement, j’exaucerai tes vœux.
C’est toi que j’ai choisi, toi seul entre tes frères,
Pour m’offrir le pieux encens de leurs prières ;
J’aime et je bénis qui je veux.

Abraham, Isaac et Jacob, tes ancêtres,
N’eurent-ils pas en moi le plus clément des maîtres ?
Je veille, à cause deux, sur mon cher Israël ;
Et je le porterai moi-même avec tendresse
Dans une heureuse terre, un pays d’allégresse,
Ruisselant de lait et de miel.

J’aime à me souvenir du père de ta race.
Un jour je lui pariai longtemps et face à face.
J’avais pris cette fois, voulant être ignoré,
L’apparence de trois jeunes hommes robustes ;
Mais je me découvris au juste entre les justes
Sous les beaux chênes de Mamré.


« Aux yeux de l’Éternel puissé-je trouver grâce !
Nous dit-il. Mais souffrez qu’un repas vous délasse ;
Reposez-vous, seigneurs. » Puis, appelant Sara :
« Pétris une galette et présente la crème !
L’hôte qui m’a comblé par cet honneur suprême,
Ma vigne le réjouira. »

Lorsqu’Abraham, devant sa tente hospitalière,
A genoux, eut lavé nos pieds blancs de poussière,
Il fit rôtir pour nous le plus gras de ses veaux.
Nous mangeâmes en paix à l’ombre des grands chênes,
Tandis que sous nos yeux, dans les moissons prochaines,
Brillait l’éclair aigu des faux.

Lui, se tenait debout ; repus, nous lui parlâmes.
« Demain tu pourras voir tourbillonner les flammes
Sur Sodome et Gomorre. Elles exècrent Dieu,
Et nous sommes venus pour en faire justice.
Nous irons trouver Loth. Il faut qu’on l’avertisse
De fuir le déluge de feu. »

Abraham eût voulu, lui qui savait me plaire,
En faveur de Sodome apaiser ma colère.
« Frapperez-vous, dit-il, les bons et les méchants ?
Si pourtant l’on trouvait dix justes dans la ville… »
Mais je fus sans pitié pour cette engeance vile ;
C’étaient d’abominables gens.


« Ils me font tous horreur, dis-je, et leur perte est sûre.
Le soufre calmera leur fureur de luxure ;
Le feu du ciel est prêt. — Mais où donc est Sara ?
Bénissez-moi tous deux ; car, avant une année,
Bien que depuis longtemps ta femme soit fanée,
Un enfant mâle te naîtra. »

Or, j’entendis Sara qui riait sous la tente.
« J’ai vieilli, pensait-elle, en cette vaine attente ;
Mon seigneur a cent ans, j’en ai quatre-vingt-dix. »
Je lui criai : « Sara ! Dieu défend que tu ries.
Tu ne perds plus ton sang, et tes chairs sont flétries ;
Mais je veux te bénir d’un fils. »

Deux d’entre nous avaient pris congé de notre hôte.
« Marche droit devant moi, lui dis-je, et vis sans faute !
Tu seras un grand peuple et je te bénirai..
Vois, je lève ma main : par ma vie éternelle !
Je ferai que Sara porte un beau fruit en elle ;
Par moi-même je l’ai juré. »

« Je veux, lui dis-je encor, que ta race fourmille.
On ne pourra pas plus dénombrer ta famille
Que l’on ne peut compter, par le soir le plus clair,
Les étoiles dont j’ai peuplé ma solitude
Ou, sur le bord des flots, l’immense multitude
Des grains de sable de la mer. »


Eh ! bien, ai-je menti ? Vous voilà six cent mille.
Vous faites plus de bruit que la plus vaste ville ;
Et certes je rendrai ce peuple d’Israël,
Qui ne reverra plus la terre du servage,
Nombreux comme les grains de sable du rivage,
Comme les étoiles du ciel !

N’ai-je pas accompli prodige sur prodige ?
« Va trouver Pharaon ; ordonne-lui, te dis-je,
De délivrer du joug ce peuple frémissant. »
Mais le prince endurci ne sut point me connaître ;
Et la terre d’Égypte, à cause de son maître,
N’eut plus à boire que du sang.

Puis les rongeurs ailés s’abattirent sur elle.
Tout l’accabla. Le lin fut haché par la grêle.
La peste fit mourir les bœufs et les chameaux.
Je corrompis le sang d’un peuple de coupables ;
Et ce fut au milieu de ténèbres palpables
Que l’Égypte pleura ses maux.

 Vos maîtres aveuglés vous retinrent quand même.
Frappons-les, dis-je alors, pour ce peuple qui m’aime ! »
Et tous leurs premiers-nés, depuis le fils du roi
Jusqu’au fils de l’esclave occupée à la meule
En une seule nuit, mon peuple, en une seule
Furent exterminés par moi !


Je n’épargnai que vous. J’éteignais mon épée
Sitôt que je voyais une porte trempée
Du sang des purs agneaux immolés ce soir-là.
Gardez-en la mémoire, un jour, dans vos demeures !
Mangez l’agneau pascal en souvenir des heures
Où mon épée étincela.

On vous laissa partir dès que brilla l’aurore.
Votre pâte n’était point fermentée encore ;
Et brusquement le peuple emporta ses pétrins
Roulés dans des manteaux, et le sel, et la pâte.
Vous n’aviez point mangé ; mais vous partiez eh hâte,
D’après mes ordres souverains.

O maison d’Israël ! lorsque, après la conquête,
Tu pourras dignement célébrer cette fête,
Pendant sept jours, afin de te souvenir mieux,
Tu devras te servir de pâte non levée ;
Et ce sera pour toi, pour toi que j’ai sauvée,
Comme une marque entre tes yeux I

Je soutins au désert la foule exténuée.
Pour vous guider, le jour, j’étais dans la nuée
Dont la spirale épaisse allait jusqu’au ciel bleu ;
Et, quand le soir tombé faisait pâlir la nue,
Je marchais, rassurant la caravane émue,
Dans une colonne de feu.


Subitement la mer arrêta notre fuite.
Pharaon, irrité par une âpre poursuite,
Allait ruer ses chars de guerre contre nous.
Tout le ciel était plein de hurlements de rage.
Toi-même tu sentis défaillir ton courage
Et tu m’imploras à genoux.

Alors, moi, j’entendis ta prière fervente.
Ta face était livide et pleine d’épouvante
Tandis que tout le peuple éclatait en sanglots,
Ne sachant s’il devait retourner en arrière ;
Et je criai : « Pourquoi cette vaine prière ?
Lève ton bâton : fends les flots ! »

Ah ! les cris de mon peuple émeuvent mes entrailles !
Les eaux, se divisant, formèrent deux murailles
Et les douze tribus passèrent au milieu.
O Jacob, tu l’as vu ! le vent de mes narines
Fendit pour toi la mer aux algues purpurines :
Moi, l’Éternel, je suis ton Dieu !

Voilà que Pharaon s’est rué sur nos traces.
« J’atteindrai, disait-il, je détruirai ces races ! »
Et les Égyptiens le suivaient par milliers.
Ah ! malheur à celui que mes pièges attirent !
La mer se referma : les vagues engloutirent
Les chevaux et leurs cavaliers.


Les émirs d’Ismaël tressaillirent de crainte ;
Edom trembla ; Moab redouta mon étreinte ;
Et ta sœur Miryam, dont j’exaltais le cœur,
Glorifia son Dieu par les chants et la danse.
Les tambourins marquaient bruyamment la cadence
Et les femmes dansaient en chœur.

Voilà ce que j’ai fait. Parle donc, ô Moïse,
À ceux que tu conduis vers là terre promise
Et redis-leur souvent de ne pas m’oublier,
Pour que dans le péril l’Éternel soit leur aide ;
Car, s’ils me résistaient comme un peuple au cou raide,
Je saurais bien, moi, les plier !

Dans le désert de Sour leur détresse fut grande.
« Que ne sommes-nous près de la marmite à viande ! »
S’écriaient-ils. Alors je fis pleuvoir du ciel
Une manne abondante et qui les fit revivre ;
Et voilà que c’était plus brillant que le givre,
Avec une saveur de miel.

Puis, comme l’eau manquait, ils gémirent encore.
Ils disaient : « Faut-il donc que la soif nous dévore ?
Nos malheurs, sur les bords du Nil, furent moins grands. »
Et, comme ils t’en faisaient un injuste reproche :
« Prends ton bâton, te dis-je, et frappes-en la roche ! »
Les eaux jaillirent par torrents.


J’ai transporté mon peuple avec des ailes d’aigle
Jusqu’à cette montagne ; et j’ai fixé la règle
Dont jamais Israël ne devra dévier
Pour que, dans l’avenir, Canaan lui prodigue
L’orge et le pur froment, la grenade et la figue,
La noble vigne et l’olivier,

O toi, mon serviteur, tu diras à tes frères
De ne point élever de plaintes téméraires
Dans cette solitude où j’entraîne leurs pas.
Moi, je veille. Ils seront à l’abri des paniques.
Le temps n’usera pas le lin de leurs tuniques ;
Leurs pieds ne se gonfleront pas.

Sept peuples surgiront, vous barrant le passage.
Mais je suis le Puissant comme je suis le Sage !
N’ai-je pas, en voyant qu’on vous rompait de coups,
Arraché votre nuque au joug de l’esclavage ?
Vous serez contre tous comme l’âne sauvage ;
Tous s’acharneront contre vous.

Que de chair mangera la bouche de l’épée !
Cette race de chiens, cruellement frappée,
Connaîtra que je suis plus fort que tous ses dieux.
Je la consumerai par le feu de ma rage.
C’est que votre Seigneur, mes fils, quand on l’outrage,
N’est point miséricordieux !


Pas de pitié : je veux savourer ma vengeance.
Tous ceux qui survivront de cette affreuse engeance
Devront se prosterner en face des Hébreux.
Vous ne les emploierez qu’à des travaux serviles.
Leurs puits seront à vous. Vous vivrez dans les villes
Qu’ils avaient construites pour eux.

Ah ! maison de Jacob, ne sois jamais ingrate !
Du désert au Liban, de la mer à l’Euphrate
Tu jouiras du sol que baigne le Jourdain.
Là, tu rafraîchiras tes yeux dans Peau des sources ;
Tu pourras sommeiller après tes longues courses
Dans un délicieux jardin.

Aux lueurs des éclairs, aux cris de la trompette
Je l’ai dit à mon peuple et je le lui répète :
Ne soyez point séduits par toutes ces clartés
Que semèrent, au ciel des nuits, mes mains divines !
Jetez au feu l’argent, l’or et les pierres fines
Des Baals et des Astartés.

Ne m’associez point avec des choses mortes.
Tous, gravez bien ceci sur vos murs et vos portes,
Car c’est l’inébranlable assise de ma Loi :
Il faut que vous m’aimiez du profond de vos âmes !
Seul, je suis l’Éternel. Point de cultes infâmes,
Point de dieux en face de moi »


Vos hymnes me seront d’agréables murmures.
Il faudra, même au temps où les grappes sont mûres,
Sanctifier le jour où j’ai pris mon repos.
Les prémices des champs, votre Dieu les réclame.
Il veut que devant lui crépitent sur la flamme
Les premiers-nés de vos troupeaux.

Car c’est à moi, la terre, et tout ce qu’elle enferme,
De l’être qui respire à la plante qui germe.
Je fais vivre et mourir ; je frappe et je guéris.
Eh ! bien, qu’Israël vive, et triomphe, et s’accroisse !
Écoute-moi, mon peuple. Au jour de ton angoisse,
Moi, j’ai bien écouté tes cris !

Ne choisis point la mort quand je t’offre la vie ;
Sinon je ferai choir sur ta nuque asservie
Un joug plus écrasant que celui d’autrefois.
L’étranger nourrira ses chevaux de ton orge.
La peur te rendra fou. Je livrerai ta gorge
Au glaive d’implacables rois.

Si tu sers d’autres dieux, vois-tu, si tu me railles,
Je maudirai, Jacob, le fruit de tes entrailles.
Ton ciel sera d’airain, ton sol sera de fer.
Plus de vin : la vermine aura mangé tes vignes.
Tu seras consumé par des fièvres malignes ;
Tu rongeras ton cœur amer.


Tu deviendras le plus misérable des êtres,
Car je te chasserai du sol de tes ancêtres ;
Parmi les nations tu seras lâche et vil ;
Et l’Éternel, voyant ta race méprisée,
Pour n’être pas lui-même un objet de risée,
T’anéantira dans l’exil.

Mais si tu hais les dieux, la fraude et l’impudence,
Je t’ouvrirai le ciel, mon grenier d’abondance ;
Tu laveras tes beaux vêtements dans le vin,
Car il débordera de la coupe des fêtes ;
Ton Seigneur bénira les amours de tes bêtes,
Il te multipliera sans fin.

Canaan, où sera ma demeure choisie,
Est assez riche et grand pour qu’il te rassasie ;
Mais tu prélèveras sur maintes nations
La graisse des agneaux, la crème des génisses ;
Et moi, je bénirai, pour que tu me bénisses,
Tes mille générations.

Je fais de toi mon peuple : il faut en être digne
Ta chair est circoncise et ce fut là mon signe ;
Maintenant c’est ton cœur que je circoncirai.
L’alliance entre nous, je la veux éternelle.
Tu vivras désormais à l’ombre de mon aile ;
Tu seras un peuple sacré.


Voilà ce qu’il faut dire aux tribus que tu mènes,
Moïse. Éloigne-toi. Tes prunelles humaines
Souffrent de contempler la splendeur de ton Dieu.
Ne te prosterne pas, et garde le silence.
Entre mon peuple et moi va sceller l’alliance
Au pied de la montagne en feu.


Moïse descendit sans retourner la tête.
L’Éternel Dieu tonnait derrière le prophète
Dont les larges pieds nus foulaient un sol ardent ;
Et, près de lui, toujours plus rauque et plus strident,
Retentissait le bruit des trompes invisibles.
Il apparut au peuple avec des jeux paisibles.
Mais sa face brillait de si vives clartés
Que même les Anciens furent épouvantés ;
Et, sitôt qu’Israël eut reçu le message,
Le prophète couvrit d’un voile son visage.
Il éleva lui-même, un autel au Seigneur ;
Il égorgea de purs taureaux en son honneur ;
Pais, au nom des tribus, il dressa douze pierres.
Israël, de nouveau, dut baisser les paupières ;

Car, afin d’accomplir les ordres les plus saints,
Moïse, avant versé dans de larges bassins
Tout le sang des taureaux qui palpitaient encore,
Découvrit son visage et, d’une voix sonore,
Cria devant le peuple entier qui l’entendit :
« Je vous ai rapporté tout ce que Dieu m’a dit.
Il veillera sur vous, et vous serez sa chose.
Jurez donc d’observer la Loi qu’il vous impose,
A vous comme à tous ceux qui viendront après vous.
Sachez que votre Dieu, peuple, est un Dieu jaloux. »
Ils dirent : « Nous jurons. » Du pied jusques au faîte
Rayonnait la montagne ardente ; et le prophète
Leva pieusement ses mains vers le sommet.
Puis il prit le sang rouge et tiède qui fumait ; .
La moitié de ce sang baigna l’autel de terre.
Il prit le reste, et dit : « Point d’encens adultère !
Vivez pour Dieu ; soyez toujours le peuple élu.
Voici le sang du pacte, et le pacte est conclu. »
Alors, comme ils touchaient la terre de leurs têtes,
Il les aspergea tous avec le sang des bêtes.