Adam et Ève (Bouchor)

Les Symboles, première sérieCharpentier (p. 18-31).


Adam et Ève


 

ÈVE


Voilà mon bien aimé qui s’en revient des champs.
Comme il doit être las ! Je n’entends plus les chants
Que tout le jour il fit retentir dans la plaine
Pour donner plus de cœur à ses bœufs hors d’haleine.
Le père de mes fils approche lentement ;
Il pousse devant lui l’attelage fumant
Qu’il aiguillonne avec la pointe d’un arbuste.
Que son pas est puissant ! qu’il est haut et robuste !
La face de l’époux semble dire : Je veux.
Le voici. La sueur l’inonde ; et ses cheveux,
Dénoués par le vent qui siffle dans les saules,
Flottent sur son visage et couvrent ses épaules.

La rivière est de pourpre : au loin, le ciel pâlit…
Ah ! qu’il repose enfin ses membres sur un lit,
Le laboureur brisé par la terre ; qu’il vienne
Étendre sa chair lasse à côté de la mienne…


ADAM


Salut, femme !


ÈVE


                        Salut, maître.


ADAM


                                                       Amour de mes yeux,
Parle : ton cœur est-il confiant et joyeux ?
Nos bien aimés, mêlant leurs haleines si douces,
Dorment-ils dans leur nid de feuilles et de mousses ?


ÈVE


Entre, et regarde-les, plus roses que des fleurs.
Comme ils ont oublié leurs premières douleurs !
J’ai pu les assoupir à force de tendresses,
De chants et de baisers, de lait et de caresses.
 


ADAM

Ô femme, qu’ils sont beaux, les fruits de notre amour !


ÈVE


Délasse-toi, seigneur, après le dur labour.
C’est l’heure du repos pour toute âme vivante ;
Le ciel va se remplir d’étoiles. Ta servante
A préparé pour toi l’humble repas du soir.
Afin de m’honorer, maître, daigne t’asseoir.


ADAM


Que Dieu jette un regard sur toute créature !
Va dételer nos bœufs ; donne-leur la pâture,
Femme, et que jusqu’à l’aube ils dorment comme nous.
Moi, je courbe la tête et fléchis les genoux…
Accepte, Eternel Dieu que bénissent les anges,
De moi, comme de tous, un tribut de louanges !
Tu n’es point sourd aux cris des aigles affamés,
Père, et, donnant la force aux grains que j’ai semés,
Tu fais sortir un pain nourrissant de la terre.
Tu m’as dévoilé, Maître, un merveilleux mystère :
Je fais jaillir la flamme, habile à se cacher
Dans le bois sec ou dans les éclats du rocher.

La puissance du fer un jour m’est apparue ;
Et la première fois que, traînant ma charrue,
J’ouvris profondément les entrailles du sol,
Les anges attentifs suspendirent leur vol.
Les plus rudes labeurs me devinrent faciles
Quand j’eus mis sous le joug deux taureaux indociles,
Mes bœufs au front robuste, aux larges flancs pourprés,
Que tu repais de l’herbe abondante des prés.
En mon nom, comme au nom de ces êtres sans nombre
Que soutient ta parole et que couvre ton ombre,
Sois béni pour les fruits des bois et pour les eaux
Où l’onagre altéré vient tremper ses naseaux !
Père, nous sommes tous l’œuvre de ta sagesse ;
Mais tu répands tes biens avec plus de largesse
Sur moi, ton premier-né, qui travaille âprement.
Vois, Seigneur : j’ai pétri la moelle du froment.
Nourris-moi de mon pain, si tu m’en trouves digne ;
Et que ma femme soit pareille à cette vigne
Qui naguère, en Eden, durant nos courts sommeils,
Multipliait ses fruits et ses pampres vermeils !


ÈVE


Les taureaux, maître, sont paisibles dans leur crèche.
Mange et bois. J’ai puisé cette eau limpide et fraîche,
Et je viens pour servir mon bien aimé seigneur.


ADAM

Assieds-toi, chère femme. Un tranquille bonheur,
Quand je te vois, s’épand jusqu’au fond de mon être.
Je veux rompre mon pain avec toi. Le seul Maître
Est Celui qui créa l’épouse pour l’époux,
Si douce qu’il n’est rien, sous le ciel, de si doux.
Dieu m’a pétri d’argile ; et toi, ma bien aimée,
C’est de ma propre chair que ses mains t’ont formée !
Voyant que j’étais seul, il tira du limon
Des animaux sans nombre ; et je donnai leur nom
Aux mille oiseaux du ciel comme aux bêtes sauvages.
Mais, toujours seul, j’errais sans fin sur les rivages
Du fleuve aux quatre bras qui semblait m’enfermer,
Et mon âme cherchait une âme pour l’aimer.
Alors un lourd sommeil pesa sur mes paupières ;
Et, comme j’étais plus inerte que les pierres,
Dieu t’arracha de moi. Lorsque je m’éveillai,
Tu souriais… Combien je fus émerveillé
De voir une divine image de ma vie !
Et je m’écriai, l’âme éperdue et ravie,
Devant l’être inconnu qui déjà m’était cher :
« Voici l’os de mes os et la chair de ma chair ! »


ÈVE

Hélas ! quel souvenir devant mes yeux s’élève !
Je vois l’ange et le feu tournoyant de son glaive
Qui nous chasse du frais et joyeux Paradis.
C’est à cause de moi que nous fûmes maudits.
Nous voici loin de Dieu, seuls, perdus dans le monde ;
Et mon seigneur, courbé vers la terre inféconde,
Lui donne chaque jour la sueur de son front.
Mon crime, cher époux, quels sanglots l’expieront ?


ADAM


Ô femme, comme toi, je voulais la science.
Si tu m’as devancé dans ton impatience,
J’ai suivi ton exemple : après toi j’ai mordu
L’âcre et sauvage fruit de l’Arbre défendu.
Quand les portes du beau jardin nous furent closes,
Ce n’est pas sans pleurer que je quittai ces choses,
Nos palmiers s’inclinant sous leurs grappes de fruits,
L’ombrage parfumé des cèdres et les bruits
Majestueux du vent dans leurs larges ramures,
Le miel exquis des bois, la source aux frais murmures,
La nuit bleue où chantaient d’invisibles oiseaux,
Et, chaque jour, parmi les fleurs et les roseaux,

L’inaltérable ciel réfléchi dans le fleuve…
Que je me sentis faible en face de l’épreuve !
Quand nous eûmes longtemps erré par les chemins,
Je dus, pour labourer la terre avec mes mains,
Disputer aux oiseaux quelques chétives graines.
Ah ! plus de lits de fleurs et plus de nuits sereines !
Nous ne connaissions plus l’hymne du rossignol.
Quand j’avais arraché les épines du sol,
Sous notre toit battu par d’affreuses tempêtes
Nous écoutions, le soir, les hurlements des bêtes,
Et, tristes, nous mangions des fruits amers… Mais Dieu,
Prenant pitié de nous, me fit maître du feu.
Je ne me sentis plus faible ni solitaire,
Quand j’eus forgé le soc qui déchire la terre ;
Et combien je bénis, après mes durs travaux,
La première moisson qui tomba sous ma faux !
C’est l’œuvre de mes mains que chaque jour tu manges,
Femme ; aussi je me sens presque l’égal des anges,
Et j’ai reçu des biens qu’ils peuvent envier.
Comme les rejetons d’un vivace olivier
Je vois croître mes fils, que tes mains maternelles
Suspendent tous les deux à tes douces mamelles.
J’en bénis le Seigneur, chaque soir, à genoux ;
Et rien n’attristerait le cœur de ton époux
Si j’oubliais que Dieu, dans son âpre justice,
Veut qu’un lourd châtiment sur toi s’appesantisse.

Une première fois, femme, l’enfantement
N’a-t-il pas déchiré ton corps cruellement,
Ce doux et tendre corps ? Ah ! quand tu seras mère,
Ton angoisse rendra toujours ma joie amère.


ÈVE


Non, non, loué soit Dieu pour ma part de douleurs !
Il ne suffisait point de m’abreuver de pleurs,
D’éclater en sanglots à tes genoux, ô maître !
Je t’ai donné deux fils, êtres faits de mon être,
Qui sortirent de moi nus, souillés et sanglants.
Puisse l’Éternel Dieu bénir encor mes flancs !


ADAM


Aux portes de l’Éden, Ève, ma chère aimée,
J’ai dit : « Ton nom est mère ! » et je t’ai bien nommée.
Écoute-moi : mon cœur va parler à ton cœur.
Dans ses discours la Bête au sifflement moqueur
N’a point menti. Reviens vers ces choses passées.
Ô femme, comprends-moi : je suis plein de pensées.
Ne nous lamentons plus pour un songe détruit !
Avant d’avoir goûté le mystérieux fruit,
Ne méritant jamais ni louange ni blâme,
Nous vécûmes dans un profond sommeil de l’âme.

Nus et ne sachant pas la honte d’être nus,
(Car le bien et le mal nous étaient inconnus)
Sans pressentir combien ces heures seraient brèves
Nous respirions les fleurs, et nous mêlions nos rêves
Comme ces beaux enfants qui dorment enlacés…
Bien que cela fût doux, ce n’était point assez.


ÈVE


Oui, dans le frais jardin nous eûmes notre enfance.
Mais, quand je transgressai la terrible défense,
Quel torrent de lumière inonda mon esprit !
Quel trouble fut en moi ! quelle rougeur couvrit
Mon visage aussitôt que je me sentis nue !
Que mon cœur palpita ! que ma chair fut émue !
Et comme je voilai mon corps de mes cheveux
Quand je sentis peser sur moi tes sombres yeux !


ADAM


L’avenir connaîtra les hontes et les crimes ;
Le mal sera puissant. Dès que nous le comprîmes,
Nous eûmes en horreur jusqu’à l’ombre du mal.
Moi, n’étant plus pareil au stupide animal
Qui n’a point de pensée en jetant sa semence,
Je fus, devant ta chair, saisi d’un trouble immense.

« Ce qui fait frissonner mon âme, est-ce la mort ? »
Pensai-je ; et mon désir fut mêlé de remords.
Certes, je respectai la pudeur de l’épouse ;
Et je vis même avec une haine jalouse
Les arbres tressaillir, les bêtes s’approcher…
Que ne pouvais-je au fond de mon cœur te cacher !
Tels, nous fûmes tous deux pris d’une sainte honte.
Mais nous ne péchons point, quand notre amour surmonte
Cette pudeur qui donne aux caresses leur prix…
Nous sommes un seul corps, femme ; et tu l’as compris.
Lorsque Dieu de mon flanc t’a lui-même tirée,
N’était-ce pas afin qu’ardemment désirée
Tu m’emplisses le cœur d’un indicible émoi ?
Ne t’a-t-il pas pétrie uniquement pour moi ?
En écoutant l’arrêt de l’inflexible Juge,
Je sentis que l’amour serait mon seul refuge ;
Et, lorsqu’il nous chassa, mon malheur fut moins grand
Puisque je t’emportais dans mes bras en pleurant !


ÈVE


Même en ces jours amers je ne fus point blâmée.
Tu serrais contre toi l’épouse bien aimée,
Plus tendrement qu’aux jours d’innocence et de paix.
Tu préparais, le soir, un lit de mousse épais ;

Car, tandis que tes bras luttaient contre la terre,
Moi, je ne savais rien que gémir ou me taire…
À cette heure d’oubli l’amour mêlait nos corps ;
Et, malgré le vent froid qui sifflait au dehors,
Les hurlements plaintifs et les brusques alarmes,
À force de baisers, tu tarissais mes larmes.


ADAM


Mais, ô ma vie, un jour tressaillirent tes flancs ;
Et lorsque, après les mois qui coulèrent si lents,
Dieu, touché de tes maux, enfin t’eut délivrée,
Voici que tu parus comme transfigurée.
Je ne m’approchai pas sans un respect pieux
De cette chair — délice et tourment de mes yeux
Lorsque fut déchiré leur voile d’ignorance —
Mais que sanctifiait une telle souffrance !
Sans trouble je baisai tes seins, d’où ruisselait
Pour nos deux bien aimés la vie avec le lait ;
Et (qu’il m’en soit témoin, Celui qui peut m’entendre)
Mon amour plus profond ne se fit pas moins tendre.
Ah ! ne regrettons point ce que nous avons fait !
Il me semblait parfois que mon cœur étouffait ;
J’avais soif de connaître. Et, lorsque le reptile
Déroula devant toi sa parole subtile,

N’éveilla-t-elle pas tes plus secrets instincts ?
Ô femme, il nous fallait accomplir nos destins.
Si nous perdîmes notre heureuse insouciance
En mordant au fruit dur de l’Arbre de science,
Nous ne mourûmes point comme Dieu l’avait dit.
En nous une clarté subite resplendit ;
Nous pûmes affronter l’épreuve salutaire,
Toi, m’enfanter des fils, et moi, dompter la terre !
Courbe-toi devant Dieu, mais sans honte. Aujourd’hui
Nous sommes plus parfaits et plus dignes de lui
Que sous les verts palmiers qui croissaient sans culture.
Non, le Seigneur n’a pas maudit sa créature !
Serais-je calme et fort et rayonnerais-tu
De tant de majesté, de grâce et de vertu,
Si Dieu nous écrasait du poids de sa vengeance ?
Il nous laissa faillir pour que l’intelligence
Nous avertît du mal, nous guidât vers le bien ;
Et le puissant esprit qui m’anime est le sien.


ÈVE


Oui, la vérité même éclaire ton visage !
Mais pourquoi le Seigneur, le Dieu clément et sage
Nous dit-il : « Gardez-vous de toucher à ces fruits ? »


ADAM


L’heure vint assez tôt où nous fûmes instruits
De toute la grandeur de notre destinée.
Nous goûtâmes en paix la fraîche matinée
Avant que, pour tracer notre profond labour,
Il nous fallût gémir sous la chaleur du jour.
Puisque l’Éternel Dieu nous fit des heures calmes
Sous l’ombre frémissante et légère des palmes,
Parmi les fruits vermeils et les buissons de fleurs,
Souvenons-nous parfois, en essuyant nos pleurs,
Que dans ce beau jardin le Seigneur fut notre hôte ;
Mais bénissons pourtant l’heureuse et noble faute.


ÈVE


Je ne puis oublier qu’il nous faudra mourir.


ADAM


Ô chère femme, un jour nous sentirons tarir
Dans nos corps desséchés la sève nourricière.
Poussière, nous devons retourner en poussière.
Mais comme les épis sortent drus et pressés
Des grains que d’une main puissante j’ai lancés,

Ainsi fructifiera bientôt notre semence.
Avec nous une race immortelle commence.
Allons, sortez de nous, peuples, et par milliers !
Vivez ! soyez féconds ! croissez ! multipliez !
Défrichez les coteaux ! faites fleurir les plaines !
Sortez en bourdonnant de vos ruches trop pleines !
Répandez-vous au loin sur les flancs spacieux
De la terre et soyez sans nombre sous les cieux !


ÈVE


Ils n’oublieront jamais celle qui la première,
Ayant conçu des fils, leur donna la lumière ;
Et l’on me nommera Mère du genre humain.


ADAM


Femme, le dur labeur me reprendra demain ;
Viens, mangeons et buvons. Le pain donne la force,
Trempe ta bouche aimée à la coupe d’écorce ;
Elle sera bénie, ô femme, et je boirai.
Puis nous sommeillerons. Ton repos m’est sacré,
Parce que tu nourris du lait de tes mamelles
Deux êtres qu’avec moi dans ton amour tu mêles
Et qui, toutes les nuits, sans me rendre jaloux,
Demandent en pleurant le sein qui leur est doux.