Le Petit Lord/34
XXXIV
Quand le comte sortit de l’auberge, après cette entrevue :
« À la Loge ! dit-il à Thomas en remontant en voiture.
— À la Loge ! » répéta Thomas au cocher en sautant sur le siège à côté de lui.
Et il ajouta :
« Vous pouvez compter que les choses vont prendre une tournure tout à fait inattendue. »
Quand le coupé s’arrêta devant l’habitation de Mme Errol, Cédric était dans le salon avec sa mère.
Le comte entra sans être annoncé. Il semblait d’un pouce plus grand que de coutume et paraissait rajeuni de plusieurs années ; ses yeux lançaient des flammes.
« Où est lord Fautleroy ? » fit-il en s’arrêtant sur le seuil de la pièce.
Mme Errol s’avança au-devant de lui ; la rougeur de ses joues trahissait son émotion.
« Est-il encore lord Fautleroy ? demanda-t-elle. L’est-il réellement ?
— Oui, répondit le comte, il l’est ; il est mon seul petit-fils et mon seul héritier. »
Puis, posant la main sur l’épaule de Cédric :
« Fautleroy, dit-il de son ton brusque et impératif, demandez à votre mère quand elle viendra habiter avec nous au château. »
Cédric courut à sa mère et l’enveloppant de ses bras :
« Pour vivre avec nous ! s’écria-t-il, pour vivre avec nous toujours ! dites, Chérie, quand viendrez-vous ? »
Mme Errol leva les yeux vers le comte. Il était grave, mais ses traits avaient perdu leur dureté habituelle ; néanmoins on voyait qu’il avait mis dans son esprit que le désir exprimé en ce moment ne souffrirait pas de contradiction ni même de retard. Depuis quelque temps, il commençait à penser que le meilleur moyen de se faire aimer de son petit-fils c’était de se réconcilier avec sa mère, et la conversation qu’il avait eue quelques semaines auparavant avec Mme Errol lui avait fait voir que cette réconciliation ne pouvait qu’être avantageuse pour lui à tous les points de vue. Aussi avait-il résolu de ne pas perdre de temps pour la réaliser.
« Êtes-vous sûr qu’il vous sera agréable que j’aille vivre avec vous ? demanda Mme Errol avec son doux et aimable sourire.
— Tout à fait sûr, répliqua brusquement le comte, et nous espérons que ce sera bientôt. »
Avant que Ben retournât en Amérique, M. Havisam eut une entrevue avec lui. Il lui apprit que le comte voulait reconnaître le service qu’il lui avait rendu en venant démasquer les intrigues de sa femme ; que de plus son intention était de faire quelque chose pour l’enfant qui avait failli devenir lord Fautleroy. Il lui demanda donc comment il pourrait l’obliger. Ben

répondit que si le comte voulait lui avancer quelque argent
pour acheter des bestiaux, il s’établirait fermier à son compte au
lieu d’être au compte des autres, comme il l’avait été jusque-là,
et qu’il pourrait ainsi faire une petite fortune. Le comte doubla la somme que Ben demandait à emprunter et la lui donna en
toute propriété. Le jeune homme partit donc, avec son fils, pour
la Californie. Il trouva une petite ferme à acheter dans de
bonnes conditions, et fit si bien ses affaires, qu’au bout de
quelques années il devint un des plus riches propriétaires des
environs. Tom, qui s’était attaché tendrement à son père et
qui était devenu un beau et brave jeune homme, le seconda
avec tant d’ardeur dans ses entreprises, que Ben avait coutume
de dire que son garçon le dédommageait amplement de tous les
malheurs qu’il avait éprouvés dans le cours de son existence. Dick
ne retourna pas en Amérique en même temps que lui. Il avait
été décidé, dès le principe, que le comte se chargerait de l’avenir
du jeune garçon et lui ferait donner une solide éducation.
M. Hobbes avait accompagné le frère de Ben en Angleterre ; et si nous n’en avons pas encore informé le lecteur, c’est que son intervention n’avait pas été nécessaire pour le dénouement des intrigues ourdies par la fausse lady Fautleroy. Il s’était décidé au voyage, l’occasion lui semblant propice pour revoir son jeune ami. D’ailleurs pouvait-on savoir, s’il y avait procès, comment les choses se termineraient ? Si elles ne s’arrangeaient pas à la satisfaction du vieux lord, si Tom était admis par les tribunaux comme le fils de Bévis et comme l’héritier du comte de Dorincourt, peut-être Cédric et sa mère reviendraient-ils à New-York. M. Hobbes alors les y ramènerait, et le brave homme (si ardent républicain qu’il fût) était tellement combattu par le désir de voir son petit ami porter les titres de lord et de comte et par celui de le voir revenir à New-York qu’il ne savait pas ce qu’il préférait des deux.