Traduction par Eudoxie Dupuis.
Ch. Delagrave (p. 285-290).


XXXV


M. Hobbes était donc parti, laissant sa boutique entre les mains d’un représentant. Les affaires complètement terminées par la disparition de Minna et par le départ de Tom, M. Hobbes aurait pu partir à son tour ; mais il céda aux instances de Cédric, qui voulait absolument que son vieil ami assistât aux fêtes qui devaient être célébrées à l’occasion de son neuvième anniversaire de naissance. Tous les tenanciers avaient été invités ; il devait y avoir festin, danses et jeux dans le parc, sans compter des illuminations et un feu d’artifice le soir.

« Et mon jour de naissance est le Quatre Juillet ! Est-ce heureux, hein ! monsieur Hobbes, que cela tombe précisément ce jour-là ? car alors nous pourrons faire les deux fêtes ensemble ! Comme cela se trouve bien ! »

Nous devons confesser que d’abord le comte et M. Hobbes n’avaient pas été tout à fait aussi intimes que Cédric se l’était imaginé. Jusque-là le comte avait eu très peu de rapports directs avec des épiciers, de même que M. Hobbes en avait eu peu avec les lords. Aussi, dans leurs rares entrevues, la conversation n’était-elle pas très animée. Il faut dire aussi que quand le brave négociant allait au château, il était quelque peu impressionné par les splendeurs qui régnaient autour de lui, et son aplomb naturel de commerçant satisfait, de ses affaires, se changeait en timidité quand Cédric lui faisait les honneurs de l’habitation de son grand-père et lui en détaillait les beautés, comme il pensait que c’était son devoir de le faire. La porte d’entrée, avec les deux lions de pierre qui la décoraient, avait le don de le plonger dans une stupéfaction qui augmentait quand il apercevait le donjon avec ses tours massives, les parterres remplis de fleurs, les terrasses avec des paons faisant la roue sur les balustres de pierre ouvragée, le grand escalier avec les rangées de valets en livrée s’alignant de chaque côté, lorsqu’il passait escorté de Cédric, ou plutôt lorsque Cédric passait en l’accompagnant. Cette satisfaction, on le pense bien, ne diminuait pas quand lord Fautleroy lui faisait visiter les serres remplies de fleurs exotiques, les écuries où chaque cheval avait son appartement séparé et sa généalogie inscrite sur sa stalle, la salle d’armes avec les armures dressées comme autant de chevaliers prêts au combat. Mais c’était surtout la galerie de peinture qui lui causait le plus d’étonnement.

« C’est quelque chose comme un musée, dit-il la première fois que l’enfant l’introduisit dans la vaste pièce, entourée de portraits d’hommes et de femmes habillés à la mode du temps passé, les uns couverts d’armures, d’autres portant la grosse perruque à la Louis XIV ; — oui, quelque chose comme un musée ; j’en ai déjà vu à New-York.

— Non, non, je ne crois pas, dit Cédric avec un peu d’hésitation, car il n’était pas bien sûr de ce qu’il avançait ; non, je ne crois pas que ce soit tout à fait la même chose. Mon grand-père n’appelle pas cela un musée : il dit que ce sont mes ancêtres.

« Mon grand-père dit que ce sont mes ancêtres. »
« Mon grand-père dit que ce sont mes ancêtres. »

— Vos ancêtres ! répéta M. Hobbes, dont toute la généalogie remontait à son père, sa mère étant morte peu de temps après sa naissance, et qui non seulement n’avait jamais vu ses grands-pères et ses grand’mères, lesquels avaient vécu très loin de New-York, mais qui savait à peine qui ils étaient ; vos ancêtres !…

— Oui, le père et la mère de grand-père ; et puis leur père et leur mère ; et puis le père et la mère de ceux-là ; et ainsi de suite, toujours en remontant, jusqu’à… »

Et il leva le doigt.

« Jusqu’à… continua-t-il, ma foi ! je ne sais plus son nom ; je crois seulement que c’était quelqu’un qui vivait du temps de Guillaume le Conquérant. »

Par le fait, il trouva plus sûr d’avoir recours à l’assistance de Mme Milon, la femme de charge. Elle savait par cœur le nom de tous ceux que représentaient les portraits, ainsi que celui du peintre qui les avait faits. Elle connaissait en outre leur histoire à fond et pouvait même y ajouter des incidents romanesques. Quand M. Hobbes fut arrivé à se débrouiller un peu dans tous les personnages qui formaient le sujet des tableaux, il les trouva si intéressants, et la galerie de peinture exerça sur lui une telle fascination, qu’il ne put plus s’en arracher. La pensée que ces personnages imposants appartenaient tous à la famille de Cédric les lui faisait regarder comme autant de héros.

Souvent il quittait l’auberge des « Armes de Dorincourt », où il s’était installé, et se rendait au château, rien que pour aller passer une heure ou deux en compagnie « des ancêtres de Cédric », contemplant, sans se lasser, les belles dames et les beaux cavaliers qui le suivaient obstinément du regard, tandis qu’il errait dans la somptueuse galerie.

« Et tous comtes ! disait-il ; tous comtes ! Et lui aussi sera comte comme eux ! »

Intérieurement les comtes et leur manière de vivre ne déplaisaient pas autant, à beaucoup près, à M. Hobbes qu’il se l’était imaginé, et on peut même se demander si les sentiments républicains de l’épicier n’étaient pas quelque peu ébranlés par cette intimité avec l’héritier d’un comte et avec ses ancêtres. Dans tous les cas, il fit entendre un jour une très singulière et très remarquable réflexion :

« Il ne m’aurait pas absolument déplu d’être moi-même un comte, » dit-il ; — et, étant connues les dispositions premières du personnage, cette déclaration pouvait passer pour une véritable concession.