Traduction par Eudoxie Dupuis.
Ch. Delagrave (p. 273-280).


XXXIII


Une chose étonnante, c’est combien d’événements extraordinaires peuvent arriver en peu de temps. Il n’avait fallu que quelques instants, à ce qu’il semblait du moins, pour changer tout l’avenir du petit garçon que nous avons vu, au commencement de notre histoire, assis les jambes pendantes sur un baril, dans la boutique d’un épicier de New-York, et pour transformer la vie simple et modeste qu’il menait auprès de sa mère, dans une rue retirée, en une vie luxueuse dans un des plus beaux châteaux d’Angleterre. En quelques instants il était devenu un noble lord, le petit-fils d’un comte, l’héritier de domaines immenses et d’une fortune considérable, le représentant enfin d’une des plus anciennes familles de la Grande-Bretagne. — Quelques autres instants encore avaient fait du petit lord un orphelin, ne possédant pas un penny, n’ayant aucun droit aux splendeurs dont il avait joui, et même, aux yeux de bien de gens, pour un misérable intrigant, qu’on pouvait chasser comme un imposteur. Troisième et dernière métamorphose, qui ne prit pas plus de temps que les autres : la face des choses avait encore changé, et Cédric était une fois de plus rétabli dans les dignités et dans les autres avantages qu’il avait été sur le point de perdre.

Cette dernière transformation prit très peu de temps en effet ; la femme qui s’était donnée pour lady Fautleroy n’était pas, à beaucoup près, aussi habile qu’elle était méchante et intéressée. Quand elle fut serrée de très près par M. Havisam, au sujet de son mariage et de son fils, elle fit plusieurs maladresses qui éveillèrent les soupçons du vieil homme de loi. Dès qu’elle s’en aperçut, la colère lui enleva complètement son sang-froid et sa présence d’esprit. Elle fit alors bévue sur bévue, et s’embrouilla tant et si bien qu’elle ne put plus se retrouver dans les mensonges qu’elle entassait les uns sur les autres. C’était surtout au sujet de son enfant que ces tromperies étaient le plus apparentes. Peut-être, en effet, avait-elle été mariée à Bévis et s’étaient-ils séparés ne pouvant faire bon ménage, ce qui, vu le caractère, l’humeur et l’éducation des deux personnages, n’avait rien que de très plausible ; mais il était difficile à M. Havisam de se faire une opinion à cet égard. Quant à l’enfant, sa mère prétendait tantôt qu’il avait été inscrit à une paroisse, tantôt qu’il l’avait été à une autre, et l’on reconnut bientôt que tous les prétendus renseignements donnés à cet égard étaient de la dernière fausseté.

C’est au milieu des incertitudes causées par ces découvertes qu’arrivèrent la lettre de M. Hobbes et celle de M. Harrisson, le jeune avocat de New-York.

On devine quelle émotion elles causèrent chez ceux à qui elles étaient adressées. Le comte fit immédiatement appeler M. Havisam, et tous deux, enfermés dans la bibliothèque, se concertèrent quant à la conduite à tenir dans cette circonstance.

« Après les trois entrevues que j’eus avec elle, dit l’homme de loi, je commençai, ainsi que j’ai eu l’honneur de le dire à Votre Seigneurie, à la suspecter fortement. Il me sembla tout d’abord que l’enfant était plus âgé qu’elle ne le disait ; puis elle fit un lapsus au sujet de la date de sa naissance et essaya de se rattraper pour pallier sa méprise. L’histoire que ces lettres nous révèlent vient confirmer plusieurs de mes soupçons. Ce qu’il y aurait de mieux à faire, selon moi, ce serait de télégraphier aux deux frères Tipton, Ben et Dick, de venir ici au plus vite, et de ne rien dire, bien entendu, à la prétendue lady Fautleroy des renseignements que nous venons de recevoir.

« Quand son mari et son beau-frère seront arrivés, on la confrontera avec eux sans qu’elle s’y attende. Cette femme est, après tout, un pauvre conspirateur. En se voyant en présence de ces deux hommes, elle sera saisie et se trahira sur-le-champ, rien que par son attitude. »

Ce plan fut approuvé par le comte, et il en résulta ce qu’on en attendait. Afin que la femme ne conçût aucun soupçon, M. Havisam continua à avoir avec elle des entrevues où il lui annonçait qu’il poursuivait ses investigations, essayant de la faire causer, juste assez pour la tenir en haleine, mais peu soucieux de ce qu’elle pourrait dire, maintenant qu’il avait sur ses mensonges des preuves convaincantes. Elle conclut de la conduite de M. Havisam qu’elle était parvenue à détruire tous les soupçons ; alors, se croyant sûre de ne pas être découverte, elle commença à devenir aussi insolente qu’on pouvait s’y attendre.

Mais un matin, comme elle était assise dans une pièce de l’auberge des « Armes de Dorincourt » qu’elle décorait du nom de salon, occupée à édifier les châteaux en Espagne de sa fortune future, M. Havisam fut annoncé. Il était accompagné de trois personnes : le comte, un jeune garçon de treize à quatorze ans à la mine avisée, plus un homme d’une trentaine d’années, aux traits énergiques.

La femme se dressa tout debout, comme mue par un ressort.

Un cri de terreur s’échappa de ses lèvres avant qu’elle pût le retenir.

Quand par hasard elle pensait aux deux personnes qui étaient entrées derrière le comte, ce qui lui était bien rarement arrivé depuis les dernières années, c’était comme à des gens dont elle n’avait pas à s’inquiéter, qui vivaient à des milliers de lieues. Elle ne s’était jamais attendue à les revoir, et voilà, qu’ils se dressaient tout à coup devant elle.

Son agitation n’avait pas échappé à Dick, car notre jeune ami était une de ces deux personnes.

« Hé ! c’est donc vous, Minna ! » fit-il d’un ton gouailleur en l’apercevant.

Son compagnon, qui n’était autre que Ben, demeura quelques instants en contemplation devant la jeune femme.

« La reconnaissez-vous ? dit M. Havisam, dont les regards allaient de l’un à l’autre.

— Oui, dit enfin Ben, je la reconnais, et elle me reconnaît aussi. »

Alors il reporta ses yeux d’un autre côté et poursuivit son chemin jusqu’à l’extrémité de la pièce. Il s’approcha de la fenêtre et regarda au dehors. Il ne semblait pas avoir d’autre idée, et tel était bien son but en effet, que de détourner ses yeux et sa pensée d’un objet qui lui était désagréable. Alors la femme, se voyant démasquée, perdit toute retenue, et se laissa aller à un de ces accès de rage dont les deux frères autrefois avaient souvent été les témoins.

Cette explosion de colère ne fit qu’augmenter les ricanements moqueurs de Dick. Il semblait prendre un grand plaisir à la voir s’y livrer et à l’entendre exhaler ses menaces en les accablant d’injures. Mais Ben ne paraissait pas y trouver la même satisfaction et demeurait le visage obstinément tourné au dehors.

« Je peux jurer devant n’importe quel tribunal, finit-il par dire à M. Havisam, que cette femme est ma femme, et je peux faire venir une douzaine de camarades qui le jureront comme moi. Son père était un honnête homme, quoique ce ne fût qu’un homme du peuple. Il vit encore et il est aussi honteux que moi-même de la conduite de sa fille. Il la reconnaîtrait bien, et il pourrait vous dire s’il n’est pas vrai que je l’ai épousée, pour mon malheur ! »

Il se décida à se retourner.

« Où est mon garçon ? dit-il en s’adressant à sa femme. Où est-il ? Je veux l’emmener ! Il est resté trop longtemps avec vous… Et moi aussi j’y suis resté trop longtemps. »

Comme il prononçait ces paroles, la porte qui conduisait à la chambre à coucher de Minna fut entr’ouverte doucement, et une tête d’enfant, probablement attiré par le bruit des voix, se glissa par l’entre-bâillement. Ce n’était pas précisément celle d’un beau garçon, mais c’était après tout une figure franche et réjouie. Sa ressemblance avec Ben était frappante.

Celui-ci marcha vers le nouveau venu et le prit par la main ; il était facile de voir qu’il était profondément agité.

« Je peux jurer aussi que cet enfant est le mien, dit-il d’une voix où l’on sentait un tremblement. Oui, c’est mon fils et celui de cette mère indigne. — Tom, ajouta-t-il, je suis ton père et je vais t’emmener. »

Une expression de satisfaction bien marquée se répandit sur les traits du petit garçon ; évidemment il lui était plus agréable de suivre cet homme que de rester avec la femme qui prétendait être sa mère.

Depuis plusieurs mois, il s’était produit tant de changements dans son existence, il avait mené une vie si aventureuse, qu’il n’éprouvait aucun étonnement à entendre dire par cet étranger qu’il était son père, pas plus qu’il ne l’avait été, quelques mois auparavant, quand une femme, qu’il ne se rappelait jamais avoir vue, était venue le chercher en l’appelant son enfant. Elle était bien sa mère en effet, quoiqu’il lui eût plu de l’abandonner jusqu’au jour où il lui avait semblé avantageux de le reprendre.

« Oui, c’est son fils, le fils de Ben et de Minna, fit Dick ; je n’en voudrais d’autre preuve que la cicatrice que voici. »

Et il montrait une petite tache blanchâtre, en forme d’étoile, que l’enfant portait au menton.

« Vous rappelez-vous, Minna, d’où lui vient cette cicatrice ? dit-il à sa belle-sœur en ricanant. C’est une des marques de votre tendresse maternelle. Il est vrai de dire que quand vous lui avez jeté le plat à la tête, ce n’est pas à lui que vous le destiniez. »

Et il se mit à rire de nouveau.

« Partons, dit Ben à Tom en le prenant par la main. Où est ton chapeau ? »

L’enfant s’empressa d’aller le chercher ; puis il revint prendre avec confiance la main que son père lui tendait.

« Si vous avez encore besoin de moi, dit Ben à M. Havisam, en se dirigeant vers la porte, vous savez où me trouver. »

Il sortit de la chambre, tenant l’enfant par la main et sans jeter le moindre regard sur Minna, qui, prise de rage, continuait à l’invectiver, pendant que ses yeux noirs lançaient des éclairs de fureur.

Le comte avait placé tranquillement son lorgnon sur son nez aristocratique et la considérait avec le plus grand sang-froid, comme il aurait regardé un tigre ou un chat sauvage.

« Allons, allons, jeune dame, dit M. Havisam quand Ben, accompagné de son frère, eut quitté la pièce ; allons, tout ce que vous dites ne signifie rien. Si vous ne voulez pas être mise en prison, il faut tâcher de vous contenir. »

Il y avait quelque chose de si péremptoire dans le ton de l’homme d’affaires, que probablement Minna sentit que ce qu’elle avait de mieux à faire c’était de suivre ce conseil. Elle se leva, jeta un dernier regard de haine et de colère sur les deux hommes et sortit du salon, en jetant violemment la porte derrière elle.

« Nous en voilà débarrassés, j’espère, dit M. Havisam, et nous n’aurons plus à nous en occuper. »

En effet, cette nuit même elle quitta l’auberge des « Armes de Dorincourt », et on n’entendit plus parler d’elle.