Traduction par Eudoxie Dupuis.
Ch. Delagrave (p. 245-252).


XXIX


Peu de jours après le grand dîner donné au château de Dorincourt, presque toutes les personnes qui, en Angleterre, lisaient les feuilles publiques, connaissaient l’histoire romanesque de ce qui se passait chez le vieux comte. Cela constituait vraiment un récit très intéressant, quand on donnait tous les détails. Tout le monde parlait du petit Américain qui avait été amené en Angleterre pour être lord Fautleroy. C’était, disait-on, un très bel enfant, qui déjà avait trouvé moyen de rendre chacun fou de lui. On parlait du comte son grand-père, si orgueilleux ; de la jeune veuve sa mère, à qui le vieux lord n’avait jamais voulu pardonner son mariage avec le capitaine Errol ; de l’étrange mariage de Bévis, le dernier lord Fautleroy ; de sa femme, Américaine aussi, que personne ne connaissait, dont personne n’avait soupçonné l’existence jusque-là, et qui apparaissait tout à coup avec son fils, prétendant que cet enfant était le véritable lord Fautleroy et réclamant ses droits. Ces événements étaient le sujet de toutes les conversations et des commentaires de tous les journaux.

Le bruit se répandit aussi que le comte de Dorincourt était fort mécontent de la tournure que prenaient les choses ; qu’il ne voulait pas admettre les prétentions de la veuve de Bévis ; qu’il avait l’intention d’avoir recours aux lois et que les choses ne se dénoueraient que devant les tribunaux.

Il n’y avait jamais eu autant de remue-ménage dans le canton où est situé Dorincourt. Les jours de marché, des groupes animés se formaient sur la place, et on agitait la question relative aux deux prétendants. Les femmes des fermiers s’invitaient à prendre le thé ensemble, afin de se communiquer l’une à l’autre ce qui leur était venu aux oreilles sur ce sujet, de se confier ce qu’elles pensaient, et de se dire ce qu’elles pensaient que les autres pensaient. Elles se racontaient mutuellement les anecdotes qui couraient dans le pays : sur la colère du comte et sur sa détermination de ne pas reconnaître le nouveau lord Fautleroy ; sur la haine qu’il avait conçue contre sa mère ; mais naturellement c’est miss Diblet qui était le plus au courant, ses relations avec le château lui permettant de connaître une foule de circonstances qui restaient étrangères aux autres ; aussi sa boutique ne désemplissait-elle pas, et sa conversation était-elle plus appréciée que jamais.

« Si vous me demandiez ma façon de penser, mesdames, disait-elle aux clientes réunies dans sa boutique, je dirais que c’est bien fait pour le vieux comte ; le bon Dieu le punira de la manière dont il a traité cette aimable jeune dame, la femme du capitaine, qu’il a séparée de son enfant. En dépit de la dureté et de la sécheresse de son vieux cœur, il est devenu si attaché à ce petit et si orgueilleux de lui, que ce qui arrive l’a presque rendu fou. De plus, la mère de ce nouveau lord n’est pas du tout une dame, comme l’est celle du premier. Elle a un air effronté, des yeux noirs, durs et hardis, et M. Thomas dit qu’aucun « gentleman » portant la livrée ne voudra recevoir des ordres d’elle. Son garçon non plus ne peut pas davantage se comparer à l’autre. Dieu sait ce qui va arriver de tout ceci ; et vous auriez pu me renverser d’une chiquenaude quand Jane m’a apporté ces nouvelles, tant j’étais saisie ! »

Si l’agitation était grande dans le village, elle l’était encore davantage au château. Dans la bibliothèque, le comte et M. Havisam tenaient sans cesse des conciliabules, tandis que dans la salle des domestiques, M. Thomas, le sommelier, les autres valets et servantes faisaient des commérages et poussaient des exclamations tout le long du jour. Il en était de même dans les écuries, où Wilkins ainsi que les cochers et palefreniers se livraient à leur ouvrage ordinaire avec une négligence inaccoutumée, s’interrompant sans cesse pour se faire part de leurs réflexions. Wilkins surtout était très abattu ; cependant il continuait à soigner de son mieux le poney de Cédric, quoique bien attristé à la pensée que peut-être lui et l’animal allaient changer de maître.

« Jamais, disait-il au cocher d’un ton lamentable, jamais je n’enseignerai à monter à un jeune gentleman si bien doué ! un jeune gentleman qui se tenait à cheval comme s’il n’avait fait que cela toute sa vie ; et qui avait tant de cœur, par-dessus le marché ! — Rappelez-vous l’histoire de Hartle le boiteux. — C’était un de ces jeunes gens qu’on est fier de suivre à la promenade. »

Au milieu de tous ces troubles, une personne restait parfaitement calme et tranquille : c’était le petit lord Fautleroy, qui n’allait plus être ni lord ni Fautleroy. Quand l’état des choses lui eut été expliqué, il avait commencé, il est vrai, par être un peu anxieux et perplexe ; mais l’ambition déçue n’était pour rien dans ses inquiétudes.

Pendant que le comte lui parlait de ces événements, il était assis près de lui, sur un tabouret, tenant son genou avec ses deux mains, comme il le faisait habituellement quand il prêtait toute son attention à ce qu’on lui disait ou qu’il y trouvait un intérêt particulier. Lorsque l’histoire fut finie, il avait un air très sérieux.

« Cela me semble tout… tout drôle, dit-il, et sa voix tremblait un peu ; cela me semble tout drôle de penser… »

Le comte regarda l’enfant en silence.

Lui aussi, il y avait quelque chose qui lui semblait « tout drôle » ; quelque chose qu’il n’avait jamais éprouvé pendant tout le cours de sa vie ; quelque chose qui lui étreignait le cœur et qui se fit sentir plus vivement encore quand il vit un nuage se répandre sur le petit visage levé vers lui : ce visage sur lequel, jusqu’à présent, ne s’était jamais montré qu’une expression heureuse.

« Cette dame prendra-t-elle à Chérie la maison et la voiture que vous lui avez données ? demanda enfin Cédric d’une voix anxieuse.

— Non, dit le comte avec force et sans hésitation ; soyez tranquille, on ne peut rien lui prendre.

— Ah ! » dit Cédric avec un soulagement évident.


« Serai-je encore votre petit-garçon, même si je ne suis pas comte ? »
« Serai-je encore votre petit-garçon, même si je ne suis pas comte ? »



Il leva de nouveau les yeux vers son grand-père ; ils avaient une expression touchante et ils semblaient chargés de larmes.

« Cet autre petit garçon, dit-il d’une voix tremblante, il sera votre petit garçon maintenant comme je l’étais ?

— Non, fit encore le comte, et il accentua ce mot si fermement que Cédric tressaillit sur sa chaise.

— Non ? répéta l’enfant étonné. Je croyais… je pensais… »

Il sauta vivement de son siège, s’approcha du vieillard et lui prenant la main :

« Serai-je encore votre petit garçon, même si je ne suis pas comte ? dit-il ; serai-je votre petit garçon comme je l’étais auparavant ? »

Et son petit visage s’éclaira d’une lueur subite.

Le comte le contempla un instant de la tête aux pieds ; ses gros sourcils se froncèrent et se rapprochèrent complètement, tandis que ses yeux brillaient dessous d’une manière bizarre.

« Si vous serez encore mon petit garçon ? dit-il, — et, si étrange que cela puisse paraître, sa voix était profondément altérée, presque tremblante, faible et saccadée, tout à fait différente de sa voix habituelle, quoique son ton fût aussi décidé et péremptoire que de coutume, — oui, vous serez mon petit garçon ; vous serez mon enfant, aussi longtemps que je vivrai ; et, par saint Georges ! il me semble que vous êtes le seul enfant que j’aie jamais eu ! »

La figure de Cédric devint rose jusqu’à la racine des cheveux et une expression joyeuse se répandit sur ses traits.

Il enfonça ses deux mains dans ses poches (une pose qu’il affectionnait), et regardant en face son noble parent :

« Vraiment ? Et vous m’aimerez encore ? dit-il. Eh bien ! alors, je ne me soucie pas du tout d’être ou de ne pas être comte ! Je pensais que c’était l’autre garçon qui en même temps devait être comte et votre petit-fils, et que moi je ne serais plus ni l’un ni l’autre. C’est ce qui m’avait rendu tout triste ; mais puisque je serai encore votre petit garçon, puisque vous m’aimerez encore, que Chérie garde sa maison et sa voiture, qu’est-ce que cela peut me faire de m’appeler lord Fautleroy ou Cédric Errol ? »

Le comte mit la main sur l’épaule de l’enfant et l’attira près de lui.

« Ils ne vous prendront rien de ce que je pourrai vous conserver, dit-il de la même voix étrange. Je ne veux pas croire qu’ils puissent vous enlever quelque chose. Vous êtes fait pour la place et… et vous la garderez. Quoi qu’il arrive, vous aurez tout ce que je pourrai vous donner… tout ! »

Il ne semblait pas se rappeler qu’il parlait à un enfant, tant il y avait de résolution sur son visage et dans sa voix ; c’était plutôt comme s’il se faisait une promesse à lui-même, et peut-être en effet en était-il ainsi. Il ne s’était jamais douté jusque-là combien était profonde l’affection qu’il avait pour son petit-fils, et combien fort le lien qui l’attachait à lui. Il n’avait pas encore vu la beauté, la grâce, la force de cet enfant, tout ce qui en lui flattait son orgueil, comme il les voyait en ce moment. Il paraissait impossible à sa nature arrogante et obstinée, il lui paraissait plus qu’impossible d’abandonner le petit garçon auquel il avait attaché son cœur, et il était résolu à ne pas s’en séparer sans un combat acharné.