Traduction par Eudoxie Dupuis.
Ch. Delagrave (p. 233-244).


XXVIII


Tels furent les commencements des rapports de sérieuse amitié qui s’établirent entre M. Hobbes et Dick. Quand celui-ci, se rendant à l’invitation de l’épicier, arriva à la boutique le lendemain soir, M. Hobbes déploya à son égard la plus large hospitalité. Il l’installa sur une chaise, près d’un tonneau de pommes, et quand son visiteur fut assis, que lui-même eut allumé sa pipe, il frappa sur le tonneau pour inviter son jeune ami à y puiser et à se régaler à son aise, en lui disant :

« Ne vous gênez pas. »

Pendant que Dick, obéissant à cette invitation cordiale, croquait quelques pommes, M. Hobbes parcourut l’histoire que le jeune garçon avait apportée. Cet examen fut suivi d’une discussion sur l’aristocratie anglaise, pendant laquelle M. Hobbes tira force bouffées de sa pipe et secoua la tête un nombre infini de fois. Il la secoua plus encore en désignant les marques laissées par les talons de Cédric sur le haut tabouret.

« Ce sont ses propres pieds qui les ont faites, dit-il. Je les regarde pendant des heures et des heures. Dire qu’il était là, cassant une noix ici, croquant une pomme là, envoyant ses pépins dans la rue, et que maintenant c’est un lord, vivant dans un château ! Ces marques que vous voyez là sont des marques de coups de pied d’un lord ! un jour ce seront les marques de coups de pied d’un comte. Quand je pense à cela !… »

M. Hobbes parut tirer une grande satisfaction et une grande consolation de la visite de Dick. Avant le départ du jeune homme, il lui offrit, dans l’arrière-boutique, un souper dont le fromage, les sardines, les fruits secs et autres marchandises du magasin firent les principaux frais. Puis l’épicier déboucha solennellement une bouteille d’ale, en versa le contenu dans deux verres et proposa ce toast :

« À lui ! et puisse-t-il leur donner une leçon, à ces comtes, ducs et marquis ! »

Depuis cette soirée, l’épicier et Dick se virent très souvent, et chaque visite laissait M. Hobbes un peu moins triste et un peu moins abandonné. Ils lisaient en commun le journal à un sou. Le Crime d’un noble, ou la Vengeance de la comtesse May les initia tous deux aux habitudes de la noblesse anglaise, et leur en donna une idée qui aurait fort étonné les membres de ce corps, s’ils avaient pu lire dans la pensée des deux amis ; mais ce livre ne satisfaisait pas encore le désir qu’avait M. Hobbes de se renseigner au sujet de tout ce qui concernait Cédric, du pays qu’il habitait et des personnes avec lesquelles il devait se trouver en rapport. Un jour il entreprit un pèlerinage à une boutique de librairie, située fort loin de son épicerie, dans l’intention expresse d’augmenter sa bibliothèque. Il s’adressa à un commis, et se penchant sur le comptoir :

« Je voudrais un livre sur les comtes, dit-il.

— Sur les comtes ? Que voulez-vous dire ? demanda le commis.

— Un livre sur les comtes ! répéta l’épicier.

— Je crains, dit le commis avec embarras, que nous n’ayons pas ce que vous demandez.

— Vous n’en avez pas ! répliqua M. Hobbes avec anxiété. Eh bien, alors, un livre sur les marquis ou les ducs ?

— Je ne connais pas de livres sur ce sujet. »

M. Hobbes devint fort perplexe. Il regarda à ses pieds ; puis, levant les yeux :

« Et sur les comtesses ? dit-il.

— Pas davantage ! dit le commis avec un sourire.

— Vraiment ! répliqua l’épicier ; voilà qui est bien étrange ! »

Il allait sortir de la boutique, quand le commis, le rappelant, lui demanda si une Histoire de la noblesse anglaise pourrait lui convenir. M. Hobbes répondit qu’il s’en contenterait, puisqu’il ne pouvait trouver un volume entièrement consacré aux comtes.

Le commis lui remit donc un livre intitulé la Tour de Londres, que l’épicier s’empressa d’emporter chez lui.

Dick étant venu passer la soirée avec M. Hobbes, on en profita pour commencer la lecture du livre. C’était une histoire très émouvante qui se passait au temps de la reine Marie, qu’on a appelée « la Sanglante ». En entendant la relation des actions de ce personnage et des supplices qui lui avaient valu son sinistre surnom, M. Hobbes devint très agité. Il retira sa pipe de sa bouche, sans songer à l’y remettre, occupé à écouter Dick et à suivre la terrible tragédie de ce règne.

À plusieurs reprises, il fut forcé de tirer de sa poche son mouchoir rouge pour essuyer les gouttes de sueur que l’indignation faisait perler sur son front.

« Vous voyez ! s’écria-t-il ; vous voyez ! Il n’est même pas en sûreté ! Si une reine n’a qu’à monter sur son trône et à dire un mot pour que des choses pareilles soient faites, qui peut savoir ce qui lui arrivera ; ce qui lui arrive peut-être en ce moment ? Il n’est pas en sûreté du tout là-bas. Je m’en doutais déjà. Du reste, laissez faire une femme comme celle-là, et personne n’est en sûreté.

— Sans doute, sans doute ; mais vous voyez pourtant, répliqua Dick, quoiqu’il ne fût pas complètement rassuré lui-même, vous voyez que la femme qui était reine en Angleterre dans ce temps-là n’est pas celle qui l’est maintenant. La reine actuelle s’appelle Victoria, et la reine dont il est question dans le livre s’appelle Marie.

— C’est vrai, dit M. Hobbes, épongeant de nouveau son front ; c’est vrai ; et en effet les journaux ne parlent pas de « tortures », de « question », d’« échafauds », comme on en parle dans ce livre ; cependant j’ai idée qu’on ne peut pas être en sûreté avec des gens que… des gens qui… Croiriez-vous qu’ils ne fêtent pas le Quatre Juillet ! »

M. Hobbes fut intérieurement très tourmenté pendant plusieurs jours, et il ne recouvra sa tranquillité d’esprit que quand il eut reçu une lettre de Cédric, qu’il l’eut lue plusieurs fois, et qu’il eut lu de même une lettre que le petit lord avait adressée à son ancien ami Dick, à peu près à la même époque.

On devine avec quel plaisir ces missives furent reçues. Chaque mot fut commenté par les compagnons, qui ne se fatiguaient jamais de ressasser les mêmes réflexions quand il s’agissait de Cédric. Ils employèrent ensuite plusieurs jours à y répondre ; avant de les envoyer, ils se communiquèrent l’un à l’autre leurs réponses et ils les lurent presque autant de fois qu’ils avaient lu les lettres du petit lord.

C’était une grosse affaire pour Dick que la correspondance. Son éducation n’avait pas été très soignée, et toutes ses connaissances en lecture et en écriture se réduisaient à ce qu’il avait pu en recueillir durant quelques mois où il avait fréquenté, avec Ben, une école du soir. Mais comme c’était un garçon intelligent, il avait tiré bon parti de cette instruction sommaire. Il l’avait même perfectionnée, tant bien que mal, sous le rapport de la lecture, en lisant les journaux, et, sous celui de l’écriture, en se servant des murs en guise de papier et d’un morceau de craie ou de charbon en guise de plume. Quoi qu’il en soit, sa lettre à Cédric lui donna grand’peine et lui prit beaucoup de temps.

Le jeune garçon avait promptement mis l’épicier au courant de sa vie passée et lui avait parlé de Ben, son frère aîné :

« Peu de temps après que je commençai à gagner quelques sous en vendant des journaux et en faisant des commissions, lui avait-il dit, il se maria. Il épousa une femme nommée Minna, qui était bien la plus méchante créature que j’aie vue de ma vie ; une tigresse, un chat sauvage. Elle déchirait et brisait tout ce qui était à sa portée quand elle était en colère, et il n’y avait pas d’instant où elle ne le fût. Elle avait un enfant qui lui ressemblait : il ne faisait que crier jour et nuit. Ah ! quelle maison ! Un jour elle me jeta un plat à la tête ; j’esquivai le coup, qui alla frapper son garçon. Le docteur a dit qu’il en garderait la marque au menton toute sa vie. En voilà une mère ! Elle faisait sans cesse des scènes à Ben, disant qu’il ne gagnait pas assez d’argent. Si bien qu’un beau jour, mon frère quitta la maison et s’en alla dans l’Ouest, tout là-bas, pour être valet de ferme. Il n’y avait pas une semaine qu’il était parti qu’étant retourné moi-même à la maison garnie qu’il habitait avec sa femme, j’appris que Minna avait décampé. Une voisine me dit qu’elle était partie comme bonne d’enfant avec une dame qui traversait l’Atlantique ; jamais depuis je n’ai entendu parler d’elle, et Ben non plus. Cette Minna — ma belle-sœur — était une assez belle femme quand elle était requinquée. Elle avait de grands yeux, et des cheveux noirs qui tombaient jusqu’à ses genoux. Elle les tordait en une corde aussi grosse que mon bras et les tournait deux fois autour de sa tête. Oui, c’était une belle femme ; ce qui n’empêche pas que Ben n’a pas fait une belle affaire en l’épousant. »

Depuis que Ben était parti, il avait écrit une fois ou deux à son frère. Il n’avait pas été heureux et s’était vu forcé d’errer de place en place. Mais enfin il avait trouvé un emploi dans une ferme en Californie, et c’est là qu’il était au moment où Dick fit la connaissance de M. Hobbes.

« Aussi pourquoi s’est-il marié ? disait M. Hobbes en manière de conclusion, chaque fois que Dick lui parlait de son frère. Je n’ai jamais su, pour ma part, à quoi une femme était bonne ! »

Un soir, comme de coutume, les deux amis ressassaient leurs sujets habituels de conversation, sur le pas de la boutique. M. Hobbes était occupé à bourrer sa pipe. Il rentra dans le magasin pour l’allumer ; mais à peine eut-il enflammé une allumette qu’il poussa une exclamation. En jetant un coup d’œil sur le comptoir, il venait d’apercevoir une lettre que, sans doute, le facteur y avait déposée sans qu’il s’en aperçût.

Il la prit et l’examina soigneusement.

« Elle est de lui, bien de lui, » dit-il.

L’épicier, oubliant sa pipe, revint à sa chaise dans un état de grande agitation ; il tira son couteau de sa poche et ouvrit l’enveloppe.

« Je me demande ce qu’il peut m’écrire, » dit-il tout en dépliant la lettre.

Elle contenait ce qui suit :


« Château de Dorincourt.
« Mon cher M. Hobbes,

« Je m’empresse de vous écrire, car j’ai à vous dire quelque chose de très singulier, qui vous étonnera beaucoup quand vous le saurez. C’est une erreur, et je ne suis pas lord, et je ne serai pas comte. Il y a une dame qui a été mariée à mon oncle Bévis, mon oncle qui est mort, et cette dame a un petit garçon, et c’est lui qui est lord Fautleroy, parce qu’en Angleterre le petit garçon du fils aîné est comte, quand son père et son grand-père sont morts. Mon grand-père, qui est aussi le sien, n’est pas mort ; mais mon oncle Bévis l’est, et alors son garçon est lord Fautleroy. Moi, je ne le suis pas, parce que mon papa était le plus jeune fils de mon grand-père, de sorte que mon nom est tout simplement Cédric Errol, comme quand j’étais à New-York. Je pensais d’abord que je devrais donner à l’autre garçon mes joujoux, mon poney et ma petite charrette ; mais mon grand-père a dit que je pouvais les garder pour moi. Mon grand-père a beaucoup de chagrin, et je crois bien qu’il n’aime pas la dame, la mère du petit garçon. Peut-être aussi il pense que Chérie et moi nous sommes très fâchés parce que je ne serai pas comte. J’aurais été plus content de l’être maintenant que je ne l’étais auparavant, parce que j’ai changé d’idée là-dessus, comme vous en changeriez vous-même, et que je vois bien qu’on peut être comte et bon tout de même. D’abord j’aime ce beau château et tous les gens d’ici ; et puis, quand on est riche, il y a bien des choses qu’on peut faire. Je ne serai plus riche maintenant, parce que mon papa, étant seulement le plus jeune fils, ne l’aurait pas été, et moi non plus par conséquent. Aussi je vais apprendre à travailler, de manière à ce que Chérie ne manque de rien. J’ai demandé à Wilkins de m’apprendre à soigner les chevaux. Peut-être que je pourrai être groom ou cocher. La dame, la mère de l’autre petit garçon, est venue hier au château avec son fils : grand-père et M. Havisam ont causé avec elle. Je pense qu’elle était en colère, car elle parlait très fort, et grand-père était en colère aussi. Je ne l’avais jamais vu comme cela auparavant ; j’espère que cela ne le rendra pas malade. Je tenais à vous dire ces choses-là tout de suite, à vous et à Dick, parce que je savais qu’elles vous intéresseraient.

« Votre vieil ami,
« Cédric Errol (pas lord Fautleroy). »


« La dame, la mère de l’autre, est venue hier. »
« La dame, la mère de l’autre, est venue hier. »


M. Hobbes se laissa tomber sur sa chaise, tandis que la lettre tombait sur ses genoux et que son couteau ainsi que l’enveloppe tombaient à terre.

« Pour le coup ! s’écria-t-il, je suis… »

Ce qu’il était, nous ne saurions le dire, le digne épicier ne trouvant pas un mot pour peindre ce qu’il éprouvait.

Aucune expression, en effet, ne pouvait rendre la profonde stupéfaction dans laquelle ces étranges nouvelles le plongeaient ; aussi demeura-t-il au milieu de sa phrase, les yeux fixés à terre, sans penser à ramasser son couteau qui gisait à côté de lui.

« Eh bien ! s’écria Dick, qui avait été saisi d’étonnement, lui aussi, mais qui avait eu plus tôt fait de recouvrer son sang-froid, eh bien ! tant mieux s’il n’est pas comte ! Est-ce que ce n’est pas votre avis, monsieur Hobbes ?

— Tant mieux… tant mieux… balbutia le brave négociant Au fait… oui, tant mieux !… C’est égal… mon opinion est que ces gens-là l’ont dépouillé de ses droits parce que c’était un Américain. Ces Anglais nous en veulent, depuis la Révolution. Oui, ils l’ont dépouillé… dépouillé : j’en suis sûr. Je vous ai dit qu’il n’était pas en sûreté dans ce pays-là, et vous voyez ce qui est arrivé ! Je parierais que tout le gouvernement s’est entendu pour lui dérober la fortune et le rang qui lui appartiennent, au pauvre petit ! »

M. Hobbes était très agité. Il avait eu de la peine à accepter le changement survenu dans l’existence de Cédric ; mais il avait fini par se réconcilier avec l’idée de voir en lui un lord et un futur comte. Même, depuis les lettres antérieures de Cédric, il avait senti quelque chose comme un secret orgueil à la pensée de l’élévation de son jeune ami à ces hautes dignités. Cela n’allait pas jusqu’à changer complètement sa manière de voir sur les comtes et les lords, mais il y avait là quelque chose dont il ne se rendait pas complètement compte ; de plus, il reconnaissait qu’aussi bien en Amérique qu’ailleurs, l’argent pouvait être regardé comme une chose agréable à posséder ; et si la richesse devait s’en aller de compagnie avec le titre, il trouvait qu’il valait mieux les conserver tous les deux.

« Oui, ils veulent le dépouiller, le pauvre petit ! répétait-il ; je le vois bien ; ils veulent lui prendre son argent. Mais, après tout, ceux qui en ont doivent le défendre et ne pas le laisser échapper ; aussi j’espère qu’il le gardera, et le titre de comte par-dessus le marché, si l’un ne peut aller sans l’autre ; mais je ne sais pas trop comment il y parviendra. »

Il garda Dick avec lui jusqu’à une heure très avancée de la soirée, à parler toujours sur le même sujet ; et quand le petit décrotteur le quitta, il le reconduisit jusqu’au coin de la rue. En revenant il s’arrêta en face de la maison inhabitée, lut plusieurs fois l’écriteau « À louer », tira précipitamment plusieurs bouffées de sa pipe et rentra chez lui l’esprit fort troublé.