Traduction par Eudoxie Dupuis.
Ch. Delagrave (p. 253-260).


XXX


Peu de jours après celui où elle avait eu une entrevue avec M. Havisam, la femme qui réclamait le nom de lady Fautleroy se présenta pour la seconde fois au château. Comme la première, elle avait son fils avec elle ; mais elle fut éconduite. — Le comte ne voulait pas la recevoir, lui annonça le valet de pied : son homme d’affaires le représentait ; c’est à lui qu’elle devait s’adresser. — C’est Thomas qui délivra ce message, et il ne se gêna pas ensuite pour exprimer son opinion sur la dame, dans la salle des domestiques : « Il espérait, dit-il, avoir porté assez longtemps la livrée dans de nobles familles pour savoir ce que c’était qu’une dame, et il déclarait que la future lady Fautleroy n’en était pas une.

« Celle de la Loge, ajouta Thomas avec dignité, qu’elle soit ou non Américaine, est une dame, une dame de la tête aux pieds ; c’est facile à reconnaître. Je m’en suis aperçu dès le premier moment que je l’aperçus. »

La visiteuse s’était retirée, la colère peinte sur ses traits, assez beaux, mais communs. M. Havisam avait remarqué que, quoiqu’elle parût avoir un caractère emporté et des manières grossières et insolentes, elle n’était ni si habile ni si hardie qu’elle voulait le faire croire. Elle semblait par moments embarrassée et même comme accablée par la position dans laquelle elle s’était placée. On aurait dit qu’elle ne s’était pas attendue à tant de difficultés ; qu’elle avait cru que les choses marcheraient plus aisément, et qu’elle éprouvait comme du regret des démarches qu’elle avait entreprises. En d’autres moments, elle reprenait son assurance et faisait sonner bien haut ses droits et ses titres.

« Évidemment, dit un jour l’homme de loi à Mme Errol, c’est une personne appartenant aux plus basses classes de la société. Elle manque complètement d’éducation et d’instruction, et n’est pas accoutumée à rencontrer des personnes comme vous ou moi sur le pied d’égalité. Elle est furieuse, mais consternée. Le comte ne veut pas la recevoir ; mais je lui ai conseillé de venir avec moi à l’auberge où elle est descendue, « Aux Armes de Dorincourt ». Il a suivi mon conseil, et nous y sommes allés ensemble avant-hier. Quand elle a vu mylord entrer dans la salle, elle est devenue blanche comme un linge, tout en commençant par s’emporter en fureur, en menaces et en récriminations. »

Le fait est que lorsque le comte, sans daigner prononcer un mot, s’était avancé majestueusement dans la chambre, marchant d’un pas imposant, en redressant sa grande taille et en dardant sur l’Américaine un regard hautain, sous ses sourcils rapprochés en broussailles, celle-ci avait complètement perdu contenance. Le vieux lord la toisait comme si elle eût été simplement le but d’une insouciante et dédaigneuse curiosité, qu’il pût satisfaire sans se demander si celle qui en était l’objet la trouvait indiscrète. Il la laissa parler, faire ses réclamations et se répandre en discours jusqu’à ce qu’elle fût fatiguée. Quand elle eut fini :

« Vous prétendez, dit-il, être la femme de mon fils. Si cela est vrai, et si vous pouvez en fournir la preuve, vous avez la loi pour vous. Dans ce cas, votre fils est lord Fautleroy. La matière sera examinée à fond, vous pouvez en être sûre. Si vos prétentions sont reconnues justes, il sera pourvu à votre entretien ; mais rappelez-vous bien que je n’ai besoin de voir ni vous ni votre enfant au château tant que je vivrai. On vous y verra assez malheureusement après ma mort ! »

Et il ajouta :

« Vous êtes exactement la sorte de personne que devait choisir mon fils Bévis. »

Il lui tourna alors le dos, et quitta la pièce du même pas calme et imposant dont il était entré.

Peu de jours après, un visiteur fut annoncé à Mme Errol qui écrivait dans son cabinet de travail. La servante qui apportait le message semblait très émue ; ses yeux étaient arrondis par l’étonnement, et elle regardait sa maîtresse avec un air de commisération et de sympathie.

« C’est le comte en personne, madame, » ajouta-t-elle d’une voix aussi tremblante que si la visite se fût adressée à elle-même.

Quand Mme Errol entra dans le salon, un grand vieillard, d’aspect majestueux, se tenait debout sur la peau de tigre étendue devant le foyer. Il avait de beaux traits, un nez aquilin, une longue moustache blanche et un regard perçant.

« Mme Errol, je pense ? ajouta-t-il.

Mme Errol, répliqua celle-ci en s’inclinant.

— Je suis le comte de Dorincourt, » ajouta-t-il.

Le comte s’arrêta un moment et, presque inconsciemment, ses regards tombèrent sur les yeux qui se trouvaient en face de lui. Ils ressemblaient tellement à ceux qui s’étaient levés si souvent vers les siens pendant ces derniers mois, à ces beaux yeux si limpides, si affectionnés, qu’ils lui donnèrent une singulière sensation.

« Votre enfant vous ressemble, dit-il brusquement.

— On me l’a dit souvent, mylord, mais j’aime à croire qu’il ressemble aussi à son père. »

Comme lady Lorridale le lui avait dit, la voix de Mme Errol était douce, ses manières simples et dignes. Elle ne semblait pas le moins du monde troublée par l’arrivée de ce visiteur inattendu.

« Oui, répliqua le comte, il ressemble aussi à… à mon fils. »

Il leva la main vers sa grosse moustache blanche et la tira rudement :

« Savez-vous, dit-il, pourquoi je suis venu ici aujourd’hui ?

— J’ai vu M. Havisam, commença Mme Errol, et il m’a parlé de réclamations qui avaient été élevées par la femme…

— Je suis venu pour vous dire, interrompit le comte, que ses droits seront examinés et contestés, s’il y a lieu. Je suis venu pour vous dire que votre fils sera défendu par tous les moyens que la loi met en mon pouvoir ; que ses droits…

— Mylord, interrompit à son tour Mme Errol, je désire que mon fils n’ait rien que ce que lui donnent ses droits. Quand même la loi lui reconnaîtrait certains avantages, si c’est aux dépens de la loyauté…

— Par malheur, la loi ne peut pas grand’chose. Si elle le pouvait, ce serait fait déjà… Mais cette méprisable femme et son enfant…

— Sans doute elle se préoccupe de son fils comme je me préoccupe de Cédric, interrompit de nouveau la jeune veuve. Si elle est en effet la femme de votre fils aîné, son fils est lord Fautleroy, et le mien n’est rien. »

Mme Errol parlait du ton doux et tranquille qui lui était habituel. Elle ne semblait pas plus effrayée ou intimidée par la présence du comte que Cédric ne l’avait été, et elle le regardait juste comme Cédric le regardait. Le vieux lord, qui avait été un tyran toute sa vie, qui avait toujours vu chacun plier devant son autorité, qui pendant si longtemps s’était plu à faire sentir sa domination, à inspirer la terreur, éprouvait une jouissance infinie à voir quelqu’un à qui il ne faisait pas peur et qui le regardait sans trembler. Il était si rare qu’on osât avoir une opinion opposée à la sienne, qu’avoir affaire à une personne qui lui tenait tête était une nouveauté qui lui plaisait.

La jeune femme rougit.

« C’est très beau d’être comte de Dorincourt, mylord, dit-elle ; c’est une magnifique position, et je suis bien loin de la dédaigner pour mon fils ; mais je tiens encore plus à ce qu’il soit ce que son père était : brave, juste et loyal.

— Un contraste frappant avec ce que fut son grand-père, n’est-ce pas ? dit le comte d’un ton sarcastique.

— Je n’ai pas eu, jusqu’à présent, le plaisir de connaître personnellement son grand-père, dit Mme Errol ; mais je sais qu’il a été bon pour mon petit garçon ; je sais aussi que Cédric le croit… »

Elle s’arrêta un moment, regarda le comte en face et ajouta :

« Je sais que Cédric aime son grand-père.

— M’aurait-il aimé, dit le comte sèchement, si vous lui aviez dit pourquoi je ne vous recevais pas au château ?

— Non, répondit Mme Errol : je ne le pense pas ; c’est pourquoi je n’ai pas voulu qu’il le sût.

— Eh bien, répliqua le comte brusquement, il y a peu de femmes qui ne le lui auraient pas dit. »

Il se leva et se mit à marcher dans la chambre, tirant sa grande moustache plus que jamais.

« Oui, il m’aime, dit-il enfin ; il m’aime et je l’aime. Je ne peux pas dire que j’aie jamais aimé quelqu’un ou quelque chose avant lui ; mais lui, je l’aime ; je l’aime autant que je puis aimer et bien plus que je ne m’en croyais capable. Il m’a pris le cœur dès que je l’ai vu. J’étais un vieillard fatigué de la vie, il m’y a rattaché. Il m’a donné une raison de vivre. Je suis orgueilleux de lui, et c’était une satisfaction profonde pour moi de penser qu’il serait un jour à la tête de la famille. »

Il s’arrêta devant Mme Errol.

« Je suis très malheureux ! dit-il, très malheureux ! »

Et il semblait très malheureux, en effet. Tout l’empire qu’il possédait sur lui et même tout son orgueil ne pouvaient empêcher sa voix de trembler et ses mains de s’agiter. Pendant un instant on eût pu croire qu’une larme brillait dans ses yeux sombres.

Il reprit :

« Peut-être est-ce parce que je suis malheureux que je suis venu à vous. Jusqu’ici je vous ai haïe ; j’ai été jaloux de l’affection que votre fils avait pour vous. Les événements qui viennent de se passer ont changé ces malveillantes et injustes dispositions. En voyant la misérable créature qui prétend avoir été la femme de mon fils Bévis, je sens que c’est pour moi une consolation, un soulagement, de me tourner vers vous. J’ai agi comme un vieux fou et je vous ai traitée d’une manière indigne. Il y a entre nous un lien qui nous rapproche l’un de l’autre : vous êtes attachée à Cédric, et Cédric est tout pour moi. Je viens à vous simplement parce qu’il vous aime et parce que je l’aime. Ayez pitié de moi, uniquement par amour pour lui. »

En parlant ainsi, il regardait Mme Errol en face ; sa voix était dure, saccadée, mais elle semblait s’échapper si péniblement de ses lèvres que la jeune femme fut touchée au cœur. Elle se leva, et lui avançant un fauteuil près d’elle :

« Asseyez-vous, dit-elle avec douceur et d’un ton sympathique. Vous avez éprouvé une telle émotion de ces incidents, que vous êtes bouleversé et que vos forces s’en sont trouvées affaiblies. »

Il était aussi nouveau pour le vieux lord de s’entendre parler avec cette sollicitude qu’il l’était de s’entendre contredire. Il fit ce qu’on lui disait et se laissa tomber dans le fauteuil qui lui était offert. Peut-être la déception et le malheur avaient-ils été une bonne discipline pour lui. S’il ne s’était pas senti si abattu par la main du destin, peut-être aurait-il continué à haïr la mère de son petit-fils ; mais dans la triste situation où il se trouvait, les paroles de sympathie de celle-ci firent sur son cœur l’effet d’un baume calmant. D’ailleurs, quelle est la femme qui ne lui aurait pas semblé charmante, comparée à la créature déplaisante qui revendiquait le nom de lady Fautleroy ? Mme Errol avait en outre des traits si gracieux et si aimables ; ses manières, ses gestes et ses paroles étaient empreints d’une dignité si douce, qu’il ne pouvait qu’être entièrement subjugué par la tranquille magie de ces influences. Il commença à se calmer et à se sentir moins malheureux.

« Quoi qu’il arrive, dit-il au bout de quelques instants, votre fils ne sera pas abandonné. J’aurai soin de sa fortune ; je lui assurerai un douaire, pour maintenant et pour l’avenir. »

Puis il se leva, et jetant un regard autour de la chambre :

« Cette maison vous plaît-elle ? demanda-t-il.

— Beaucoup, mylord, répondit Mme Errol.

— Vous en avez fait une agréable demeure, dit-il. Puis-je venir de temps en temps pour causer avec vous des choses dont je viens de vous parler ?

— Aussi souvent que vous le voudrez, mylord. »

Elle reconduisit le visiteur jusqu’à la porte de la Loge. Le comte reprit sa place dans la voiture, tandis que, sur le siège, Thomas et Henry demeuraient muets de surprise, et qu’ils furent pendant quelques instants avant de se communiquer leurs réflexions au sujet du tour inattendu qu’avaient pris les événements, tant ils étaient bouleversés par ce fait de la visite du comte à sa belle-fille et de l’union qui semblait régner entre eux.