Le Perroquet chinois/XV — L’Hypothèse de Holley

Traduction par Louis Postif.
Ric et Rac (p. 202-210).

Chapitre quinzième

LA THÉORIE DE HOLLEY.

Quand le sac fût rempli et dûment refermé à clef. Bob Eden le reporta dans le grenier poussiéreux. Il redescendit en rabaissant la trappe et Chan remit l’échelle à sa place. Les trois hommes se regardèrent, satisfaits de leur besogne.

— Il est près de midi, observa Holley. Je retourne en ville.

— J’allais vous inviter cordialement à déjeuner avec nous, dit Chan.

— Je vous remercie de votre amabilité, Charlie, mais je n’accepte pas. Vous devez en avoir plein le dos de cuisiner et je ne veux point gâter cette première occasion de vous reposer. Écoutez-moi : chargez Eden de faire bouillir sa soupe aujourd’hui.

— Ma foi, acquiesça Chan, je compte simplifier le travail. La cuisine commence à me devenir aussi insupportable que la compagnie d’un Japonais. C’est le juste châtiment du facteur qui fait la tournée d’un autre. Si M. Eden veut bien m’excuser, je propose que nous déjeunions de sandwichs et de thé.

— Parfait, dit Eden. Nous allons bien dénicher quelque chose à manger. Holley, vous devriez rester.

— Non. Je retourne en ville pour procéder à une petite enquête personnelle, afin de confirmer nos récentes découvertes. Si Jerry est venu ici mercredi dernier, on doit l’avoir aperçu en ville. Je vais m’adresser aux employés, au propriétaire de l’hôtel.

— Permettez-moi de vous conseiller un peu de discrétion, dit Chan.

— Ne craignez rien. Madden ne fréquente personne en ville ; il n’apprendra donc jamais rien de ce côté. Je reviendrai ici dans la soirée. Comptez sur moi.

Après le départ de Holley, Chan et Eden mangèrent un lunch froid à l’office, puis continuèrent leurs recherches. Rien ne vint récompenser leurs efforts. À quatre heures de l’après-midi, l’automobile de Holley reparut dans la cour. Il amenait avec lui un jeune homme maigre, à l’air triste, qu’Eden reconnut pour le marchand de terrains de Date City.

Lorsqu’ils entrèrent dans la salle, Chan se retira, laissant à Eden le soin d’accueillir les arrivants. Holley présenta son compagnon sous le nom de M. Delisle.

— Je connais déjà monsieur, fit Bob Eden en souriant. Il a essayé de me vendre un lopin de terre au beau milieu du désert.

— Plus tard vous regretterez de ne m’avoir pas écouté, lorsque les grands magasins d’alimentation et de nouveautés, se disputeront, à coups de dollars, les coins de cette ville future.

— J’ai amené M. Delisle avec moi pour qu’il vous répète ce qu’il vient de me dire au sujet de mercredi soir.

M. Delisle, vous n’ignorez pas que cette entrevue doit demeurer confidentielle.

— Will m’a expliqué tout cela en route. Rassurez-vous : je ne suis pas en termes très amicaux avec Madden… après la façon dont il m’a parlé.

— Vous le vîtes donc mercredi soir ? demanda Eden.

— Non. Ce soir-là je vis quelqu’un d’autre. Je m’étais attardé au lotissement, dans l’espoir d’un client éventuel… qui ne se présenta point. Vers sept heures, au moment où je me disposais à fermer, une grande automobile s’arrêta devant le bureau. Je sortis. Un petit homme se trouvait au volant de la voiture et un autre individu était assis à l’arrière.

« — Bonsoir, me dit le type au volant, pourriez-vous m’indiquer le chemin du ranch de Madden ? »

« Je lui répondis de continuer tout droit. L’homme assis au fond de la voiture éleva la voix : il voulait savoir à quelle distance se trouvait le ranch.

« — Tais-toi, Jerry, fit le petit bonhomme. Est-ce toi ou moi qui conduis ? »

« Ensuite, il se servit d’un langage énigmatique.

« — Vous trouverez une grand’route, puis une route ! Voilà qui n’est pas clair, Isaïe ! »

« Et il partit. Pourquoi m’a-t-il appelé Isaïe ?

— Avez-vous observé la figure de cet individu ? demanda Eden en souriant.

— Assez bien, étant donné l’obscurité. Un visage maigre et pâle, aux lèvres décolorées Il parlait l’anglais avec netteté et précision, un anglais très pur, à la manière d’un professeur ou d’un homme d’importance.

— Et l’homme qui se trouvait à l’arrière ?

— Je n’ai guère pu distinguer ses traits.

— Et quand avez-vous rencontré Madden ?

— Attendez ! De retour chez moi, je songeai : Madden se trouve en ce moment dans sa propriété. Les affaires n’ont guère été brillantes ces temps derniers. Si je m’adressais à Madden ? Il est riche. Peut-être réussirai-je à l’intéresser à Date City. Cela valait la peine de tenter une visite. Le jeudi matin je courus au ranch.

— Vers quelle heure ?

— Ma foi, peu après huit heures. À ce moment de la journée, je me sens beaucoup d’aplomb. Je frappai à la porte de la maison, personne ne répondit. J’essayai de l’ouvrir, elle était fermée à clef. Je fis le tour du ranch ; pas une âme en vue.

— Personne ici, fit Eden d’un air étonné.

— Pas un être vivant, à part les poulets et les dindons… et le perroquet chinois, Tony.

« — Bonjour, Tony, fis-je à l’oiseau.

« — Tu es un fieffé coquin, me répondit-il ».

« Je vous demande un peu si c’est ainsi que l’on traite un honorable marchand de fonds ? Au même instant, l’auto de Madden pénètre dans la cour. Le millionnaire s’y trouvait en compagnie de son secrétaire. Je le reconnu immédiatement d’après ses photographies dans les journaux. Il avait l’air fatigué et n’était point rasé.

« — Que fabriquez-vous par ici ? me dit-il.

« — Monsieur Madden, lui répondis-je, avez-vous jamais songé à ce que peut devenir plus tard cette contrée ? »

« Et je me lançai dans mes boniments de vendeur. Mais je n’allai pas loin. Il m’arrêta et commença à m’injurier. Je ne pourrais vous répéter les insultes dont il m’accabla. Voyant que je n’arrivais à rien de bon, je me retirai.

— C’est tout ? demanda Eden.

— Voilà ce que j’ai vu et je n’en démordrai point, déclara M. Delisle.

— Je vous remercie infiniment, lui dit Eden. Ceci doit rester entre nous. Si jamais je me décide à acheter un terrain dans le désert…

— Vous penserez à moi, n’est-ce pas ?

— Je vous le promets. Pour l’instant, ce pays ne me dit rien qui vaille.

M. Delisle se pencha vers Bob Eden.

— Surtout ne répétez pas cela dans Eldorado. Moi aussi je voudrais bien retourner dans mon vieux Chicago. Si jamais je fais fortune, je m’y fixerai à jamais.

— Delisle, voulez-vous m’attendre dehors quelques minutes… fit Holley.

— Entendu. Je vais aller tout doucement jusqu’au lotissement voir si la fontaine marche. Vous me prendrez en passant.

Le jeune homme sortit.

Vivement Chan émergea de derrière une porte.

— Vous avez entendu ? s’enquit Eden.

— Certainement et ce qu’a dit ce monsieur me paraît fort intéressant.

— Nous avançons vers la lumière, dit Holley. Jerry Delaney vint au ranch mercredi vers sept heures du soir et il ne vint pas seul. Pour la première fois un quatrième individu entre en scène. Qui est-il ? Pour moi, je soupçonne que c’est Gamble.

— Cela ne fait pas l’ombre d’un doute, répondit Eden. Gamble est un vieil ami du prophète Isaïe… Il l’a lui-même déclaré ici lundi après le déjeuner.

— Ainsi donc, fit Holley, le rôle de Gamble se précise. Autre chose : quelqu’un se présenta dimanche soir au ranch du docteur et a emmené Shaky Phil. Ne serait-ce pas encore Gamble ? Qu’en dites-vous, Charlie ?

— Possible. Cet individu connaissait sans doute le retour de Louie. Si nous pouvions savoir…

— Parbleu ! s’exclama Eden. Gamble se trouvait à la caisse de l’Oasis au moment où Louie pénétra dans le café. Vous en souvenez-vous, Holley ?

— Tout se précise à merveille. Gamble a couru ici annoncer le retour de Louie et il se trouvait avec Shaky Phil à la grille au moment où vous êtes arrivé avec le Chinois.

— Et Thorn ? Comment expliquer l’accroc de son veston ?

— Là nous nous sommes fourvoyés. Cette nouvelle théorie me paraît la bonne, dit Holley. Le récit de Delisle nous apprend aussi qu’après le meurtre de Delaney, Madden et Thorn passèrent la nuit dehors. Où ça ?

Chan soupira.

— Voilà une nouvelle fâcheuse. Le cadavre de Delaney a été emporté loin du ranch.

— Je le crains, fit Holley. Nous ne le retrouverons pas. Il existe dans les environs des centaines de gorges solitaires où le corps de la victime a pu être jeté sans que jamais personne ne s’en doute. Nous devrons poursuivre notre enquête sans cette preuve matérielle du crime : le cadavre de Delaney. Il y a un tas de gens mêlés à cette affaire ; tôt ou tard l’un d’eux parlera.

Chan, assis devant le bureau de Madden, tripotait machinalement le buvard à portée de sa main. Soudain ses yeux étincelèrent et il se mit à en feuilleter les pages.

— Qu’est-ce ceci ? fit-il.

Chan montrait aux jeunes gens une grande feuille de papier en partie écrite, puis la tendit à Eden. Cette écriture énergique avait été tracée par une main d’homme.

— Elle porte comme date : mercredi soir, observa Eden, qui lut à haute voix :

« Chère Evelyn,

« Je veux te tenir au courant de ce qui se passe au ranch. Ainsi que je te l’ai déjà dit. Martin Thorn et moi nous vivons en très mauvais termes. Cela dure depuis un an. Cet après-midi, la coupe a débordé et je lui ai donné son congé. Demain matin, il m’accompagnera à Pasadena et, arrivés là, nous nous séparerons à tout jamais. Évidemment, il connaît plus de choses que je ne l’aurais voulu, sans quoi je l’eusse chassé il y a un an. Peut-être essaiera-t-il de nous créer des ennuis, je te mets sur tes gardes pour le cas où il irait te trouver à Denver. Ce soir, je porterai moi-même cette lettre à la poste, afin que Thorn ne se doute de rien…

La lettre se terminait brusquement à cet endroit.

— De mieux en mieux, déclara Holley. Autre aspect des événements survenus ici mercredi soir. Imaginez la scène. Madden, assis à son bureau, écrit à sa fille. La porte s’ouvre, un homme entre. Mettons Delaney, l’homme que P. J. Madden redoutait depuis des années. Vivement, le millionnaire glisse sa lettre dans le sous-main et se lève. Une querelle s’engage et bientôt les deux ennemis se trouvent dans la chambre de Thorn et… Delaney s’écroule sur le parquet. Surgit alors le problème de la suppression du cadavre, résolu seulement au petit jour. Madden revient au ranch, las et abattu. Il comprend qu’à présent il ne peut renvoyer Thorn et fait la paix avec son secrétaire. Thorn en sait trop long, cette fois. Que pensez-vous de mon raisonnement. Charlie ?

— Admirable de logique, approuva Chan.

— L’histoire me paraît claire comme l’eau de roche. Reconstituons le drame. Madden a peur de Delaney. Pour quelle raison ? Que redoute ordinairement un homme riche ? Le chantage. Delaney connaît peut-être un secret qui remonte au temps où Madden fréquentait la maison de jeux de New-York. Le millionnaire ne peut compter sur son secrétaire. Ils ont eu des chicanes ensemble et Thorn hait son patron. Peut-être même Thorn est-il de connivence avec Delaney et sa bande.

« Madden achète le collier, les autres, aussitôt informés, décident d’agir. Le désert remplit les conditions désirées. Shaky Phil part pour San Francisco. Delaney et Gamble se rendent au désert. Shaky Phil use d’un subterfuge pour attirer Louie, le fidèle serviteur, à San Francisco. La mise en scène est prête.

« Delaney arrive au ranch. Proférant des menaces, il réclame les perles et de l’argent. Une discussion s’ensuit et, pour finir, le maître-chanteur Delaney est tué par Madden. Ai-je raison jusqu’ici ?

— Tout cela me paraît plausible, acquiesça Eden.

— Bien. Imaginons la suite. Lorsque Madden tua Delaney, il le croyait probablement seul. Bientôt, il s’aperçoit qu’il se trouve en présence d’une bande. Ces individus possèdent non seulement l’information que menaçait de divulguer Delaney, mais ils ont contre lui un nouveau chef d’accusation : le meurtre ! La meute est aux trousses du millionnaire. Il doit acheter leur silence. À cor et à cris, ils réclament les perles. Alors, Madden téléphone pour qu’on les lui envoie immédiatement ici. Quand téléphona-t-il à votre père pour demander qu’on les lui livre au ranch ?

— Jeudi matin.

— Que vous disais-je ? Jeudi matin, en revenant de leur sinistre randonnée. À ce moment, la bande de Shaky Phil le talonnait. Voilà la solution de l’énigme. À présent, ils le menacent encore de chantage. Tout d’abord, voulant en finir au plus vite, il se montra aussi empressé qu’eux de voir arriver les perles pour s’en aller au plus vite. Cela n’a rien d’agréable de s’éterniser dans l’endroit où l’on a commis un assassinat. Ces jours derniers, son courage reparaît, il temporise et cherche le moyen d’échapper à ses ennemis. J’avoue qu’il me fait un peu pitié… Voilà ma théorie, déclara Holley après une pause. L’approuvez-vous, sergent Chan ?

— Elle me paraît assez juste ; cependant, elle pèche en deux ou trois endroits.

— Par exemple ?

— Comment le puissant Madden n’a-t-il pas usé de son influence pour se disculper du meurtre du maître-chanteur Delaney ? Il pouvait alléguer la légitime défense.

— Oui… si Thorn, animé de bons sentiments envers son patron, avait soutenu sa déclaration. Mais le secrétaire, poussé par la haine, le menaçait peut-être de témoigner du contraire. N’oublions pas que, outre le meurtre de Delaney, les bandits possédaient contre Madden le renseignement secret que Delaney avait tenu, suspendu au-dessus de la tête du millionnaire.

— C’est vrai. Avant de cesser mes odieuses critiques, je vous signale un autre point obscur : la mort de Louie Wong, le confident du perroquet chinois. Louie part pour San Francisco le mercredi matin, douze heures avant le drame. Son assassinat ne constitue-t-il pas un crime inutile ?

Holley réfléchit.

— Oui. Toutefois, Louie était le serviteur dévoué de Madden et il fallait que le millionnaire se trouvât seul et sans défenseur. Cette explication peut vous paraître faible, cependant je tiens à l’ensemble de ma théorie. Elle ne vous agrée point, monsieur Chan ?

Chan hocha la tête.

— Une longue expérience m’a appris à ne point m’attacher à une théorie déterminée. Tout semble concourir à prouver la justesse d’une hypothèse, quand soudain tout s’écroule avec fracas. À mon sens, mieux vaut conserver l’esprit libre et ouvert à l’acceptation des faits nouveaux que découvre l’enquête.

— Ainsi, vous n’avez pas une idée à opposer à la mienne ?

— Pas une seule. J’avoue humblement que je tâtonne dans l’obscurité. Observons et attendons, peut-être découvrons-nous du nouveau sans tarder.

— Tout cela est parfait, dit Eden. Mais j’ai l’intuition que nous ne demeurerons guère plus longtemps au ranch de Madden. Je lui ai promis que Draycott l’attendrait aujourd’hui à Pasadena. Tout à l’heure, il sera de retour et me demandera des comptes.

— Un incident regrettable, voilà tout, fit Chan, en haussant les épaules. Draycott et Madden ne se sont pas trouvés. C’est une chose qui arrive souvent lorsque deux inconnus se donnent rendez-vous.

Eden soupira.

— J’espère que P. J. Madden ne sera pas de trop mauvaise humeur en rentrant de Pasadena ce soir. Sans doute porte-t-il de nouveau sur lui le revolver de Bill Hart et je répugne à l’idée de m’abattre derrière le lit, sans autre chose de visible que mes souliers. Voilà une semaine qu’ils n’ont pas été cirés.