Le Perroquet chinois/XVI — On tourne

Traduction par Louis Postif.
Ric et Rac (p. 211-223).

Chapitre seizième

ON TOURNE.

Le soleil se couchait derrière les pics neigeux et empourprait le désert. Le mercure du thermomètre suspendu dans le patio descendait lentement et un vent frais soufflait sur l’étendue désolée.

— Une nourriture chaude est nécessaire, observa Chan. Si vous le permettez, je vais ouvrir des boîtes de conserves.

— Tout ce que vous voudrez, sauf l’arsenic.

Holley était parti depuis un moment et Bob Eden, assis près de la fenêtre, contemplait la vaste solitude. Il reste encore pas mal de place en Amérique, songeait-il. S’en doutent-ils tous ces gens qui, à cette heure, s’entassent dans les chemins de fer souterrains, cherchent des tables dans les bruyants restaurants, attendent debout au coin des rues le passage d’un tramway, et, fatigués, grimpent péniblement à leurs pigeonniers qu’ils appellent des foyers. Dans le désert, on a les coudées franches, on respire lentement. Mais un sentiment d’inquiétude vous trouble. L’homme prend conscience de sa petitesse ridicule dans le plan universel.

Chan entra, portant un plateau où s’entassaient les plats. Il posa sur la table deux assiettes fumantes de soupe.

— Daignez vous asseoir, dit-il. Le premier service a été vite prêt grâce à l’outil qui sert à ouvrir les boîtes de conserves.

— Cela me paraît appétissant, déclara Bob en s’asseyant à table. Chan, vous êtes un magicien.

Ils commencèrent à manger.

— Charlie, tout à l’heure j’ai découvert la cause de ce malaise moral que je ressens depuis mon arrivée dans ce pays.

Je me trouve si petit au milieu de cette immensité. Regardez-moi un peu, puis jetez un coup d’œil à la fenêtre, et dites-moi si, après cela, je puis me rengorger et être fier de ma personne ?

— Voilà un sentiment rare chez un Blanc. Le Chinois se considère comme un grain de sable sur le rivage de l’éternité : d’où son calme et sa modestie. Pour lui, la vie n’est pas une épreuve comme pour le Caucasien nerveux et sans cesse agité.

— Il s’en trouve également plus heureux.

Chan posa sur la table un plat de conserve de saumon.

— À San Francisco, j’ai remarqué que les Blancs ne pouvaient tenir en place. On dirait des fiévreux dont l’état empire de jour en jour. Où cette existence les mène-t-elle ? Au même point que les Fils du Ciel.

■■

Le repas terminé, Eden voulut aider à laver la vaisselle. Chan l’écarta poliment. Le jeune homme s’assit devant l’appareil de T. S. F., le mit en marche, et bientôt la voix forte de l’annonceur résonna dans la pièce.

« Chers auditeurs, par cette soirée embaumée de Californie, vous allez avoir le plaisir d’entendre chanter Miss Norma Fitzgerald, qui joue dans la fameuse opérette Une nuit de Juin, au théâtre Mason. Elle va vous chanter… Hum ! Qu’allez-vous chanter, Norma ?… Elle va vous le dire elle-même.

En entendant prononcer le nom de l’artiste. Bob Eden appela le détective, qui entra dans la salle et attendit :

« Bonsoir. Mesdames et Messieurs, dit une voix féminine. Je suis enchantée de me retrouver dans mon cher Los Angeles. »

— Dis donc, Norma, fit Eden, pour l’instant, il ne s’agit pas de tes chansons. Il y a ici deux messieurs qui désireraient te dire un petit mot. Parle-nous de Jerry Delaney.

Elle ne pouvait l’entendre et se mit à chanter de sa voix merveilleuse de soprano. Chan et le jeune homme écoutaient en silence.

— Encore une découverte miraculeuse des Blancs, observa Chan quand la voix se tut. Si près d’elle et pourtant si loin. Je crois bien que bientôt nous devrons rendre visite à cette dame.

— Comment ?

— Nous verrons, dit Chan en s’éloignant.

Eden prit un livre. Une heure plus tard, la sonnerie du téléphone le tira de sa lecture et une voix joyeuse répondit à son « Allo ! »

— Vous soupirez toujours après les lumières éblouissantes ?

— Eh oui…

— La troupe de cinéma est arrivée en ville. Venez vite à l’hôtel.

Il courut dans sa chambre. Chan, assis dans le patio, devant le feu dont la flamme éclairait son visage joufflu et impassible, rêvassait.

Quand Eden reparut, le chapeau sur la tête, il s’arrêta auprès du détective.

— Vous cherchez de nouvelles idées ? demanda-t-il.

— Au sujet de notre affaire ? Non. En ce moment, mon esprit voyage au loin du ranch de Madden et me transporte à Honolulu où les nuits sont douces et embaumées. Le cœur serré d’émotion, je revois mon humble maison sur la colline de Punchbowl où brillent les lanternes et où se trouvent réunis mes dix enfants.

— Dix ! Sapristi ! Quelle famille !

— J’en suis fier, déclara Chan. Vous partez ?

— Je vais faire un tour en ville. Miss Wendell vient de me téléphoner. Il paraît qu’une troupe d’acteurs de cinéma est arrivée. À propos… c’est demain que Madden leur a permis de venir tourner ici. Je parie que le vieux n’y pense déjà plus…

— Mieux vaut ne pas lui en parler, peut-être refuserait-il son autorisation. Cela m’amuserait énormément de voir tourner un film. Rentré chez moi, lorsque je raconterai ce que j’ai vu à ma fille aînée, toujours plongée dans la lecture des ciné-magazines, les cendres de mes ancêtres frémiront.

— Espérons que demain, il vous sera donné d’assister à ce spectacle, dit Eden. Je rentrerai de bonne heure,

Bob Eden partit dans la petite automobile sous la clarté des étoiles de platine. Il pensa à Louie Wong, enterré dans le petit cimetière d’Eldorado, mais rapidement son esprit se tourna vers des sujets plus gais. L’auto passa entre les deux collines et bientôt les lumières joyeuses de la petite ville l’accueillirent.

Dès le seuil de l’hôtel, le jeune homme s’aperçut qu’il y régnait une animation extraordinaire. Du salon arrivaient des refrains, de la musique, des rires et des éclats de voix.

Paula Wendell vint à la rencontre de Bob et le fit entrer.

Le petit salon, à l’atmosphère étouffante, était plein d’une gaie société. Bob Eden vit les artistes de cinéma dans leur moment de loisir : gens charmants et puérils, ils paraissaient n’avoir aucun souci au monde. Une jolie jeune fille lui tendit une main qui le fit se souvenir du magasin de bijouterie de son père. Un grand jeune homme, que tous appelaient Rannie, vêtu avec une élégance consommée, cessa de torturer un saxophone pour le saluer :

— Bonjour, vieux. J’espère que vous avez apporté votre harpe.

Il souffla avec une ardeur redoublée dans un saxophone.

Un acteur d’âge mûr, au teint bronzé, tenait le piano. Dans un coin du salon, à l’ameublement démodé, une grande dame et un vieillard aux cheveux de neige, se trouvaient assis à l’écart. Eden alla près d’eux.

— Comment vous appelez-vous ? demanda le vieux, la main en cornet derrière l’oreille. Ah ! Enchanté de faire la connaissance d’un ami de Paula. Nous sommes un peu bruyants ici, ce soir, M. Eden. Cela me rappelle ma jeunesse… quand je faisais partie d’une troupe théâtrale. Le cinéma n’existait pas encore, n’est-ce pas, ma chère ?

La dame s’inclina légèrement et parla haut pour se faire bien entendre de son voisin, affligé d’une légère surdité.

— Non… mais, Dieu merci, je ne partais pas en tournées. M. Babesco me demandait rarement de quitter New-York. Pendant quinze ans, j’ai fait partie de la troupe Babesco.

— Une troupe de choix, observa poliment Eden.

— La meilleure école dramatique du monde, fit la dame. M. Babesco estimait fort mon talent. Je me souviens qu’une fois, à une générale, il m’avoua que, sans moi, il ne serait pas arrivé à monter sa pièce et il me donna une grosse pomme rouge, Vous savez que c’était la façon dont M. Babesco…

La cacophonie cessa momentanément et l’un des musiciens s’écria :

— Le malheureux ! Il entre à peine et elle lui raconte déjà l’histoire de la pomme. Vas-y, Fanny ! Parle-nous du temps où tu jouais le rôle de Portia. Que te disait Charlie Frohman ?

Fanny haussa les épaules.

— De mon temps, les acteurs possédaient quelques principes. On se moquerait un peu moins du cinéma si… Grâce à ma bonne étoile…

— Une minute de silence, s’il vous plaît, ordonna Paula Wendell. Je vous présente Miss Diane Day, qui va vous jouer de la guitare hawaïenne, l’instrument en vogue à Hollywood.

Diane Day sourit et, au milieu d’un silence complet, entonna, en s’accompagnant, un refrain de music-hall londonien. Cette chanson, comme toutes les compositions de ce genre, ne pouvait convenir à un public d’enfants de Marie, mais elle la chanta fort bien d’une voix douce et prenante.

Ensuite, elle fit entendre la vieille mélodie : Way down upon the Swance River. On sentait des larmes dans sa voix et une tristesse poignante s’emparait de la salle. Rannie trouvait l’atmosphère trop grave à son goût et s’écria, dès que Diana eut fini le dernier couplet :

M. Eddie Boston au piano et M. Randolph Renault au saxophone vont maintenant vous jouer la ballade sentimentale du Vieux Mandarin !

— Ne les croyez pas toujours aussi tapageurs, dit Paula Wendell à Eden. Ils se permettent ce divertissement lorsqu’ils ont tout un hôtel à leur disposition, comme cela leur arrive généralement à Eldorado.

Les deux instrumentistes ne rencontrèrent que peu d’applaudissements. Jalousie professionnelle, songea M. Renault.

— Le prochain numéro de notre généreux programme suivra immédiatement. À toi, Eddie.

— Ah ! non. Cela suffit, s’écria la jeune Diane, Je n’ai pas encore pris ma leçon de charleston et l’heure s’avance. Eddie, je te prie de n’excuser.

Bientôt, toute la salle entra en mouvement, sauf les deux vieux assis dans leur coin. Les photographies encadrées et autographiées, offertes au patron de l’hôtel par d’autres célébrités cinématographiques, remuèrent avec bruit sur les murs et les fenêtres tremblèrent.

Soudain apparut dans l’encadrement de la porte un homme chauve à l’œil courroucé.

— Bon Dieu ! rugit-il Comment voulez-vous qu’on se repose ?

— Et pourquoi vous reposer, Mike ? demanda Rannie.

— Si vous dirigiez une troupe comme celle-ci, vous verriez ce que c’est, répondit l’autre d’un ton amer. Il est dix heures. Allez vous coucher. Tout le monde doit se trouver costumé dans le hall de l’hôtel demain matin à huit heures et demie.

Des murmures de mécontentement saluèrent cette nouvelle.

— Vous voulez dire neuf heures et demie ? fit Rannie.

— Huit heures et demie. Ceux qui arriveront en retard paieront une forte amende. À présent, suivez mon conseil : allez vous coucher et laissez dormir les gens respectables.

— Les gens respectables ?… Il se vante, marmotta Rannie, en voyant s’éloigner le directeur.

Le bal interrompu, les acteurs montèrent dans leurs chambres. M. Renault rendit le saxophone au propriétaire.

— Dites, patron, il y a une fausse note dans cet instrument. Faites-le réparer avant que je revienne.

— Je n’y manquerai pas, monsieur Renault.

— Il est trop tôt pour aller se coucher, fit Eden en conduisant Paula vers la porte. Voulez-vous que nous fassions une petite promenade ? La nuit est si belle !

Au clair de lune, ils descendirent la Grand’Rue et grimpèrent un étroit sentier sablonneux. La lumière jaune à une fenêtre s’éteignit brusquement.

— Regardez la lune, fit Eden. Ne dirait-on pas une tranche de melon que l’on sort de la glacière ?

— Vous êtes un gourmet. Je vous verrai toujours luttant avec votre tranche de bifteck.

— Un homme doit manger, et sans ce bifteck nous ne nous serions peut-être jamais adressé la parole.

— Et alors ?

— Je me serais trouvé bien seul pendant mon séjour dans ce pays. Sachez que bientôt nous aurons fini notre travail au ranch et il faudra que je retourne…

— …vers la liberté. Je vous félicite.

— Merci. Tout de même, je ne veux pas que vous m’oubliiez lorsque je ne serai plus là. Je désire rester votre… hum… votre ami.

— J’accepte. On a toujours besoin d’amis.

— Écrivez-moi de temps en temps pour me donner des nouvelles de Wilbur. Qui sait ? Est-il prudent en traversant les rues ?

— Ne vous tourmentez pas à son sujet.

Ils s’arrêtèrent devant l’hôtel.

— Bonne nuit ! dit Paula.

— Accordez-moi encore un instant. S’il n’y avait pas de Wilbur…

— Mais il y en a un. Inutile de vous compromettre. Sans doute est-ce l’effet de la lune semblable à une tranche de melon glacé…

— Non, non…

Le propriétaire de l’hôtel vint sur le seuil de la porte.

— Miss Wendell ! Seigneur Dieu ! Un peu plus, je vous laissais coucher dehors.

— Je rentre ! fit la jeune fille. Monsieur Eden, je vous verrai demain au ranch.

— À demain !

Eden salua le patron de l’hôtel et la porte se ferma bruyamment.

Seul dans l’automobile, Bob Eden se demanda quelle attitude prendre en rentrant. Madden devait être de retour de Pasadena, en proie à une colère compréhensible. Il y était allé dans l’espoir de rencontrer Draycott… et Draycott se trouvait à San Francisco, ne se doutant nullement du rôle que son nom jouait dans l’histoire des perles des Phillimore. Le millionnaire exigerait une explication.

Mais les craintes de Bob ne se réalisèrent pas. La maison du ranch était plongée dans l’obscurité et seul Ah Kim se montra.

— Madden et les deux autres sont couchés, dit le Chinois. Ils sont arrivés las et couverts de poussière ; ils ont immédiatement gagné leurs chambres.

— Bob, nous verrons bien ce que demain nous réserve. Moi aussi, je vais me coucher. Bonsoir, Charlie.

Le jeudi matin, lorsqu’il s’assit à table pour déjeuner, les trois autres s’y trouvaient déjà.

— Tout s’est bien passé hier à Pasadena ? demanda-t-il, l’air rayonnant.

Thorn et Gamble le dévisagèrent et Madden fronça le sourcil.

— Ma foi, oui, répondit-il, mais son regard disait clairement : « Taisez-vous ! »

Après le déjeuner, Madden rejoignit le jeune homme dans la cour.

— Gardez pour vous cette affaire de Draycott, ordonna-t-il.

— Je suppose que vous l’avez vu ? demanda Eden.

— Non.

— Comment ? C’est vraiment fâcheux. Ne vous connaissant pas l’un l’autre, sans doute…

— Je n’ai vu personne qui ressemblât au signalement que vous m’avez fourni de l’individu. J’avouerai même que je commence à vous soupçonner…

— Oh ! monsieur Madden ! Je vous assure que je lui ai dit de se trouver au rendez-vous.

— Enfin, il n’y était pas. À vrai dire, je n’y tenais pas spécialement. Les faits ne se sont pas présentés comme je m’y attendais. Vous devriez à présent aller retrouver cet homme à Pasadena et lui dire de venir à Eldorado. A-t-il téléphoné ?

— Peut-être, mais j’étais en ville toute la soirée.

— En tout cas, s’il ne téléphone pas aujourd’hui, allez à Pasadena et…

Une camionnette pleine de gens de la troupe cinématographique, metteurs en scène, photographes, acteurs en costumes bizarres, s’arrêta devant le ranch. Deux autres voitures suivaient. Un homme descendit pour ouvrir la grille.

— Qu’est-ce ceci ? demanda Madden.

— C’est aujourd’hui jeudi, répondit Eden. Avez-vous oublié ?

— Je ne m’en souvenais plus du tout. Thorn ! Où donc est Thorn ?

Le secrétaire sortit de la maison.

— Ce sont les acteurs de cinéma, monsieur. C’était convenu pour aujourd’hui…

— Peste ! grogna Madden. Il faudra bien y passer. Martin, occupez-vous de ces gens.

Madden entra.

Ce matin l’allure affairée des acteurs contrastait fort avec la gaieté insouciante de la ville. Les appareils de prise de vues furent déposés du côté où le patio s’ouvrait sur le désert. Les artistes, en costumes espagnols, s’apprêtaient à jouer leur rôle.

Bob Eden se dirigea vers Paula.

— Bonjour, fit-elle. Je les accompagne de crainte que Madden ne revienne sur sa parole. Je commence à le connaître à présent…

Le directeur passa.

— L’endroit est bien choisi, dit-il à la jeune fille.

— Pour une fois il paraît content, observa-t-elle à Bob.

D’après le scénario, l’histoire se passait en vieille Californie et, pour l’instant, on tournait dans le patio un des épisodes les plus pathétiques du film.

— Non, non, non ! rugissait le directeur. À quoi pensez-vous, ce matin, Rannie ? Vous dites adieu à la jeune fille que vous aimez… Vous l’aimez, voyons ! et vous ne la reverrez plus !

— Mais si… je la revois.

— Vous savez bien ce que je veux dire… Vous croyez ne plus la revoir. Son père vous a chassé à jamais de chez lui. Allez-y pour le baiser d’adieu ! Votre cœur se brise… Cessez de ricaner.

— Approchez, Diane, fit l’acteur. Je ne vous reverrai plus et je dois avoir l’air attristé de cette séparation. Que de sottises imaginent les écrivains de scénarios. Heureusement, mon talent y supplée.

Eden se dirigea vers le patriarche aux cheveux blancs qui conversait avec Eddie Boston, assis tous deux sur une pile de bois à côté de la grange. Non loin, Ah Kim rôdait, observant avec curiosité ces bouffonneries des Blancs.

Boston se pencha en arrière et alluma sa pipe.

— Madden me fait penser à Jerry Delaney. Vous connaissez Jerry, Pop ?

Étonné, Eden se rapprocha des deux hommes.

Le vieil acteur mit sa main en cornet derrière son oreille.

— Qui ça ? demanda-t-il.

— Jerry Delaney, cria Boston.

Du coup, Chan s’avança quelque peu.

— Jerry Delaney… un type qui gagnait de l’argent sans se biler. Si l’occasion se présente je demanderai à Madden s’il se souvient…

On appelait Boston dans le patio. Il posa sa pipe et entra en scène. Chan et Bob échangèrent un regard d’intelligence.

La compagnie travailla jusqu’à l’heure du déjeuner. Les acteurs disséminés dans la cour et le patio attaquèrent les généreux sandwiches de l’Oasis et burent du café apporté dans des bouteilles thermos.

Soudain Madden apparut à la porte du salon. Il paraissait de belle humeur.

— Je vous souhaite la bienvenue, dit-il.

Il serra la main du directeur et adressa un petit mot à chaque membre de la compagnie. La jeune artiste nommée Diane arrêta spécialement son attention.

Bientôt il arriva à Eddie Boston. Eden s’était arrangé pour se trouver à proximité d’eux.

— Je m’appelle Boston, annonça l’artiste. Monsieur Madden, je suis heureux que l’occasion me permette de vous demander si vous vous souvenez d’un de mes vieux amis de New-York, Jerry Delaney ?

Les yeux de Madden se rétrécirent, mais son visage ne trahit aucune émotion.

— Delaney… répéta-t-il.

— Oui, Jerry Delaney, qui jouait souvent chez Mac Guire, dans la Quarante-quatrième Rue.

— Je ne me le rappelle pas du tout, dit Madden en s’éloignant. Je vois tant de monde !

— Sans doute ne tenez-vous point à vous en souvenir, ajouta Boston d’une voix bizarre. Je comprends ça. Il vous a joué un tour pendable…

Madden jeta autour de lui un regard inquiet.

— Que savez-vous de Jerry Delaney ? demanda-t-il tout bas.

— Beaucoup de choses. Je suis au courant de tout ce qui concerne Delaney, monsieur Madden.

Les deux hommes se dévisagèrent longuement.

— Entrez, monsieur Boston, fit Madden.

Eden les regarda disparaître dans le salon.

Ah Kim vint dans le patio, portant un plateau garni de cigares et de cigarettes offerts aux artistes par le millionnaire. Lorsqu’il passa devant le directeur, celui-ci l’examina pensivement.

— Voilà un type qui ferait bien mon affaire ! s’écria-t-il. Hé, le Chinois, voulez-vous entrer au cinéma ?

— Vous, fou, Mossié, répondit Ah Kim en grimaçant.

— Pas du tout. On vous trouverait des rôles à Hollywood.

— Moi penser vous moquer moi.

— Il n’en est rien. Réfléchissez, mon garçon. Si vous vous décidez, venez me voir. Voici mon adresse.

Il tendit sa carte à Ah Kim.

— Peut-êtle autle joul, Mossié. Moi beaucoup content ici.

Et il continua sa distribution.

Bob Eden s’assit à côté de Paula Wendell. En dépit de son air calme, il avait l’esprit profondément troublé.

— Écoutez, Paula. Il se passe du nouveau et vous pouvez nous aider.

Il expliqua à la jeune fille la découverte de la valise de Delaney et répéta la conversation qu’il venait de surprendre entre Madden et Boston.

La jeune fille écarquillait de grands yeux.

— Chan et moi ne pouvons interroger l’acteur, ajouta Eden. Quel genre d’individu est ce Boston ?

— Plutôt déplaisant. Il ne me revient pas du tout.

— Et si vous lui posiez, à l’occasion. quelques questions ? Essayez de le faire parler de Jerry Delaney, mais de façon adroite, sans éveiller ses soupçons.

— J’essaierai, bien que je ne sois guère habile…

— C’est vous qui le dites. Vous êtes, au contraire, très capable… et très bonne. Téléphonez-moi dès que vous lui aurez parlé et je descendrai en ville aussitôt.

Le directeur se leva.

— Dépêchons-nous. Tout le monde est-il ici ? Eddie ? Où est Eddie ?

M. Boston sortit du salon, le visage impénétrable comme un masque.

« Ce ne sera pas chose facile de tirer les vers du nez de cet individu », pensa Bob Eden.

Une heure plus tard, la troupe cinématographique disparaissait sur la route, dans un nuage de poussière. Bob Eden alla trouver Charlie Chan. Dans un coin, derrière la cuisine, il raconta au petit détective, dont les yeux noirs étincelaient, l’entrevue de Madden et de l’acteur Eddie Boston.

— Nous avançons toujours, dit Chan. Comment faire parler Eddie Boston ?

— Paula Wendell va essayer.

— Voilà une excellente idée. En présence d’une jolie fille, quel homme pourrait garder un secret ? Nous fondons là-dessus nos plus vifs espoirs.