Le Perroquet chinois/XVIII — Le Train de Barstow

Traduction par Louis Postif.
Ric et Rac (p. 236-243).

Chapitre dix-huitième

LE TRAIN DE BARSTOW.

Quelques instants plus tard, ils quittérent la propriété de P. J. Madden. Peter Fogg demeura tout rêveur, debout sur la pelouse devant la grande maison vide.

Bientôt, le taxi qui emmenait le détective et Bob Eden abandonna le quartier des demeures somptueuses pour pénétrer dans une partie plus mouvementée de la ville.

— Que nous reste-t-il de cette visite ? Pas grand chose, à mon avis, observa Eden.

— Des riens, en effet, mais d’où peut jaillir la vérité. Le métier de détective consiste à juxtaposer des détails insignifiants d’où sort la lumière.

— Dans ce cas, veuillez m’éclairer, Charlie. Nous savons que Madden est venu ici mercredi sans toutefois entrer à l’intérieur de sa maison. Lorsque Fogg lui demanda des nouvelles de sa fille, il répondit qu’elle se portait bien et viendrait bientôt à Pasadena. Quoi encore ? Ah ! oui. Un fait que nous connaissons déjà : Madden craint Delaney.

— Nous savons aussi que Delaney exerce un drôle de métier. Si seulement je possédais une connaissance approfondie des mœurs de votre pays ! Voyons, vous devriez en savoir plus long que moi là-dessus ? Cherchez un peu.

— Mon pauvre cerveau s’engourdit…

Ils descendirent du taxi à la station d’autobus d’où les voitures partaient d’heure en heure pour Hollywood, juste à temps pour prendre l’autobus de deux heures. Le long du parcours, ils aperçurent de gais bungalows peints en rose, en vert ou en blanc, et, aux abords de la cité du cinéma, des maisons aux couleurs vives perchées sur des collines en miniature. Enfin, ils descendirent une rue qui s’étendait à perte de vue et pénétrèrent dans le tourbillon du quartier des affaires à Hollywood.

Lorsque l’autobus s’arrêta, des automobiles luxueuses cornaient au coin de la rue et sur le trottoir grouillait une foule affairée. La plupart de ces gens offraient un échantillon de la façon dont s’affubleraient les élégants des deux sexes livrés à leur fantaisie.

Bob Eden et son compagnon traversèrent la rue.

— Méfiez-vous, Charlie. Vous êtes dans le paradis des marchands d’autos, la ville la plus pittoresque du monde ! Tout s’y trouve, sauf les cheminées d’usines.

Paula Wendell les attendait dans la salle de réception du studio où elle travaillait.

— En ce moment on prend des vues dans le pavillon numéro douze, expliqua la jeune fille. N’y entre pas qui veut cependant si vous n’êtes pas bruyants, je vous ferai pénétrer à l’intérieur pour y jeter un coup d’œil.

Du plein jour éblouissant de clarté, ils pénétrèrent dans la pénombre d’une immense salle. Au fond se trouvait la scène qui représentait un restaurant à la mode : de riches tentures, de magnifiques tapis, et, rangées le long des murs, de petites tables aux lampes voilées de rose : un majestueux maître d’hôtel se tenait à l’entrée.

La suite d’un film qu’on tournait exigeait sans doute une figuration importante, car, de tous côtés, on voyait des gens qui attendaient patiemment debout. À l’expression de leur visage on comprenait que ces hommes et ces femmes connaissaient la vie… et pas seulement sous ces aspects riants. Les hommes portaient des uniformes : on tournait un film de guerre. Bob Eden entendit des bribes de français, d’allemand et d’espagnol et lut, dans les yeux de cette foule venue de tous les coins de la terre, des centaines d’histoires vécues plus tragiques que celles qu’ils mimeraient jamais sur un écran.

Les vedettes finissent par se standardiser plus ou moins, observa Paula Wendell. Il n’en est pas de même des figurants. Si vous parliez à quelques-uns, vous seriez étonnés de leur degré d’éducation et de leur esprit raffiné. Beaucoup d’entre eux ont un passé remarquable… et maintenant ils gagnent cinq dollars par jour.

À un signal donné, les figurants se rangèrent sur la scène et s’assirent aux différentes tables. Chan écarquillait les yeux. Il ne pouvait se résigner à partir. Bob Eden, à qui manquait toujours la jolie vertu de patience, ne tenait plus en place.

— Tout cela est passionnant, dit-il, mais l’ouvrage presse. Où trouver Eddie Boston ?

— Je me suis procuré son adresse à votre intention, répondit Paula. J’ignore toutefois si vous le rencontrerez chez lui à cette heure.

Un vieillard apparut derrière les opérateurs. Eden reconnut l’acteur aux cheveux blancs qu’il avait vu la veille au ranch de Madden et qu’on appelait Pop.

— Tiens ! voici Pop ! fit la jeune fille. Peut-être pourra-t-il vous renseigner.

Elle appela le vieil acteur et lui demanda s’il avait vu Eddie Boston.

À l’approche de Pop, Charlie Chan s’était dissimulé dans un coin obscur.

— Hé ! comment allez-vous, M. Eden, fit le vieillard. Vous désirez voir Eddie Boston ? Il n’est plus à Hollywood. Il est en route pour San Francisco. Voilà du moins ce qu’il m’a dit hier soir en me quittant.

— Et que va-t-il faire à San Francisco ? demanda Eden étonné.

À l’entendre parler, il semblerait qu’un grand événement a changé son existence. Pour moi. Eddie vient d’hériter d’une petite fortune. En arrivant ici hier soir, je l’ai croisé dans la rue et lui ai demandé pour quelle raison il était parti par le train.

— J’avais une affaire pressante à régler, répliqua-t-il : demain je m’en vais à San Francisco. À moi la bonne vie désormais ! Fini le cinéma… je voyage maintenant pour ma santé.

— Je vous remercie beaucoup de vos renseignements. Au revoir.

Bob Eden et Paula se dirigèrent vers la porte. Chan, le chapeau rabattu sur les yeux, les suivit. Une fois au dehors, Eden s’arrêta :

— Et voilà ! Nouvel échec ! Eddie Boston nous a posé un lapin, Charlie.

— Évidemment. Madden l’a payé pour qu’il s’en aille au diable. Boston ne lui a-t-il pas déclaré qu’il savait tout au sujet de Delaney ?

— Autrement dit, il était au courant de la mort de Delaney ? Comment cela ? Était-il déjà au désert le mercredi soir ? À présent nous devons continuer notre enquête. Quand vous reverra-t-on à Eldorado, Paula ?

— J’y retourne cet après-midi. Je travaille à un nouveau scénario, mais cette fois il me faut trouver une cité-fantôme.

— Une cité-fantôme ?

— Oui. Une ville abandonnée… Alors je me rends à la Mine du Jupon, dans les montagnes, à une vingtaine de kilomètres d’Eldorado. Il y a dix ans, cette cité minière comptait trois mille habitants et aujourd’hui on n’y rencontre plus une âme. Simplement des ruines, comme à Pompéi. Je vous la ferai visiter.

— Je vous rappellerai cette promesse lorsque nous nous reverrons dans votre cher désert.

— Mes plus vifs remerciements pour m’avoir permis d’assister à une prise de vues.

— Votre visite m’a fait également plaisir, Monsieur Chan. Je suis désolée que vous deviez partir si tôt.

Dans le tramway qui les amenait à Los Angeles, Eden se tourna vers le Chinois.

— Est-ce que vous ne vous découragerez jamais, Charlie !

— Non, tant qu’il reste de la besogne à abattre. Notre rossignol, miss Fitzgerald, ne se sera sans doute pas envolé comme Eddie Boston.

— Vous lui parlerez, Charlie.

— Non, je ne vous accompagnerai même pas. Je constate que ma présence intrigue les gens et les empêche de parler.

— Je n’en crois rien.

— Allez seul voir cette femme et tâchez de lui faire dire tout ce qu’elle sait sur l’homme qui a été tué, sur Delaney.

— Je ferai mon possible. Eden soupira. — Décidément, je perds confiance en moi-même.

À la porte du théâtre, désert à cette heure, Eden glissa un dollar dans la main du portier et il fut permis de consulter le registre des acteurs. Ainsi qu’il le prévoyait, les adresses des artistes s’y trouvaient consignées et il apprit que miss Fitzgerald logeait à l’hôtel Wynnwood.

— On voit que vous avez de l’expérience, observa Chan.

Eden se mit à rire.

J’ai connu autrefois quelques chanteurs.

Chan s’assit sur un banc du Square Pershing, tandis que le jeune homme se présentait seul à l’hôtel Wynnwood. Il fit remettre sa carte à l’actrice qui, après l’avoir fait attendre un moment dans le salon modeste de l’hôtel, vint l’y rejoindre.

Elle devait avoir trente ans, sinon davantage, mais ses yeux étaient jeunes et brillants. Elle gratifia Bob Eden d’un sourire plein de coquetterie.

— Vous êtes Monsieur Eden ? Je suis enchantée de vous voir, mais j’ignore le but de votre visite. Êtes-vous un acteur ?

— Pas précisément. Tout d’abord, permettez-moi de vous féliciter. Je vous ai entendue chanter à la T. S. F. Vous possédez une voix divine.

Miss Fitzgerald rayonnait de joie.

— Vous me faites bien plaisir. Mais j’étais enrhumée. Je prends froid chaque fois que j’arrive dans cette ville. Vous devriez m’entendre quand je suis bien en voix.

— Pour moi, c’était parfait. Avec une voix comme la vôtre vous devriez chanter à l’Opéra.

— Je le sais… tous mes amis me l’assurent…

— Miss Fitzgerald, je suis un vieux copain d’un de vos amis.

— Lequel ? J’en ai tant !

— Je n’en doute point. Je veux parler de Jerry Delaney. Vous le connaissez bien, celui-là ?

— Certainement… depuis des années.

Soudain son visage s’assombrit.

— Avez-vous des nouvelles de Jerry ?

— Non. C’est justement pour cela que je viens vous trouver. J’ai une communication importante à lui faire et j’espère que vous me donnerez son adresse.

— Vous êtes son ami, dites-vous ?

— Oui. Nous avons travaillé ensemble chez Jack Mac Guire, dans la Cinquante-quatrième rue.

— En ce cas, vous en savez autant que moi sur Jerry. Voilà des semaines il m’écrivit de Chicago… je reçus son mot à Seattle. Sa lettre était mystérieuse… il espérait me voir bientôt.

— Il ne vous parlait point de l’affaire qu’il avait en train ?

— Quelle affaire ?

— Ah ! vous ne savez pas Jerry devait toucher une somme rondelette.

— Vraiment ? Je suis ravie de l’apprendre. Sa situation n’était guère brillante ces derniers temps.

— C’est vrai. À propos. Jerry vous a-t-il parlé quelquefois de gens chics qu’il rencontrait chez Mac Guire ? Vous savez que nous avions là un certain genre d’industrie très prospère.

— Non, il ne me faisait guère de confidences. Pourquoi me posez-vous cette question ?

— Je voulais savoir s’il n’avait jamais cité devant vous le nom de P. J. Madden.

Elle tourna vers lui de grands yeux innocents d’enfant étonnée.

— Qui ça, P. J. Madden ?

— Un des plus riches banquiers du pays. Si vous lisez les journaux…

— Je n’en ai pas le temps. Mon travail m’absorbe pendant de longues heures.

— Je vous crois. Mais voici la question : Où est Jerry ? Je suis très inquiet à son sujet.

— Inquiet ? Pourquoi ?

— Oh ! Vous n’ignorez point les risques qu’on court dans la situation de Jerry.

— Je n’en sais rien du tout. Quels risques ?

— Laissons cela pour l’instant. Voici le fait : Jerry Delaney arriva à Barstow il y a eu une semaine mercredi matin et peu après il disparaissait de la surface du globe.

Une expression d’effroi parut dans le regard de la femme.

— Vous pensez qu’il a été victime… d’un accident ?

— Je le crains. Mademoiselle. Vous connaissez comme moi l’imprudence de Jerry.

La jeune femme garda un instant le silence, puis elle fit :

— Oh ! oui. Jerry, comme tous les Irlandais aux cheveux rouges…

— Précisément… fit Bob Eden, avec un peu trop de hâte.

Les yeux verts de miss Fitzgerald prirent une expression méchante.

— Ah ! vous avez connu Jerry chez Mac Guire ?

— Mais oui.

— Et depuis quand a-t-il les cheveux rouges ? J’y pense maintenant. Hier soir j’ai vu un policeman au coin de la Sixième rue… un joli garçon, ma foi. Vous avez de beaux types dans la police, par ici.

— Que me racontez-vous là ?

— Mêlez-vous de vos affaires. Si Jerry Delaney a des ennuis, je n’y suis pour rien, mais un ami reste un ami et je ne vous fournirai aucun renseignement sur son compte.

— Vous ne me comprenez point.

— Oh ! si ! Vous pouvez trouver Jerry sans mon aide. À la vérité, je ne sais point où il se trouve.

Eden se leva et dit en souriant :

— Quoi qu’il en soit. Mademoiselle, j’ai beaucoup aimé votre voix.

— Voyez-vous ces mouchards !… Quelle galanterie ! Après tout, je ne puis vous empêcher de m’écouter à la radio… le concert est gratuit pour tout le monde.

Décontenancé, Bob Eden revint au Square Pershing et se laissa choir sur le banc à côté de Chan.

— Pas de chance ! Je vois cela sur votre visage, remarqua le détective.

Bob raconta son entrevue avec l’actrice.

— Je suis honteux de ma déconfiture, dit-il en terminant. Elle m’a traité de mouchard… c’était encore un compliment.

— Cessez de vous chagriner. Vous avez eu affaire à une femme rouée, voilà tout.

— Après cet échec je vous laisse agir. Je ne vaux rien, comme détective.

Ils prirent le train de cinq heures et demie pour Barstow. Dans le wagon, Bob regarda son compagnon d’un air attristé.

— Charlie, nous voici à la fin de cette journée sur laquelle nous fondions de si grands espoirs. Quel résultat en tirons-nous ? Rien.

— Pas grand’chose, en effet.

— Nous ne pouvons continuer ainsi, Charlie. Notre situation est intenable. Nous devrions nous adresser au shériff.

— Que lui dirions-nous ? Excusez-moi de vous interrompre ainsi, mais je vous en prie, songez que nous ne pouvons fournir aucune preuve à l’appui de nos déclarations. Nous nous présentons devant le shériff et lui parlons d’un perroquet mort, d’un rat du désert à demi-aveugle et d’une valise bourrée de vieux papiers. Comment oserions-nous accuser de meurtre le millionnaire sur de si faibles indices ? Où est le cadavre ? Le premier policier se moquerait de nous si…

Chan s’arrêta net et Eden suivit son regard. Debout dans un coin de la voiture le capitaine Bliss, de la brigade criminelle, les observait.

Le cœur de Bob faillit lui manquer. Les petits yeux du capitaine scrutaient tous les détails du vêtement de Chan. Ils se reportèrent ensuite sur le jeune homme. Sans proférer un mot, le capitaine Bliss sortit et alla s’asseoir dans le compartiment voisin.

— Bonsoir ! fit Eden.

— Ne vous tourmentez plus, dit Chan. Inutile d’aller trouver le shériff, le shériff viendra lui-même nous voir. Nous ne traînerons plus au ranch de Madden. Le pauvre Ah Kim risque encore de se faire arrêter pour le meurtre de Louie Wong.