Le Perroquet chinois/V — Le Ranch de Madden

Traduction par Louis Postif.
Ric et Rac (p. 66-83).

Chapitre cinquième

LE RANCH DE MADDEN.

Avec précaution, Will Holley conduisait son automobile sur la descente rapide et caillouteuse.

— Doucement, Horace, murmurait-il.

Maintenant ils suivaient la piste du désert marquée simplement de faibles traces de roues entre de maigres buissons de créosote et de mesquite. Soudain, les phares de la voiture éclairèrent un lièvre assis sur son train de derrière au bord de la route ; en un clin d’œil, l’animal disparut de leur vue.

Derrière une barrière de fils de fer barbelés, Bob Eden aperçut une double rangée de palmiers ; au fond de l’allée solitaire brillait une fenêtre éclairée.

— Voici le ranch de l’Alfa, expliqua Will Holley.

— Pas possible ? Des gens vivent ici ?

— Oui sans doute qu’ils ne pourraient vivre ailleurs. Toutefois ce n’est pas un mauvais endroit pour la culture des fruits : pommes, poires, amandes…

— Et où prennent-ils de l’eau ?

— Cette région est stérile parce que les gens ne se donnent pas la peine de creuser le sol pour en faire jaillir de l’eau. À certains endroits, on la trouve à soixante mètres de profondeur. Madden a eu plus de chance : il l’a découverte à dix mètres à peine. Non loin de son ranch passe le lit d’une rivière souterraine.

Une autre barrière se présenta le long de la route ; au-dessus de la porte, une enseigne et des drapeaux étaient visibles sous la clarté lunaire.

— Un lotissement ? demanda Eden, stupéfait.

Holley éclata de rire.

— Une ville neuve. En Californie, vous trouverez toujours des lotisseurs et des bâtisseurs. Cette future agglomération s’appelle « La Cité de l’Avenir ». Ici l’or se multiplie, si l’on en croit les bourreurs de crânes. Pour l’instant personne n’y habite encore, mais qui sait ? Notre population s’accroît sans cesse… lisez mon article dans le journal de la semaine dernière.

La voiture avançait, légèrement cahotée, mais Holley tenait le volant d’une poigne solide. Çà et là, un arbre de Judée étendait ses longs bras noirs comme pour saisir ces voyageurs nocturnes à la gorge, et sur cette morne étendue gémissait d’un ton lugubre un vent froid et piquant.

Bob Eden releva le col de son pardessus.

— Ceci me rappelle une vieille chanson où il était question d’un jeune homme qui promettait à sa fiancée de l’aimer « jusqu’à ce que les sables du désert se refroidissent ».

— En fait de promesse, il ne s’engageait pas trop, acquiesça Holley. Ou cet homme était un grand farceur, ou il n’était jamais venu dans le désert pendant la nuit. Mais vous, connaissez-vous ce pays ? De quelle partie de la Californie venez-vous ?

— Je suis originaire de la Porte d’Or, répondit Eden en souriant. Je viens ici pour la première fois et je regrette de n’avoir pas connu cette contrée plus tôt.

— Mais vous ne partirez pas tout de suite. Combien de temps espérez-vous rester à Eldorado ?

— Je l’ignore, répondit Eden.

Puis il demeura un moment silencieux. Son ami lui avait certifié que Holley était un homme loyal et digne de confiance, mais point n’était besoin de cette assurance : du premier coup d’œil Bob avait jugé le plumitif.

— Holley, reprit-il, je puis vous dire pourquoi je suis ici, mais je compte sur votre entière discrétion. Il ne s’agit nullement d’une interview.

— Comme il vous plaira. Je sais garder un secret. Cependant, si vous préférez ne pas me le confier…

— Je veux vous en parler, au contraire.

Eden raconta l’achat des perles des Phillimore par Madden, son insistance pour qu’on les lui livre à New-York et son brusque revirement : il demandait à présent qu’on les lui envoyât à son ranch du désert.

— Voilà qui me paraît bien troublant, n’est-ce pas.

— En effet c’est bizarre.

— Mais je n’ai pas fini… écoutez.

Omettant à dessein l’intervention de Charlie Chan, il rapporta le reste de l’histoire : le coup de téléphone de chez un marchand de tabac de San Francisco, la tendre sollicitude du quidam aux lunettes noires à l’arrivée du bateau, la découverte que cet individu n’était autre que Shaky Phil Maydorf, de passage à l’hôtel Killarney, et enfin le départ de Louie Wong, rappelé par son parent du quartier chinois. Débités dans ce désert lugubre, les faits prenaient un aspect terrible et impressionnant.

— Que pensez-vous de tout cela, monsieur Holley ? demanda Bob en terminant.

— Moi ? Je pense que mon interview est encore ratée.

— À votre avis, Madden ne se trouve pas au ranch ?

— Non. Pourquoi Paula n’a-t-elle pas pu voir Madden l’autre soir ? Pourquoi ne l’a-t-il pas entendue discuter à la porte et ne s’est-il pas présenté lui-même pour voir ce qui se passait ? Parce qu’il n’était pas là. Mon vieux, je suis heureux que vous ne vous aventuriez pas seul ici, surtout si vous portez les perles.

— Je puis dire que je les ai… dans un sens. Quant à Louie Wong, vous le connaissez, sans doute ?

— Oui. Je l’ai vu à la gare l’autre jour. Lisez l’Eldorado Times de demain et vous trouverez ceci à la colonne des déplacements : « Notre respecté concitoyen, M. Louie Wong, est parti pour San Francisco, mercredi dernier, en voyage d’affaires. »

— Mercredi ? Quel genre de type est-ce donc ce Louie ?

— Ma foi… un Chinois qui ressemble à tous les Chinois. Voilà cinq ans qu’il habite le ranch de Madden, d’un bout de l’année à l’autre. Je ne sais pas grand’chose sur son compte. Il ne parle pas beaucoup… sauf au perroquet.

— Au perroquet ? Quel perroquet ?

— Son seul compagnon au ranch. Un perroquet australien qu’un officier de marine offrit à Madden. Le millionnaire amena l’oiseau ici pour tenir société à son vieux serviteur. Le perroquet, qui s’appelle Tony, a passé sa jeunesse dans le bar d’un navire australien et son langage s’en ressentait passablement au début. Mais ces volatiles sont remarquablement doués et Tony apprit le chinois en compagnie de Louie.

— Pas possible ?

— Il n’y a là rien d’extraordinaire. Un perroquet répète tout ce qu’il entend. Et Tony bavarde dans les deux langues : un vrai polyglotte ! Dans le voisinage, on l’appelle le perroquet chinois.

■■

Ils approchaient d’un petit groupe de peupliers et de poivriers abritant une superbe maison de campagne… une oasis sur cette plaine aride.

— Nous y voici, annonça Holley. À propos… avez-vous un revolver ?

— Ma foi, non. Du moment que Charlie…

— Qui ça ?

— Rien. Je n’ai pas de revolver sur moi.

— Moi non plus. Alors, pas d’imprudence, hein ? Voulez-vous ouvrir la barrière ?

Bob Eden sauta de l’automobile et ouvrit la barrière toute grande. Quand Holley eut introduit Horace dans la cour, Bob referma la porte. Le journaliste amena sa voiture devant la maison et quitta son siège.

L’habitation du ranch était une magnifique construction de plain pied rappelant l’époque espagnole. Le long de la façade courait une marquise dont le toit abritait quatre fenêtres éclairées d’une lumière chaude au sein de cette nuit glaciale. Holley et Eden entrèrent sous le porche et s’arrêtèrent devant la porte d’entrée, massive, à l’air rébarbatif.

Eden frappa très fort. Après une longue attente, la porte s’entre’ouvrit et une figure pâle regarda par l’entrebâillement.

— Qu’y a-t-il ? Que voulez-vous ? demanda une voix bourrue.

De l’intérieur arrivaient les joyeuses notes d’un fox-trot.

— Je désire voir M. Madden, fit Bob, M. P. J. Madden.

— Qui êtes-vous ?

— Peu vous importe. Je me ferai connaître à M. Madden. Est-il ici ?

La porte se referma de quelques centimètres.

— Il est chez lui, mais il ne reçoit personne.

— Il me recevra, monsieur Thorn… car vous êtes monsieur Thorn, n’est-ce pas ?… Veuillez dire à M. Madden qu’un messager de Post Street, de San Francisco, l’attend.

Immédiatement la porte s’ouvrit et le visage de Martin Thorn s’épanouit autant que le permettait ses traits anguleux.

— Oh ! excusez-moi, je vous prie. Donnez-vous donc la peine d’entrer. Nous vous attendions. Entrez… entrez, messieurs.

Son visage se rembrunit dès qu’il aperçut Holley.

— Excusez-moi, je reviens dans une minute.

Le secrétaire disparut, laissant les deux visiteurs debout au milieu du vaste et luxueux salon.

Des panneaux de chêne recouvraient les murs, auxquels s’accrochait des estampes rares ; des lampes à la lumière légèrement voilée étaient placées près des tables où s’étalaient les derniers magazines de New-York. Au bout de la pièce, une pile des bûches rougeoyaient au milieu d’une cheminées, tandis que d’un coin reculé, l’appareil de T. S. F. transmettait la musique de danse d’un orchestre lointain.

— Quel délicieux confort, observa Bob.

D’un signe de tête, il indiqua à son compagnon le mur opposé à la cheminée.

— Si nous manquons d’armes…

— C’est la panoplie de Madden, expliqua Holley. Wong me l’a fait voir un jour. Toutes ces armes demeurent chargées. Si jamais vous désirez battre en retraite, dirigez-vous de ce côté. — Il jeta autour de lui un regard inquiet. — Ce forban ne nous a pas dit qu’il allait chercher Madden.

— C’est exact, fit Eden en regardant attentivement de tous côtés.

Une question importante le tourmentait. Où était Charlie Chan ?

■■

Ils attendaient, toujours debout. Lentement une grande horloge, placée au fond de la salle, sonna neuf heures. Le feu crépitait ; le diffuseur déversait inlassablement ses sonorités métalliques.

Soudain, la porte par laquelle Thorn était sorti se rouvrit derrière eux, ils se retournèrent. Dans l’encadrement, dressé comme une tour de granit, dans les vêtements qu’il affectionnait, se tenait l’homme que Bob Eden avait rencontré en descendant l’escalier du bureau de son père : Madden, le célèbre financier… P. J. Madden en personne.

Bob en ressentit tout d’abord un immense soulagement, comme si on lui enlevait un poids de dessus ses épaules. Mais presque aussitôt il éprouva une vive déception. Son ardente jeunesse réclamait les fortes émotions, l’aventure… L’apparition de Madden éclatant de vie et de santé réduisait à néant le grand drame du désert et rendait inutiles ses craintes et ses précautions. Il suffirait de remettre les perles — dès l’arrivée de Chan — et l’existence morne et sans intérêt le reprendrait à jamais.

Will Holley souriait.

— Bonsoir, Messieurs, fit Madden. Enchanté de vous voir. Martin, ajouta-t-il, s’adressant à son secrétaire qui l’avait suivi, faites taire ce maudit appareil. Un orchestre, Messieurs, dans une salle de bal d’un hôtel à Denver. Et qui prétend que le temps des miracles est passé ?

Sous les doigts de Thorn, le jazz mourut avec un hoquet de protestation.

— Dites-moi, reprit Madden, lequel de vous vient de Post Street ?

— Monsieur Madden, permettez-moi de me présenter. Je suis Bob Eden, le fils d’Alexandre Eden. Voici mon ami, un de vos voisins, M. Will Holley, de l’Eldorado Times. Il a eu l’obligeance de me conduire jusqu’ici.

— Ah ! bien ! fit Madden. — Avec une franche cordialité il serra les mains des jeunes gens. — Approchez du feu. Thorn, apportez les cigares, voulez-vous ?

De ses mains célèbres, Madden plaça des fauteuils devant la cheminée.

— Je ne demeurerait qu’un instant, dit Holley. M. Eden désire parler d’affaires avec vous et je ne veux pas abuser de votre temps. Cependant, avant de m’en aller, monsieur Madden…

— Eh bien ? fit sèchement Madden, mordant le bout d’un cigare.

— Je… je ne pense pas que vous vous souveniez de moi…

La grande main de Madden tenait toujours l’allumette enflammée.

— Je n’oublie jamais un visage. J’ai déjà vu le vôtre. N’était-ce pas à Eldorado ?

Holley secoua la tête.

— Non… voilà douze ans, à New-York (Madden l’observait attentivement), dans une maison de jeu de la Quarante-quatrième Rue, tout près du Delmonico. Une nuit d’hiver…

— Une minute, interrompit le millionnaire. Certains prétendent que je vieillis… mais écoutez-moi. Vous vîntes me voir comme journaliste, vous vouliez une interview et je vous envoyai à tous les diables !

— Votre mémoire est remarquable ! s’écria Holley en riant.

— Oh ! ma vieille mémoire ne me fait pas défaut. Je me souviens parfaitement. Je passais mes soirées dans cette maison jusqu’au jour où je découvris qu’on y trichait ferme. J’ai laissé pas mal de plumes dans cette boîte-là. Pourquoi ne m’avez-vous pas averti ?

— Ma foi, monsieur Madden, votre accueil ne m’encourageait guère aux confidences. Mais voici où je veux en venir… je suis toujours journaliste et une interview de votre part…

— Je n’en accorde jamais ! trancha le financier.

— Je le regrette infiniment. Un de mes vieux amis dirige un journal à New-York et ce serait pour moi un vrai triomphe si je pouvais lui télégraphier votre opinion sur la situation financière, par exemple. La première interview de P. J. Madden. Songez donc !

— Impossible, jeune homme.

— Monsieur Madden, observa Bob, votre refus me peine réellement, moi aussi. Holley s’est montré on ne peut plus gentil envers moi et j’espérais du fond du cœur que, pour une fois, vous consentiriez à revenir sur votre décision.

Madden se pencha en arrière et lança au plafond lambrissé un cercle de fumée.

— Bien, dit-il d’un ton plus aimable. Monsieur Eden, vous vous êtes vraiment dérangé pour me rendre service et je serais heureux de vous obliger à mon tour.

Il se tourna vers Holley.

— C’est entendu… quelques mots seulement… un simple coup d’œil sur l’état général des affaires de l’année qui vient.

— Monsieur Madden, je vous en serai reconnaissant.

— Ici, vous comprenez, je suis moins strict à l’égard des journaux. Je dicterai volontiers quelques lignes à Thorn… vous pourriez passer les prendre vers midi.

— Je n’y manquerai point, dit Holley en se levant. Monsieur, je ne saurais vous dire à quel point j’apprécie votre obligeance. Je rentre chez moi maintenant.

Il serra la main du millionnaire. Lorsqu’il prit congé de Bob Eden, son regard semblait dire : « Je suis heureux de constater que tout va bien. »

Avant de sortir, il ajouta :

— Au revoir… à demain !

■■

À peine la porte s’était-elle refermée sur le journaliste que Madden, changeant soudain d’attitude, se pencha vers Bob. Le jeune homme sentit alors, avec la soudaineté d’une décharge électrique, la force de ce puissant personnage.

— À nous deux maintenant, monsieur Eden. Vous avez les perles sur vous ?

Eden se trouva stupide. Toutes ses craintes paraissaient superflues et ridicules dans ce salon à l’atmosphère si chaude et si hospitalière.

— Ma foi, je voulais justement…

Dans un coin de la pièce, une porte vitrée s’ouvrit et quelqu’un entra. Bob ne se détourna point ; il attendit. Le nouvel arrivant, porteur d’une brassée de bois, avança entre lui et le feu. Bob vit alors un serviteur chinois, petit et grassouillet, vêtu d’un pantalon usagé, d’une veste lâche en crêpe de Canton et chaussé de pantoufles de velours.

— Peut-être Mossié lui vouloi un peu plus de feu ? dit-il d’une voix monotone, le visage dénué d’expression.

Il posa les bûches dans le foyer et, se retournant, il lança à Bob un rapide coup d’œil. Momentanément ses yeux brillèrent comme des perles de jais… les yeux de Charlie Chan.

Le serviteur s’en alla en silence.

— Les perles ! insista Madden. Que sont devenues les perles ?

Martin Thorn se rapprocha du groupe.

— Je ne les ai point, répondit lentement Bob Eden.

— Comment ? Vous ne les avez pas apportées ?

— Non.

La grosse face rouge de Madden s’empourpra soudain et il secoua son énorme tête… le fameux geste de contrariété dont parlaient souvent les journaux.

— Que signifie ceci ? Ces perles m’appartiennent. Je les ai achetées, n’est-ce pas ? J’ai demandé qu’on me les livrât au ranch et je les veux.

Bob était sur le point de dire : « Appelez votre domestique. » Mais quelque chose dans le regard de Charlie Chan le faisait hésiter. Non ! d’abord il devait s’entendre avec le petit détective.

— En quittant mon père, vous aviez donné des instructions pour qu’il vous fît porter le collier à New-York, n’est-ce pas ?

— Et après ? Ne puis-je changer d’idée ?

— Certes. Cependant, mon père jugea bon d’agir avec prudence. Un ou deux faits se sont produits.

— Lesquels ?

Bob Eden fit une pause. Devrait-il prendre pour confident cet homme à l’air glacial qui le dévisageait avec un visible mépris ?

— Monsieur Madden, qu’il vous suffise de savoir que mon père, redoutant un piège, a refusé d’envoyer ce collier dans ce désert.

— Votre père est un fou ! s’écria Madden.

Bob Eden se leva, le visage enflammé.

— Très bien ! Restons-en là et annulons le contrat.

— Non ! Non ! Excusez ce moment d’humeur. Je vous en prie, asseyez-vous.

Le jeune homme reprit son siège.

— Je suis fort ennuyé de ce retard. Ainsi votre père vous a envoyé en éclaireur ?

— Oui : il craignait que quelque chose ne vous fût arrivé.

— Il ne m’arrive que ce qu’il me plaît, répliqua Madden, et cette remarque semblait la vérité même. Puisque vous voici sur place, constatez que tout va bien. Que comptez-vous faire ?

— Demain matin, je téléphonerai à mon père et je lui demanderai d’envoyer le collier tout de suite. Si vous me le permettez, je demeurerai votre hôte jusqu’à ce qu’il vous soit remis en mains propres.

De nouveau Madden secoua la tête.

— Encore attendre… attendre… cela ne me plaît nullement. Je voulais partir demain matin pour Pasadena et y mettre le collier en sûreté dans un coffre-fort, avant de prendre le train pour New-York.

— Ah ! fit Eden. Vous n’aviez donc pas l’intention de donner une interview à Holley ?

Les yeux de Madden s’étrécirent.

— Et après ? Cet homme ne m’intéresse nullement.

Il se leva brusquement.

— Ma foi, si vous n’avez pas les perles, qu’y faire ? Vous pouvez, bien entendu, demeurer ici, mais dès demain matin vous téléphonerez à votre père… et de bonne heure. Je vous avertis que je ne souffrirai aucun nouveau retard.

— Compris. À présent, monsieur Madden, si vous le permettez, je me retirerai. Ma journée a été bien remplie…

Madden alla vers la porte et appela le domestique. Charlie Chan entra.

— Ah Kim ! dit Madden, la chambre de ce monsieur se trouve là-bas, au bout de l’aile gauche. Prenez sa valise.

— Bien, Mossié, répondit le nouveau baptisé Ah Kim.

Il prit le sac de Bob Eden.

— Bonne nuit ! fit Madden. S’il vous manque quelque chose, adressez-vous à ce garçon. Il est ici depuis peu, mais il connaît son métier. Vous pouvez vous rendre dans votre chambre en traversant le patio. J’espère que vous dormirez bien.

— Merci. Bonne nuit !

■■

Bob Eden, derrière le Chinois, passa dans le patio. Au ciel, les étoiles du désert scintillaient, blanches et glacées. La bise soufflait. En pénétrant dans la chambre qui lui était réservée, Bob remarqua avec satisfaction que le feu était tout préparé. Il se baissa pour l’allumer.

— Je vous en prie, dit Chan. Cela fait partie de ma besogne.

Eden jeta un regard vers la porte fermée.

— Que s’est-il passé ? Je vous avais perdu à Barstow ?

— Après mûre réflexion, répondit Chan, je décidai de ne point attendre le train et quittai Barstow sur un camion chargé de légumes appartenant à un de mes compatriotes. Mieux valait arriver au ranch en plein jour. Sous le nom de Ah Kim je remplis ici l’office de cuisinier. Fort heureusement j’ai exercé cet art dans ma jeunesse.

— Et vous le pratiquez à merveille, observa Eden, amusé.

— Toute ma vie je me suis appliqué à parler couramment votre langue. À présent, je dois me faire violence pour m’exprimer en un langage moins châtié, afin de ne pas éveiller les soupçons.

— Oh ! cela ne durera pas longtemps. Ici tout paraît marcher sans anicroches.

Chan haussa les épaules, sans répondre.

— Tel est votre avis, n’est-ce pas ? demanda vivement Bob.

— Prenez ma modeste opinion pour ce qu’elle vaut, mais les choses ne semblent pas aussi claires que je l’aurais voulu.

— Comment ? Qu’avez-vous découvert ?

— Rien jusqu’ici.

— Eh bien, alors ?…

— Excusez-moi, interrompit Chan. Vous savez peut-être que les Chinois sont doués d’un esprit psychique assez accentué. Je ne peux pas expliquer en paroles ce qui va de travers dans cette maison. Mais au fond de mon cœur…

— Ne nous occupons pas de cela pour le moment. Nous ne pouvons nous arrêter à des impressions. Notre mission consiste à remettre le collier de perles à Madden, s’il se trouve réellement à son ranch, et de lui en demander reçu. Tel est, ici, notre simple devoir. Pour ma part, je ne tiens à courir aucun risque et je vais lui donner ces perles incontinent.

Chan parut bouleversé.

— Non ! non ! je vous en supplie. Je m’excuse humblement…

— Oh ! écoutez, Charlie… si du moins vous voulez bien que je vous appelle ainsi ?

— Très honoré, je vous assure.

— Ne nous affolons pas pour la bonne raison que nous sommes loin de chez nous dans ce désert. Les Chinois peuvent être doués d’un esprit psychique très développé, comme vous dites, mais je ne me vois pas essayant de justifier nos hésitations auprès de Victor Jordan… ou de papa. On nous demandait tout simplement de voir si Madden était au ranch… Il s’y trouve. Veuillez aller lui dire que je désire lui parler dans sa chambre d’ici vingt minutes. Quand j’entrerai chez lui, vous guetterez à la porte et vous entrerez à mon appel. Nous nous déchargerons immédiatement de notre fardeau.

— Ce serait une bévue irréparable !

— Comment ça ? Donnez-m’en la raison.

— Je ne le puis encore. Toutefois…

— En ce cas, je le regrette, mais j’agirai à ma guise et prendrai l’entière responsabilité de mes actes. Maintenant, je crois préférable que vous alliez prévenir Madden…

■■

Charlie sortit à contre-cœur. Bob Eden alluma une cigarette et s’assit devant le feu. Le silence enveloppait le ranch et le désert… un silence lugubre que rien ne semblait devoir rompre.

Eden se plongea dans ses pensées. Il ne pouvait attacher d’importance aux stupides appréhensions de Charlie Chan. Les Chinois aiment jouer la comédie et Chan venait d’assumer un rôle dans le drame forgé par son imagination et, malgré ses feintes protestations, il voulait continuer à espionner et à dramatiser les moindres faits. Telle n’était pas la manière américaine, en tout cas ce n’était pas celle de Bob Eden.

Le jeune homme consulta sa montre. Dix minutes s’étaient écoulées depuis que Charlie l’avait quitté et, dans dix autres minutes, il se rendrait à la chambre de Madden pour se débarrasser des perles. Il se leva et arpenta la pièce. De sa fenêtre, il regarda le désert gris s’étendant jusqu’aux lointaines montagnes qui profilaient sur le ciel leurs crêtes noires. «  Ce pays ne me convient nullement, songeait Bob ». Il préférait la foule grouillante, les bruits des tramways et les lumières électriques scintillant sur le pavé humide. Du mouvement et… du bruit. Il sentait quelque chose de sinistre dans ce silence… ce silence du désert.

Un cri horrible déchira la nuit. Bob Eden demeura figé sur place. De nouveau le cri retentit… puis une voix rauque et étrange prononça ces mots : « Au secours ! Au secours ! À l’assassin !… Au secours !… Lâchez ce revolver ! »

Bob Eden courut dans le patio. Au même instant, Thorn et Charlie arrivaient d’un autre côté. Madden… Où était Madden ? Mais Bob ne tarda pas à s’apercevoir de la futilité de ses craintes… Madden sortit du salon et se joignit à leur groupe.

Le même cri se répéta. Et Bob Eden aperçut, à dix pas de lui, grimpé sur un perchoir, l’auteur de ces sinistres vociférations. Un petit perroquet d’Australie, au plumage gris, l’air effaré, hurlait à tue-tête.

— La sale bête ! s’écria Madden en colère. Excusez-moi, monsieur Eden. J’ai oublié de vous avertir des habitudes de Tony. Comme vous pouvez l’imaginer, il a passé une jeunesse orageuse.

Le perroquet cessa ses cris et, clignant des yeux vers les trois hommes debout devant lui, il commanda d’un ton solennel :

— Un à la fois, Messieurs, s’il vous plaît, un à la fois !

Madden éclata de rire et dit :

— Il a sans doute appris cela de quelque tenancier de bar.

— Un à la fois, messieurs !

— Ça va, Tony ! lui répliqua Madden. Nous ne sommes pas ici au cabaret. Fiche-nous la paix. M. Eden, j’espère que ces cris ne vous ont pas trop impressionné. Tony a sans doute assisté à un ou deux drames dans les bouges où l’amenait son premier maître. Martin — il se retourna vers son secrétaire — enlevez-moi cet oiseau-là et renfermez-le dans la grange.

Thorn avança. Sous la clarté lunaire, la figure du secrétaire paraissait blême et — était-ce un effet de son imagination ? – il semblait à Bob que ses mains tremblaient lorsqu’elles se tendirent vers le perroquet.

— Viens, Tony, mon petit Tony, viens avec moi.

Délicatement il détacha la chaîne de la patte de Tony.

M. Eden, vous désirez me voir ? demanda Madden en se dirigeant du côté de sa chambre à coucher.

Il fit entrer Bob et referma la porte.

— Qu’y a-t-il ? Vous avez enfin ces perles ?

La porte s’ouvrit et Chan s’avança dans la pièce d’un pas traînant.

— Que diable voulez-vous ? s’écria Madden.

— Vous, Mossié, pas besoin de moi ?

— Non ! Va-t’en !

— Demain, fit Charlie Chan, continuant son rôle d’Ah Kim, tandis qu’il lançait un coup d’œil d’intelligence à Bob Eden, demain, beau temps. À demain, Mossié.

Il disparut, laissant la porte ouverte. Eden le vit traverser le patio… Chan ne guettait pas à la porte de Madden.

— Que me voulez-vous ? demanda Madden.

Une idée traversa l’esprit d’Eden.

— Je désirais vous parler seul à seul un instant : Thorn, votre secrétaire… on peut avoir confiance en lui, n’est-ce pas ?

Madden haussa les épaules.

— Vous me faites pitié… Ne croirait-on pas que vous m’apportez la Banque d’Angleterre ? Évidemment, Thorn est un garçon loyal : voilà quinze ans qu’il est à mon service.

— Je voulais simplement m’en assurer, répliqua Eden. Demain matin je téléphonerai à mon père. Bonne nuit !

Il retourna dans le patio. Le secrétaire venait d’accomplir sa corvée.

— Bonne nuit, M. Thorn, fit Eden.

— Ah !… bonne… bonne nuit, M. Eden, répondit l’homme qui, furtivement, disparut.

De retour dans sa chambre, Bob se mit à se déshabiller. À la fois intrigué et inquiet, il se demandait si la situation était aussi simple qu’elle le paraissait. Dans ses oreilles retentissaient encore les cris sinistres du perroquet. Était-ce bien dans un bar que Tony avait appris cet horrible appel au secours ?