Le Perce-oreille du Luxembourg/p1/07

Les Éditions Rieder (p. 82-94).
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VII



Les temps qui suivirent furent stupides. Ils ont empoisonné la vie de mes parents, la mienne. Chacun porte en soi la graine que le plus ou moins de soleil développe ou pourrit. D’où vient la graine ; d’où, le plus ou moins de soleil ? De plus, j’étais égoïste : moi, moi, moi. Il m’a fallu réfléchir, n’être ici qu’un parmi des milliers, pour comprendre qu’il y a aussi, qu’il y a surtout, les autres. Ah ! sortir de soi ! Je ne dirai pas, ce que je regrette le plus. Le sais-je moi-même ? Mon père, c’est certain, je ne l’aimerai plus. Il s’est montré trop dur. Pourtant, moins dur, m’eût-il aimé davantage ? Quant à maman, elle a pleuré. Ces pauvres larmes !

Les premiers jours, tout alla bien. Papa avait lâché son travail pour m’attendre à la gare, avec maman. En les embrassant, je pensai, peut-être plus qu’il ne convenait, au coin de ma chambre où je leur cacherais mes souvenirs. Je fus néanmoins très heureux. Maman était guérie. Sa bouche dansait encore un peu comme le jour où elle s’acharnait sur le dessous de ses assiettes. J’appris à petits coups, qu’elle avait été en traitement à la Salpêtrière. Je connus ainsi le nom de l’hôpital où j’écris à présent. À la maison, rien de changé : le goinfre et son ventre, la cour, papa et sa mallette : « Ah ! mon Dieu, oui », maman : « Ah ! mon Dieu non ». Après le soleil de là-bas, cela me parut triste. Mais ce soleil brillait en moi.

Mon oncle, ses ours, le plateau, les ruines, j’eus beaucoup à raconter. Maman m’écoutait volontiers et même m’interrogeait. Bien entendu, tante tenait un rôle très effacé. Mais parler du pays, c’était parler d’elle. Un rien m’y ramenait :

— Tu emploies du beurre, maman : là-bas c’est de l’huile. Tu as froid, papa : si tu savais là-bas, le mistral.

Ces histoires m’intéressaient tant ! J’aurais dû me méfier. Une fois ou deux comme je lui coupais la parole, papa prit son air de pur Lou… Un soir, il éclata. Nous avions un invité. On prononça : Provence. J’attrapai le mot, les autres durent se taire. Boum ! un poing sur la table :

— Suffit, Marcel ! Nous en avons assez de ta Provence.

Le poing de papa ne s’abattit pas que sur la table. Je me claquemurai dans moi.

C’est alors que je commençai ma vie stupide. Comme elle me semblait belle ! Que l’on pense à mes rêves, mes scrupules, mon besoin que les choses durent. Tout cela fut ramené sur ma Varetchka. On m’avait placé dans une école « pour devenir quelqu’un. » Des cubes, des roues, des sphères. Je me souviens d’une leçon de géométrie : « Par un point pris sur une ligne droite, on peut élever une perpendiculaire ; on ne peut en élever qu’une seule. »

— Et vous, demanda le professeur, que remarquez-vous dans ce texte ?

— On peut, répondis-je en appuyant sur « peut », élever une perpendiculaire. Mais on ne le fera pas.

Ma réponse fit le tour des classes comme autrefois mon « Y nazent ». Mais je ne plaisantais pas. Qu’est-ce que cela me faisait, une perpendiculaire ? J’avais de gros cahiers. Ceux-là, oui, me servaient. Je les montrais le soir à mes parents : « Je vais étudier ». Vite, je me bouclais dans ma chambre. Pauvres cahiers ! J’étalais dessus le mouchoir, l’écorce, la pierre. J’allumais de la lavande. Cela sentait le brûlé. L’odeur passait sous la porte. J’entendais papa : « Il va nous asphyxier », et dame, s’il me fallait recommencer… Mais en ce temps ! Ô Varia, Varetchka ! comme cette herbe, un être se consumait pour toi. Cette pierre je l’avais prise toute chaude parce que ta main s’y posait. Cette écorce… Je filais loin dans mon rêve.

Je ne me rappelle plus au juste comment cela se passa. Le travail de la pensée est sournois. On s’imagine des faits, on se les raconte, un peu de vrai, beaucoup de faux. Un beau jour, je me trouvai devant une histoire où tout fut vrai.

Il y eut ceci :

Varia, si belle en silhouette sur le soleil, Varia s’exposant à la mort, oui, à la mort au bord du gouffre, Varia m’aimait. Elle ne voulait pas le dire ; elle ne pouvait le cacher et moi, dès le début, oh ! comme je l’aimais ! Et son doigt sur les lèvres ! Peut-être bien que, les premiers jours, j’avais douté. Je ne doutais plus. Certainement elle l’avait posé sur les lèvres, ostensiblement, à plusieurs reprises. Il signifiait sa volonté. Mon silence qu’elle exigeait, son cœur qu’elle me donnait, un serment de l’un à l’autre : qu’elle resterait ma reine, que je resterais son page, lié par cet engagement sacré qu’est un vœu : à jamais, à jamais, à jamais.

L’aventure du lit me gênait quelquefois.

« Le diable, mes enfants. L’œuvre de la chair… » Non, non. Cette main sur ma poitrine interrogeait : « À qui ce cœur qui bat si fort ? » Varetchka n’était pas de ces femmes de chambre, pas de ces fillettes avec qui l’on pense au péché de la chair. Elle était la reine, oui une reine, deux tresses blondes sur le dos, les yeux jamais noirs, éternellement bleus. Et pure ! Comme sur l’image. Cette image naturellement était devenue l’emblème sacré. Elle occupait la belle place au mur au-dessus de mon lit. Mes parents ne devinaient certes pas pourquoi, en m’en allant, je la couvrais d’un voile.

Je vous entends, M. le lecteur improbable. Une fessée, une bonne fessée m’eût ramené de plain-pied sur la terre où sont les petits Marcel qui étudient les cubes et les roues. Est-ce bien sûr ? Cette fessée, je l’eusse acceptée avec joie et pas à la façon de Jean-Jacques Rousseau. Souffrir pour ma reine ! Sans le savoir, ne cherchais-je pas avant tout ce qui pouvait me rendre triste ? Au milieu de mes souvenirs, j’ouvrais mon atlas à la carte de France. Varia là, ici Paris, cela tenait entre le pouce et l’index. Je comptais les villes, celles que l’on brûlait en pleine vitesse, celles où l’on s’arrêtait, celles où l’on mangeait, tous ces champs, ces montagnes, un voyage toute la nuit, puis un tacot, une heure de marche, tout cela s’allongeait bout à bout, kilomètres sur kilomètres pour séparer le page de sa reine. Il y avait le temps. « Aux vacances prochaines. » Un autre se fût réjoui. Je me complaisais à me tourmenter : « Elles n’arriveront jamais, ces vacances. » D’ailleurs on nous séparait. Qui on ? Cet être terrible qui n’a pas toujours de figure et prend soudain l’air de pur Lou… d’un papa qui vous regarde de travers. Alors voilà ! j’étais un page exilé, persécuté loin de la reine. Il avait mal. Au fond, comme il eût été désolé de n’avoir plus ce mal !

Pendant que l’on me croyait au travail, ces pensées, je tâchais de les écrire. « Vénération, culte, toujours, jamais », ces mots étaient trop faibles. J’en trouvais de plus forts, d’une orthographe plus rare : « Irréfragable, immarcescible ». Je les soulignais : D’un trait, deux traits, trois traits. Je les agrandissais à coups de majuscules. J’essayais avec mon sang.

La nuit passait. Une heure, deux heures. Que faisait la Reine ? Comment se résigner à dormir, quand peut-être comme moi, elle écoutait sonner les heures. Un soir, elle avait levé le doigt vers une étoile : notre étoile, le rendez-vous où nos regards se retrouvaient. Je la cherchais. Il y avait aussi la lune. Lorsque ma tête n’en pouvait plus, en guise d’oreiller je glissais en dessous ma pierre. Elle était dure. Tant mieux. Je souffrais pour ma reine.

— Tu es pâle, me disait maman. Si tu as un tourment, dis-le. Le dire ?

À qui ? Certes pas à mon père, cet on qui à coups de poing sur la table en avait assez de ma Provence. À maman ? Et le pacte ? Comme l’ours, je portais ma pierre. La jeter, j’eusse roulé dans le trou où les hommes attendent. Un moment, je songeai à la confession, car Varia ma reine était aussi une Madone et son culte me rapprochait de Dieu. Là je me heurtais à un mystère. En vue de je ne sais quelle épreuve, la Madone m’avait interdit la confession. Je tournais autour des églises : Aller prier là ! Je n’osais, exilé de ma reine, par amour pour elle exilé de Dieu, encore de la souffrance.

Quelquefois, j’ajoutais à mon rêve. Je me figurais dans mon lit, pâle, épuisé, maigre, intéressant : j’allais mourir. Mes parents m’entouraient : il fallait bien quelques personnages autour d’un page mourant. La reine entrait. Et alors…

La scène était si belle que je voulus la réaliser. J’écrivis un testament. Mon corps serait enterré dans mon pays, la Provence. Dans le cercueil, on déposerait le mouchoir, la pierre, l’écorce, la lavande. On brûlerait mes papiers sans les lire. À part les charges, on ne recevait rien. Une nuit, je m’étendis presque nu, près de ma fenêtre par où le froid et la pluie entraient. Quel dommage que les nuages me cachassent notre étoile : « Je vais mourir… je vais mourir… » J’eusse mérité un rhume.

À ce régime, mes études n’avançaient guère. Reine déjà et Madone, Varetchka était aussi une savante. Je prenais des résolutions. J’étudierais le latin, le grec, l’astronomie, la médecine. Des bulletins arrivaient : « Marcel ne travaille pas… Marcel néglige ses devoirs… Si Marcel ne s’applique pas davantage… »

Maman pleurait. Papa grondait :

— J’ai obtenu une bourse. Si on te renvoie que deviendras-tu ? Comprends donc.

Je voyais, j’entendais, mais de loin, comme si on grondait quelque autre Marcel. Mon rêve m’enveloppait. Rien ne le traversait. D’ailleurs, devenir quelqu’un ? J’étais un page !

— Je veux être libre, dis-je un jour. Cultiver la terre.

— Oui, ricana mon père, en Provence, n’est-ce pas ? Chez ton oncle, qui n’est même pas ton oncle… Tu n’iras pas.

Comment devinait-il ? Le soir, je l’entendis :

— Voilà les enfants ! on les élève, on se coupe en quatre ; ils ne sont pas encore grands qu’ils…

De la réprimande, je ne retiens qu’une chose : « Tu n’iras pas. » Quel bourreau de père. En ce temps, plus que jamais : « Ah ! mon Dieu oui ! Ah ! mon Dieu non ! » le pauvre oiseau battit des ailes.

Un soir, j’aperçus sur la table du bourreau, un coin de lettre avec une écriture que je reconnus aussitôt. Les papiers de papa étaient sacrés : défense d’y toucher. En regardant de loin, j’attrapai quelques mots : « … envoi d’amandes… estagnon d’huile… Marcel… » Déjà je tenais le papier : « Marcel viendra-t-il aux vacances ? » Elle avait écrit ces mots ! Pour moi ! Je les savourai. Un autre, certes, n’y eût rien vu ; moi, je savais. Cet M, elle en avait caressé les traits avec amour. L’A pensait à moi. Et ce T ferme comme elle avec sa belle barre. Autant de signes que m’envoyait ma reine. Elle pensait à moi ; elle aimait son page ; il devait lui rester fidèle. Et le bourreau n’avait rien dit ! J’aurais voulu conserver le papier. J’en arrachai un bout : un trésor de plus dans mes souvenirs.

Un autre jour, papa dit à maman :

— La femme de Maryan m’a écrit.

J’attendis. On se tournerait vers moi : « Tu es attendu aux vacances. » Rien. Le bourreau s’amusait cruellement à se taire. Je ne découvris pas la lettre. Plus tard, j’en trouvai une autre. Je lus, relus : pas un mot pour Marcel. Ah ?… J’avais un an de plus. Je réfléchis. Tout n’était donc pas vrai dans mon rêve ? Oh ! il ne s’agissait pas de moi. J’avais juré : à jamais. Le vœu était sacré. Ce serait à jamais. Mais elle ? Mes souvenirs, ses signes m’affirmaient : « Elle t’aime » ; sa lettre, et peut-être la précédente : « Elle t’oublie ». Elle t’aime, elle t’oublie : je marchais en plein vertige sur ma planche. À quoi m’accrocher ? En étudiant mes cubes j’avais pris l’habitude des raisonnements géométriques. J’en composai un : « Varia m’a-t-elle fait signe ? Oui. Ces signes indiquent-ils un pacte ? Oui. Ce pacte sous-entend-il son amour ? Oui. Quelque chose a-t-il pu éteindre cet amour ? Non. Donc, je dois être tranquille : elle m’aime. Ce qu’il faut démontrer. »

Quand le doute survenait, je récitais la phrase. Je devais la réciter d’un trait, à la façon d’un théorème, et penser avec force au sens de chaque mot. Si je m’embrouillais, il me fallait recommencer. Si j’arrivais à bonne fin, le doute avait eu le temps de me rattraper, je recommençais encore. Recommencer comme pour mes prières, comme plus tard mes additions, comme ici je m’envoie le pouce dans l’œil et recommence. Autant que mes lèvres, mon cerveau ne cessait de bouger.

— Que marmonnes-tu, petit ?

— Je répète ma leçon.

— Comme ces études te fatiguent.

Pauvre maman !

Un peu plus tard, douter me peinant trop, je préférai une certitude. Je changeai de thème. Varia, celle qui existait en chair et en os, m’avait oublié. Elle devint : « Celle de là-bas », une morte qu’on regrette, mais qui ne compte plus. Varetchka seule exista, en reine. Le page était lié par un pacte : il ne l’oublierait jamais. Je m’embarquai là-dedans. Avec cette idée de morte en plus, mon amour devint funèbre.

Ah ! je m’y entendis à gâcher mon enfance. Si maintenant je rencontrais un de ces Marcel, ce que je lui en dirais à ce petit imbécile ! Et cela ne servirait à rien. On peut faire le compte. La crise commença à treize ans, j’en eus quatorze, quinze. Rien ne changea. J’avais mes idées toutes faites et bien entendu, j’étais plus malin que les autres. À l’école, je me rencognais. S’il m’arrivait de m’amuser un instant, je me reprochais cette infidélité à ma reine. Je n’aimais qu’un camarade, Charles, à cause de son air sérieux. Les autres, leurs jeux, leurs querelles, les polissonneries de certains avec de sales fillettes, ils n’étaient pas des pages, fi ! Quelquefois des désirs imprécis m’agaçaient, mes doigts avaient faim. Pouah ! comme M. le Curé je me rejetais en arrière. Le pacte m’interdisait la confession, je voulais cependant mon âme nette. J’aimais Dieu, mais de loin. Quant à ma Reine…

Un jour j’entendis maman parler d’un petit Jean.

— Qui cela, Jean ?

— Le fils de Maryan.

— Et de sa femme !

— Bien entendu.

Varia avec un ventre comme le goinfre ! Je ne sais comment, un an plus tôt, j’eusse accueilli cette nouvelle. Je me revois cette nuit. Je suis sur mon lit. Ma lavande fume. Je contemple ma pierre, le mouchoir, l’écorce. Je grince des dents : « Ma reine est à moi,… à moi… à moi… » À l’aube : « À moi… à moi… à moi… »

Le lendemain je tournai autour de maman. Ce petit Jean, maman, comment était-il ? Pas possible : il marchait, il babillait ! En aurait-on des nouvelles. On me les communiquerait, n’est-ce pas ? Je voulais rester calme. Je bafouillais, les mâchoires serrées comme pendant la nuit.

Beaucoup de jours passèrent. Reportai-je sur l’enfant ce que je ne pouvais donner à une Varetchka inexistante ? Quand je pensais à lui, une exaltation singulière me prenait et j’y pensais constamment. J’en parlais à maman. Je l’appelais : mon Jeannot. Il était mon petit frère. Aller en Provence signifiait faire la connaissance de Jeannot. Je le voyais très bien : de bonnes grosses joues, des yeux clairs, une culotte de laine rouge, un béret peut-être bleu, mais dont le pompon était certainement blanc. Ainsi il trottinait sous notre « arbre ». De lui, je pouvais parler librement :

— Tu ne t’imagines pas, maman, ce Jeannot, je voudrais tant, tant, le voir.

Un jour, maman me dit :

— Tu iras bientôt.