Le Perce-oreille du Luxembourg/p1/08

Les Éditions Rieder (p. 95-101).
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VIII



La fin de l’histoire fut piteuse. Je ne pourrais la raconter qu’en me moquant et malgré tout, le souvenir m’en reste cher. Je préfère la transcrire telle que je la rapportai en un devoir de style, un jour que notre professeur nous avait demandé « un rapport net et précis sur quelque fait qui vous serait arrivé ». Je ne dissimulai pas mon nom. J’intitulai cela : Le Cheval de Troie.

Voici ce devoir.

Marcel était un garçon de quinze ans qui faisait des études pour devenir quelqu’un. Il avait un jeune cousin qui vivait avec ses parents dans un mas en Provence. L’enfant s’appelait Jean, ou plus familièrement Jeannot. Ne l’ayant jamais vu, Marcel l’aimait beaucoup. On lui avait promis qu’il irait le voir bientôt et pour cent mille raisons, il était bien content.

Un jour, il accompagna sa mère dans un grand magasin. Dans le compartiment des jouets, ils passèrent devant le rayon des chevaux. Marcel les trouva beaux. Il les trouva beaux, non parce qu’il les désirait, mais parce qu’il les regardait avec des yeux qui verraient Jeannot, ou peut-être avec les yeux mêmes de Jeannot. Il y avait des chevaux de toutes sortes : en bois, en carton, de grands, cabrés entre des roues, d’autres à bascule, d’autres en vraie peau, si bien empaillés qu’on eût dit des poneys.

Il en distingua un. Ce cheval ne différait guère de ses voisins. Il était petit, en carton. Cloué sur une planche à roulettes, il levait deux pattes, une devant, une derrière, pour avoir l’air de marcher. La planchette était peinte en vert ; le cheval peint en blanc. On avait semé quelques touches de gris çà et là pour pommeler la robe. Du rouge indiquait les naseaux ; du noir, la crinière. Quelques fils de chanvre pendaient à l’endroit où les vrais chevaux portent la queue.

— Oh ! maman, si on achetait ce cheval pour Jeannot !

— C’est qu’il coûte vingt francs, Marcel.

— Jeannot serait si content. On ne voit pas de si beaux jouets là-bas. Je donnerai ma tire-lire.

— Elle est presque vide.

— Oh ! maman.

— Soit ! Je suppléerai.

Marcel était souvent triste. Ce jour-là, il fut heureux. Il prit le cheval, le caressa et le serrant dans ses bras, le trouva encore plus beau, puisqu’il était maintenant le cheval de Jeannot. Il ne voulut pas que le vendeur le portât. Il le porta lui-même, dicta l’adresse, la vérifia et là encore, il eut de la joie, parce qu’on emballait le jouet parmi des copeaux dans une caisse qui fut, du coup, une écurie confortable pour le cheval de Jeannot.

À la maison, il écrivit une lettre pour annoncer qu’il envoyait une surprise à Jeannot. Il se rendit à la poste. Il était toujours bien content. Il aimait la rue, il aimait le monde, il aimait sa maman, il aimait son papa. Il lui sauta au cou, lui décrivit son achat :

— Et tu sais, c’est une occasion. Je parie que l’on s’est trompé d’étiquette. Pense ! un cheval haut… tiens comme cela.

Et il montra une chaise.

Le soir dans son lit, il ne put s’endormir. En culotte rouge, un pompon blanc à son béret, à cheval sur son cheval, Jeannot passait et repassait dans la chambre au galop. À un moment, le cavalier s’enleva si haut que Marcel, pris de peur, entendit de gros coups sur le mur :

— Réveille-toi ! Tu as le cauchemar.

Le lendemain, pensant à son rêve, il regarda la chaise qui lui parut bien basse :

— Papa, mon cheval était bien haut comme cela.

Et il montra la table.

À l’école, il se confia à ses camarades : il irait en Provence, il verrait son Jeannot, il lui avait envoyé un cheval, mais un cheval !… Ces grands garçons ne comprirent pas pourquoi on faisait tant d’histoires pour un jouet qui n’était pas même un jouet mécanique. Ils lui poussèrent des colles :

— Ton cheval a-t-il un mors ?

Un mors ? Marcel n’y avait pas pris attention. Mais bien sûr, le cheval de Jeannot avait un mors.

— Alors, s’il a un mors, il a des brides ?

— Oui, des brides.

— Et, par conséquent, une selle ?

— Oui, une selle.

— Et donc des étriers ?

— Parfaitement, des étriers.

Ainsi le cheval de Jeannot, haut comme la table, devint un cheval tout harnaché.

Au bout de quinze jours on aurait pu lui répondre de Provence. On ne répondit rien. Son envoi sans doute n’était pas arrivé. Il écrivit trois lettres : une aux parents de Jeannot, une aux Magasins, une à la compagnie des Chemins de fer. Dans chacune, il était question d’un cheval, fait comme ceci, harnaché comme cela, si beau, si grand, qu’il s’étonnait qu’on eût pu l’égarer.

Quand Marcel se mit en route, les réponses n’étaient pas arrivées.

Là-bas, ce qu’il constata d’abord, c’est que la culotte rouge de son Jeannot était verte et son béret à pompon, un chapeau de paille. Il constata aussi que sa tante, qu’il s’imaginait jeune et belle, montrait autant de rides que son vieil homme de mari. Quand elle l’eut embrassé, elle roula des yeux noirs :

— Tu as bien peiné Jeannot.

— Moi ?

— Oui. Tu annonces une surprise et rien ne vient : une vilaine plaisanterie.

— Ce n’est pas une plaisanterie : c’est un cheval, un très beau cheval. On verra bien.

Quand il sut qu’il ne s’agissait pas d’une plaisanterie, Jeannot se reprit à espérer et Marcel avec lui. Ils en parlaient le long du jour. Le cheval avait-il des pattes ? Oui, des pattes. Avait-il une bouche ? Bien sûr, une bouche. Était-il grand ? Très grand. Grand comme ce chien ? Oh ! bien plus grand ! Grand comme cette chèvre ? Plus grand. Grand comme Nemo ? Nemo était la grosse jument du voisin.

— Pas tout à fait si grand.

— Oh !

— Presque.

Au bout d’une semaine, la gare envoya un avis. Le colis était arrivé ; on devait le venir prendre. Pour traîner un si grand cheval, on emprunta la Nemo du voisin ; on prit une charrette, on alla tous ensemble.

À la gare, l’employé les fit attendre longtemps. Il parut à la fin avec une petite caisse qu’il balançait par la corde au bout d’un seul doigt. Le cheval qu’on déballa n’était pas plus grand que la caisse, et de plus, il n’était plus entier. Une patte s’était cassée en route. On ne la retrouva pas et c’était la plus belle.

En voyant cela, Jeannot se mit à pleurer. On craignit un instant qu’il ne retrouverait plus jamais son haleine. Sa mère le consola en le berçant sur ses genoux. Marcel pleura aussi. Personne ne le consola. De rage, il courut se cacher dans une grange. Comme il se roulait dans la paille, quelque chose de dur lui tomba sous la dent. Il mordit un bon coup. Quand il sortit de là, il avait le bras rouge de sang. Sa tante lui dit :

— Qu’as-tu fait, petit imbécile.

Mon devoir s’arrêtait là. En dessous, le professeur nota : « Ce récit est ridicule. Il n’a aucun rapport avec le Cheval de Troie. »

Le tout, à l’encre rouge, comme mon sang.